• Mohamad Amer Meziane : « Il n’y a pas de réchauffement climatique sans violence raciale » - Page 1 | Mediapart
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    Dans une enquête historique, le philosophe explore les liens entre la sécularisation – la séparation du religieux et du politique en Europe –, la colonisation et le dérèglement climatique. Il décrit comment, au XIXe siècle, la racialisation de l’islam a conduit à l’extractivisme fossile dans les pays du Sud, et au réchauffement planétaire.

    • la racialisation de l’islam a conduit à l’extractivisme fossile

      Mmh ça m’intéresse de connaitre l’argumentation, parce que beaucoup pourrait penser que c’est plutôt le besoin de croissance du capitalisme et donc d’extraire toujours plus de ressources, qui a impliqué une augmentation de la racialisation pour les besoins de justification « morale » du colonialisme (alors que c’était surtout pour aller récup des ressources gratos).

    • Mohamad Amer Meziane est agrégé et docteur en philosophie. Actuellement, il est chargé de recherche et enseignant à l’université Columbia de New York. Il est par ailleurs membre du comité de rédaction de la revue Multitudes.

      En mai 2021, il a publié aux éditions La Découverte Des empires sous la terre – Histoire écologique et raciale de la sécularisation. Dans cet ouvrage, Mohamad Amer Meziane remonte aux racines de la sécularisation, qui a conduit à la séparation du politique et du religieux au sein des sociétés occidentales dès le début du XIXe siècle. Cette proclamation d’un monde émancipé de Dieu a mené à la racialisation de l’islam, ouvrant la voie à la colonisation et à l’exploitation fossile des sous-sols des continents africain et asiatique.

      Il démontre ainsi que les prétentions à la fois coloniales et impériales de l’Europe sont étroitement liées au dérèglement climatique. Et en quoi crise climatique et racisme sont indissociables.
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      L’un des points de départ de votre enquête est la sécularisation de l’Europe au début du XIXe siècle, c’est-à-dire ce processus qui a consisté à vouloir séparer le religieux du politique et qui a été propice à l’émergence de l’État moderne...

      Mohamad Amer Meziane : Oui, mais précisément il n’y a jamais eu de séparation de la politique et de la religion. La sécularisation n’est pas la séparation progressive de la religion et de la politique, c’est une nouvelle manière de politiser la religion et de la racialiser. Le point de départ réel du livre est la critique du partage qui oppose un « Occident » qui se serait sécularisé et un « islam » qui aurait échoué et dont on suppose qu’il confondrait politique et religion.

      Un récit de la sécularisation de l’Europe est toujours présupposé lorsqu’on affirme que l’islam n’a pas encore séparé la politique de la religion, alors que l’Occident y serait parvenu. C’est ce récit que le livre remet en cause.

      Partir de la sécularisation était donc une façon de ne pas répondre aux vaines polémiques droitières autour de l’islam et de la laïcité en prétendant que l’islam serait compatible ou incompatible avec la modernité et qu’il serait soit capable soit incapable de se séculariser, mais plutôt de poser d’autres questions : avant de l’ordonner aux musulmans et musulmanes, êtes-vous certains d’avoir vous-mêmes séparé la politique et la religion ? N’êtes-vous pas précisément en train de contredire cette même séparation que vous posez comme un principe lorsque vous ne cessez de les assigner à leur religion supposée au nom d’une définition contestable de la laïcité ?

      On affirme d’une part qu’il faut séparer la religion et la politique et, de l’autre, pour s’en assurer, on surveille les musulmans et les musulmanes, qu’on soupçonne de ne pas respecter cette même séparation. La séparation est donc un mythe car la mettre en œuvre, c’est d’emblée la contredire. Dès lors, si elle n’est pas une séparation ou un déclin de la religion, quelle est cette sécularisation que l’on oppose au « monde musulman » comme son grand autre et que l’on considère comme le modèle qu’il devrait suivre pour se moderniser ?

      © La Découverte © La Découverte

      Ce basculement vers la sécularisation est intimement lié à l’industrialisme, ce que vous montrez en étudiant notamment le saint-simonisme. Cet influent mouvement industriel français assène alors que la vraie religion, ce n’est pas aller à l’Église mais « agir en industriel »...

      Oui, la sécularisation est une dimension fondamentale de l’industrialisation à partir de la fin du XVIIIe siècle. C’est presque une banalité de le dire mais il reste à savoir en quoi et comment elle l’est, et surtout à voir que le colonialisme se situe au cœur de cette histoire. Quant à l’industrialisme saint-simonien, il est lié à ce que je nomme la sécularisation impériale, principalement parce qu’il est l’héritier de Napoléon.

