• Dans le sud du Mexique, Tapachula, « ville prison » pour les migrants
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    Dans le sud du Mexique, Tapachula, « ville prison » pour les migrants. Après un périple dans plusieurs pays latino-américains, les Haïtiens restent souvent bloqués dans cette ville pauvre du Chiapas.
    C’est sur un vieux carton qu’Ernst Cadet, Haïtien de 34 ans, a passé la nuit, juste à côté de la Commission d’aide aux réfugiés (Comar) de Tapachula, ville du Chiapas, dans le sud du Mexique, adossée à la frontière guatémaltèque. « Je suis bloqué ici depuis juin », soupire cet électricien, en débardeur, parti du Brésil dans l’espoir de rejoindre le sol américain. Comme lui, des dizaines de milliers de clandestins voient leur périple stoppé net dans cette petite ville, transformée par les autorités mexicaines en goulot d’étranglement migratoire. Le soleil n’est pas encore levé. Mais une longue file s’est déjà formée devant le grand hangar de la Comar. La plupart sont haïtiens, les autres centraméricains. Tous espèrent un statut de réfugié ou un visa humanitaire leur permettant de traverser le Mexique, sans se faire arrêter par les militaires qui contrôlent les principaux axes routiers, sous peine d’être expulsés au Guatemala. L’anxiété et la frustration se lisent sur les visages. La chaleur est étouffante. « Mon rendez-vous vient d’être déplacé à fin novembre », peste Ernst, qui a dormi sur place dans l’espoir d’accélérer ses démarches. Mais les agents de la Comar sont débordés. « On n’avait jamais vu ça ! », confie Alma Delia Cruz, responsable locale de l’institution gouvernementale. Depuis huit mois, 77 559 demandes d’asile ont été déposées au Mexique, contre 41 223 sur l’ensemble de l’année 2020. Sept sur dix au Chiapas. « Seul un tiers des dossiers a pu être examiné », soupire cette trentenaire épuisée et consternée par « un manque cruel de moyens ». Seuls huit traducteurs de la Comar interrogent les Haïtiens, qui ne parlent pas espagnol.
    Les autorités évaluent entre 30 000 et 40 000 le nombre de migrants à Tapachula. Mais l’organisation de défense des clandestins, Sin Frontera, assure que près du double sont dans cette ville de 350 000 habitants. La moitié serait des Haïtiens. Ils s’agglutinent par centaines autour de la place principale, où la mairie a placé des barrières métalliques pour les empêcher d’y dormir. « Ce cercle infernal d’attente rend fou », soupire Jackner Casimir, à la silhouette longiligne. Ce maçon haïtien de 29 ans est arrivé là en août, avec son épouse, Génésis, et ses deux enfants de 3 et 5 ans. « Personne ne veut nous embaucher. » Le Chiapas est l’Etat le plus pauvre du Mexique, où près d’un habitant sur deux est démuni.La famille Casimir partage avec trois amis un minuscule appartement sans climatisation à la périphérie, loué 4 000 pesos (170 euros) par mois. « Je dors sur le sol », dit Jackner Casimir. Beaucoup d’autres s’entassent dans des hôtels miteux, dont les prix ont décollé. « Sans l’argent que m’envoie mon frère de Floride, on mourrait de faim. » A une rue de là, ils sont plus d’une trentaine à faire la queue devant la succursale de la Banque Azteca, spécialisée dans les transferts de fonds. Tous n’ont qu’une idée en tête : « partir » vers le nord. « Mais pas sans les documents de la Comar », répète Jackner, en rajustant sa casquette rouge effilochée. Il se félicite de ne pas avoir participé, le 28 août, à une caravane de centaines d’Haïtiens qui a été démantelée, quelques kilomètres plus loin, par les agents de l’Institut de la migration (INM), épaulés par l’armée. « Ils les ont chassés comme des bêtes à la matraque, frappant même des hommes avec des enfants dans les bras. » Trois autres caravanes ont subi ensuite le même sort.Pour Irineo Mujica, à la tête de l’ONG Pueblo Sin Fronteras, « le gouvernement a militarisé sa politique migratoire pour faire le sale boulot, d’abord de Trump, puis de Biden ». M. Mujica avait organisé ces caravanes dans l’espoir de les sortir de « cette ville prison ». Aux frontières sud et nord du pays, 28 000 militaires et gardes nationaux ont été déployés ; 147 033 clandestins ont été arrêtés au Mexique, entre le 1er janvier et le 31 août, dont plus de 50 000 au Chiapas, selon l’INM. C’est trois fois plus qu’un an plus tôt.