      L’ouvrage part de l’Expédition d’Égypte pour montrer qu’il est impossible de séparer ce que Napoléon a fait en France de ce qu’il a fait en Afrique du Nord. Il le dit lui-même lorsqu’il affirme : « Je me suis fait catholique en France comme je me suis fait musulman en Afrique. » Les saint-simoniens sont les continuateurs de Napoléon dès lors qu’ils se rendent en Égypte, vers 1833, alors qu’ils sont persona non grata en France. En effet, le saint-simonisme se constitue dans les années 1820 pour diffuser et appliquer la philosophie du comte de Saint-Simon (1760-1825). Le saint-simonisme est une doctrine socialiste qui prône l’émancipation des ouvriers et qui influence également nombre d’ingénieurs puisque c’est aussi depuis l’École polytechnique qu’elle rayonne.

      Lorsque le mouvement saint-simonien est interdit à partir de 1831 par les autorités françaises, les plus fidèles d’entre eux décident d’aller réaliser en Afrique du Nord ce qu’ils ne peuvent réaliser en Europe. De mouvement social, il devient alors une doctrine coloniale.

      C’est en vertu de la sécularisation que la colonisation et l’exploitation du globe se voient investies d’une autorité divine [...].

      Mohamad Amer Meziane

      Le saint-simonisme est souvent cité, et à juste titre, par des chercheurs travaillant sur l’Anthropocène. Mais on laisse souvent de côté quelque chose d’absolument central : ce mouvement s’est très sérieusement organisé à la manière d’une Église. L’un de ses mots d’ordre est tout de même : « L’industrie est le culte ». Cela signifie que pratiquer la bonne religion, ce n’est pas se rendre à l’Église, c’est travailler et agir en industriel, c’est exploiter le globe et ses ressources.

      L’ingénieur, et tout acteur industriel, est donc investi d’un statut religieux parce qu’il entend littéralement faire ce que le prêtre ne parvient pas à réaliser sur Terre. C’est donc en vertu de la sécularisation que la colonisation et l’exploitation du globe se voient investies d’une autorité divine et absolue qui relève d’un fanatisme inscrit au cœur de notre modernité.

      En effet, la sécularisation s’énonce d’abord en définissant ce qu’est la religion et en s’en attribuant ses prérogatives. Ce qui montre qu’il n’y a pas d’industrialisme purement laïque. Et cette dimension religieuse de la modernité vient de cette tendance à absolutiser le pouvoir, à vouloir se faire divin et éternel sur Terre. Ce qui est une folie furieuse inscrite dans les entrailles de ce système.

      « Réaliser l’œuvre de Dieu » se traduit alors par l’exploitation de la nature et l’extractivisme des ressources fossiles mais aussi par la colonisation de ce qu’on appelle aujourd’hui les pays du Sud…

      C’est toute la nouveauté du saint-simonisme. Il affirme que Dieu est la nature et que la création doit être continuée ici-bas. Selon lui, la transformation de la nature continue la création divine. L’industrialisation est voulue par Dieu, tout simplement parce que Dieu ne renvoie plus à une entité transcendante.

      On voit bien que le racisme, le sexisme et l’extractivisme constituent au fond la même chose.

      Mohamad Amer Meziane

      À mon sens, c’est la source de ce qu’on appelle vulgairement le fanatisme et que je nomme l’impérialité : cette tendance impossible à vouloir se faire le représentant de Dieu sur Terre que les grands mouvements modernes d’émancipation supposément laïques n’ont cessé de reproduire. Chez les saint-simoniens, réaliser les promesses de la religion sur Terre, c’est en vérité unifier le monde non seulement par l’industrie mais aussi par les moyens de communication, au premier rang desquels se trouvent évidemment les chemins de fer.

      Ce qui signifie que la colonisation du Sud par le Nord s’inscrit pour eux dans un projet de globalisation qui est la réalisation de ce que le christianisme n’a jamais su réaliser : l’unification du genre humain, et sa rédemption par la charité réelle. C’est le sens de ce très vieux thème impérial et colonial qui se situe au cœur de l’orientalisme : réaliser l’union de l’Orient et de l’Occident. Dans leur idéologie, cette union est raciale et sexuelle. Il s’agit d’unir la femme et l’homme, ce qui correspond à l’Orient et l’Occident, et à la nature et l’homme.

      On voit bien que le racisme, le sexisme et l’extractivisme constituent au fond la même chose. L’écoféminisme, en ce sens, frappe là où il faut frapper mais sans toujours comprendre les liens entre extractivisme et orientalisme et leur persistance dans l’islamophobie et le racisme aujourd’hui. On pourra objecter que ce ne sont là que des discours. Précisément, il n’en est rien. Ce discours a été porté par un nombre incalculable d’acteurs de l’industrialisation, et pas seulement en France. Le Canal de Suez, par exemple, a été construit pour matérialiser et réaliser cette union justement. Selon moi, ce que l’on nomme la Françafrique est directement tributaire du projet colonial des saint-simoniens. Et il ne faut pas non plus oublier le système bancaire : le Crédit lyonnais, par exemple, est né du saint-simonisme. Il y a donc une part de l’histoire du capitalisme comme du colonialisme qui hérite directement du socialisme dit utopique et de la « gauche ».

      Vous parlez beaucoup du cas particulier de l’Algérie – sujette à l’extractivisme gazo-pétrolier ou encore aux essais nucléaires français –, où les saint-simoniens vont un temps se réfugier…

      Je parle de l’Algérie parce que ce qui m’intéresse est de comprendre ce qu’a été l’indigénat de manière critique. Ce mot renvoie au statut racial attribué aux sujets colonisés, français non citoyens, par le droit colonial. Si l’on part de l’Algérie, la race se déploie d’abord et avant tout comme une racialisation de la religion des indigènes et, à tout le moins après 1870, de l’islam. Cette racialisation de l’islam est liée à une codification du droit musulman sur le modèle du Code civil napoléonien.

      Ce double processus est un effet de sécularisation parce que les empires se gardent de convertir massivement les populations colonisées au christianisme mais codifient au contraire les règles qui régissent la vie des « indigènes » pour les appliquer aux populations via l’État colonial. L’Empire français a donc appliqué la charia dans ses colonies, tout en transformant les musulmans en indigènes.

      À bien des égards, le saint-simonisme se situe aux origines de cette institution mais aussi, plus largement, de l’idéologie coloniale française qui se développe au XIXe siècle. Il développe une théorie qui anticipe celle de l’apartheid en Afrique du Sud et le système de gouvernement des chefferies en Afrique subsaharienne que Faidherbe reprend de ce qu’il a vu en Algérie : une séparation des races et un gouvernement indirect de ce qu’on appelle alors les « tribus » – une théorie mise en pratique sous le nom d’« association ».

      Des techniciens français de la Compagnie de recherche et d’exploitation pétrolière au Sahara (CREPS) jouent au volley-ball sur la base pétrolière d’Edjeleh Maison-Rouge, dans le désert algérien. Mars 1957. © AFP Des techniciens français de la Compagnie de recherche et d’exploitation pétrolière au Sahara (CREPS) jouent au volley-ball sur la base pétrolière d’Edjeleh Maison-Rouge, dans le désert algérien. Mars 1957. © AFP

      Ma thèse est que, malgré leur échec, les saint-simoniens ont joué un rôle clef dans l’institution de l’indigénat durant les années 1860 avant que la colonisation de peuplement ne domine le territoire nord de l’Algérie. Reste à savoir si l’on peut appréhender l’extractivisme gazo-pétrolier après 1962 comme une sorte de réalisation différée et néocoloniale du projet saint-simonien ; c’est une hypothèse que j’émets dans le droit fil du livre et qui fait l’objet de mes projets de recherche actuels.

      Je voudrais préciser que ces hypothèses ont pour fonction d’analyser les conditions géopolitiques du bouleversement climatique en montrant qu’on ne peut réellement parler du climat sans parler d’islam et inversement. Les recherches savantes les plus récentes montrent que l’islamisme investit l’État moderne et qu’il est tributaire des processus coloniaux de codification du droit islamique.

      Aussi, la diffusion du wahhabisme a pour condition matérielle le développement d’une économie fossile mondialisée. D’où mon désaccord avec ceux qui pensent que, pour critiquer ces mouvements, il faudrait critiquer l’islam et les religions en général ; discours qui les mène paradoxalement à tenir des positions réactionnaires dans le contexte actuel.

      Étrangement, dès qu’il s’agit d’islam, ils cessent d’être matérialistes et dés-historicisent ce qu’ils nomment confusément « la religion ». Il faut ajouter que les formes inspirées du wahhabisme sont des produits d’un État-fossile subalterne qui est l’Arabie saoudite. Les mouvements islamiques ultraconservateurs tout comme l’islamophobie qui leur répond sont deux faces idéologiques de l’économie fossile mondialisée.