    Mi-septembre, environ 14 000 migrants, en majorité haïtiens, sont pourtant parvenus à rejoindre Del Rio au Texas, formant cet immense camp improvisé, sous un pont frontalier, qui fait la « une » des journaux américains et mexicains. Comment ont-ils passé les barrages autour de Tapachula ? « Il y a deux types de migrants, répond Brenda Ochoa, directrice de l’organisation de défense des droits de l’homme Fray Matias de Cordova, hébergée dans une maison coloniale du centre-ville. Ceux qui ont les moyens de payer des passeurs de mèche avec les autorités, et les autres qui restent bloqués ici. » Mme Ochoa dénonce « la corruption au sein de l’INM ». Les représentants de l’institution ont refusé de répondre aux questions du Monde.La pression migratoire s’est légèrement relâchée sur Tapachula. Mais des centaines d’Haïtiens et de Centraméricains continuent d’affluer. « On manque de médicaments, s’inquiète Sofia Keller, coordinatrice administrative des services municipaux de santé. Les migrants sont très vulnérables aux maladies intestinales et respiratoires, dont le Covid-19. Sans parler des chocs post-traumatiques après une traversée souvent faite d’extorsions ou de violences sexuelles de la part des mafias. »
    Un peu plus loin, dans un petit parc, l’avocat Luis Villagran aide des clandestins à constituer des recours juridiques. « Nous avons déposé des centaines de plaintes contre le gouvernement, qui retarde illégalement leur procédure et les réprime pour les dissuader d’aller plus loin », dénonce-t-il. Le président de centre gauche, Andres Manuel Lopez Obrador (« AMLO »), préfère le terme « contention », jurant vouloir « protéger les migrants du crime organisé, très présent au nord du pays ». « Des foutaises ! », réagit M. Villagran, qui l’accuse d’« instrumentaliser la vague migratoire pour obtenir des fonds américains ». « AMLO » a appelé Joe Biden à « agir » pour désamorcer la crise. « Rien n’est arrivé ! », insiste le président, en référence aux quatre milliards de dollars promis par son homologue américain pour développer le sud du Mexique et l’Amérique centrale.
    En attendant, les descentes de l’INM ont repris dans des hôtels de Tapachula, selon la presse locale. « Elles finissent par de rapides expulsions au Guatemala sans procédure légale », s’indigne M. Villagran. Sur la place principale, les Haïtiens ne parlent que de ça. Beaucoup sont rivés à leur téléphone portable, qui les relie, sur des groupes WhatsApp et Facebook, à leurs compatriotes bloqués au Texas. Beaucoup s’inquiètent des premières expulsions vers Haïti réalisées par le gouvernement américain. « Pas question pour moi d’être renvoyé là-bas, confie Wisline Merine. La crise a beaucoup empiré avec l’assassinat de notre président, et le tremblement de terre d’août », qui a fait plus de 2 200 morts. Cette couturière quadragénaire avait quitté Port-au-Prince pour le Chili après le séisme ravageur de 2010 (200 000 morts). Mais les autorités chiliennes n’ont pas renouvelé son statut, l’obligeant à partir. « Mon dur voyage, passé par neuf pays, s’arrête ici », confie Wisline, qui espère « vivre légalement au Mexique ». Mais la plupart des autres Haïtiens interviewés veulent continuer. « Rien ne m’empêchera d’aller aux Etats-Unis », assure l’un d’eux, âgé de 26 ans, qui refuse de donner son nom par peur de représailles dans l’obtention, encore hypothétique, de son laissez-passer pour le rêve américain.

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