      Et faire cette double critique est l’une des seules manières de résister à l’islamophobie en maintenant une position critique face à l’islamisme ; ce qui permettrait de dissoudre cette accusation dangereuse d’« islamo-gauchisme » qui pèse sur la pratique du savoir et l’université en déployant un réel discours critique contre les idéologues de l’heure.

      Vous écrivez dans votre livre que la sécularisation, la proclamation d’un monde sans Dieu, est le fruit d’une « impérialité », une prétention impériale qui hante alors, tel un mort-vivant, les États modernes européens depuis l’échec de la réunification de l’Empire chrétien par Charles Quint au XVIe siècle...

      L’invention de ce concept résulte d’un dialogue constant avec les études postcoloniales et décoloniales. En même temps, il constitue une critique de l’argument qui voudrait que la colonisation soit un phénomène universel qui aurait existé avant le XVe siècle.

      Il s’agit pour moi de repenser le colonialisme dans un cadre plus vaste. Je ne dis pas que l’Occident est un empire ni qu’il serait une réalité homogène qui aurait engendré la sécularisation. Je dis que l’impérialité occidentale est la prétention de se faire empereur et donc représentant de Dieu sur Terre en se posant comme le successeur de Rome.

      Les empires non européens n’ont pas conduit au réchauffement climatique avant que l’Europe n’emploie le charbon comme combustible fossile.

      Mohamad Amer Meziane

      De ce point de vue, l’impérialité n’est pas l’empire et il y a une impérialité commune à l’Église, l’empire et aux monarchies. Ce que l’on nomme la modernité est donc l’effet d’un processus singulier : la fragmentation d’une tradition impériale qui ne peut plus exister à travers un empire unique. Cette fragmentation se lit dans le fait que les États qui colonisent revendiquent d’être empereurs en leur royaume. La colonisation dissémine l’impérialité euro-chrétienne aux quatre coins de la planète. On parle parfois de la « conquête arabe » mais on devrait voir que les empires musulmans n’étaient pas coloniaux.

      La seule impérialité qui soit coloniale est l’impérialité née en Occident et c’est elle qui a conduit à la naissance du capitalisme et de la race. Jusqu’à preuve du contraire, les empires non européens – qui ne sont pas à proprement parler coloniaux au sens moderne du terme – n’ont pas conduit au réchauffement climatique avant que l’Europe n’emploie le charbon comme combustible fossile.

      Pourquoi parler de l’impérialité comme d’un mort-vivant ? Parce que l’empire, comme forme politique, est mort en Occident depuis le XVe siècle mais qu’il vit en se disséminant à travers le colonialisme. Il n’y a donc pas d’empire mais bien une impérialité fragmentée par le colonialisme.

      Vous insistez sur le fait que la violence d’État a joué un rôle dans la naissance du capitalisme fossile – via le charbon en Grande-Bretagne dans un premier temps –, mais aussi que cette violence d’État a engendré dans un même mouvement le racisme et le réchauffement climatique.

      Ma thèse est la suivante : ce que Marx nomme l’accumulation initiale du capital est structurée par la sécularisation impériale. Cette dimension de l’accumulation n’a à mon sens pas été vue par la plupart des marxistes. Marx a énoncé une théorie de la sécularisation mais il ne l’a jamais connectée à son analyse du capital. Pour cela, il aurait dû se débarrasser du concept bourgeois et abstrait de la religion. Or Marx a montré que la violence d’État est au cœur de ce qui fait naître le capital.

      Ce qui relie esclavage et climat est la violence d’État.

      Mohamad Amer Meziane

      J’insiste donc sur le fait que ce qui relie esclavage et climat est la violence d’État. Le Zetkin Collective [un groupe composé de chercheurs, d’activistes et d’étudiants qui se penchent sur l’écologie politique de l’extrême droite – ndlr] a raison de dire que quelque chose a lieu, à partir du XIXe siècle, lorsque la blanchité est associée à la maîtrise de la vapeur et au pouvoir qu’elle est censée représenter.

      Par conséquent, on voit bien que le racisme anti-Noirs n’est plus biblique ou fondé sur le mythe de Cham mais qu’il se constitue en une violente machine de déshumanisation des femmes et hommes noirs qui est soutenue de manière abjecte par le darwinisme et l’évolutionnisme. Ainsi, le devenir fossile du suprématisme blanc coïncide avec la sécularisation du racisme, avec son éloignement du dispositif de la conversion missionnaire et de la théologie coloniale.

      Vous démontrez également, qu’au-delà de sa dimension raciale, la sécularisation a aussi une dimension écologique et augure du dérèglement climatique. Dans votre ouvrage, vous allez jusqu’à parler de « Sécularocène » pour démontrer que crise climatique et colonialisme sont étroitement imbriqués, que la sécularisation a donné naissance à un nouvel ordre climatique.

      Si la sécularisation définit la modernité et que la modernité est en fait l’Anthropocène, alors pourquoi la sécularisation ne serait-elle pas l’Anthropocène ? Le Sécularocène est la formulation de cette question. La plupart des autres concepts, Anthropocène ou Capitalocène, supposent l’existence d’un agent responsable du réchauffement climatique. Je pense qu’il faut plutôt y voir une série de processus enchevêtrés. La notion de Sécularocène a aussi pour avantage de ne pas tout expliquer par le colonialisme sans mettre le colonialisme de côté ou à la marge, deux écueils classiques et symétriques. Elle donne un nom à une perspective nouvelle.

      La relecture écologique des événements qui ouvrent le livre, tels que l’Expédition d’Égypte ou la fondation du Premier Empire, me conduit à insister sur les conditions géopolitiques de la crise climatique.

      La question principale est : quel est le rôle que jouent la rivalité entre Empire britannique et Empire français et l’équilibre des puissances, au fond la dialectique de la guerre et la paix, dans le basculement fossile qui s’opère entre 1820 et 1830 et qui se traduit par l’emploi du charbon comme combustible ?

      Mohamad Amer Meziane. © DR Mohamad Amer Meziane. © DR

      À mon sens, la sécularisation structure la géopolitique de ce basculement. La thèse énoncée alors est que la souveraineté est désormais une réalité souterraine et pas seulement territoriale. C’est le sens du titre un peu énigmatique de ce livre, de ces empires qui existent sous la terre et sous nos pieds.

      Mais cette souveraineté étant d’emblée internationale, le concept d’impérialité permet de rendre raison des conditions géopolitiques du réchauffement climatique en insistant sur l’importance de l’équilibre diplomatique des puissances dans ce processus. D’où l’idée selon laquelle les rivalités interimpériales ont participé à bouleverser le climat. Encore une fois, si l’on ignore par exemple le rôle d’un acteur aussi important que l’Empire ottoman dans cette histoire, la sécularisation semble n’avoir rien à faire dans ce processus. C’est pourquoi j’ajoute qu’une conception « désenchantée » du monde souterrain a dû se déployer afin que les sous-sols puissent être conçus comme appropriables et exploitables.

      D’après vous, ce n’est pas seulement vers le capital qu’il faut se tourner pour mieux appréhender le dérèglement climatique, mais aussi vers l’histoire de la violence raciale...

      Quand on parle des rapports entre race et climat, il faut toujours se demander : de quelle violence raciale parle-t-on ? J’insiste sur deux choses dans le livre. D’une part, sur le fait qu’il existe des formes de racisme qui ne passent pas pour du racisme parce qu’elles racialisent l’appartenance religieuse supposée. D’autre part, et c’est peut-être déconcertant, mon travail consiste à montrer comment la racialisation de l’islam – dont la colonisation de l’Algérie est le paradigme – se situe au cœur du bouleversement climatique.

      Une alliance entre écologistes et antiracistes serait potentiellement révolutionnaire.

      Mohamad Amer Meziane

      En se focalisant seulement sur le capital, on oublie l’État et le colonialisme, ou en tout cas on les marginalise. C’est ce qui, peut-être, empêche nombre d’écologistes de réellement s’opposer à l’extrême droite qui – faut-il le rappeler ? – est violemment islamophobe partout en Occident et surtout en Europe. Dire que l’on justifierait l’islamisme ou le terrorisme en disant cela, comme l’insinue cette notion d’« islamo-gauchisme », est vraiment la meilleure manière de faire taire la pensée critique au nom d’une conception hautement contestable de la liberté d’expression.
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      Le déni du réchauffement climatique par l’extrême droite émane du reste de ceux qui théorisent de manière pathologique le « grand remplacement ». Je ne sais pas si l’on se rend bien compte à quel point cette idée est dangereuse : quand vous dites qu’une minorité colonise un territoire, vous supposez que l’opprimer relève de la légitime défense. Si les écologistes pensent la même chose de l’islam que la droite sans se l’avouer à eux-mêmes, je ne vois pas exactement comment ils peuvent réussir là où la gauche traditionnelle a échoué : à critiquer la dimension sécuritaire et identitaire du discours de droite mais aussi son opposition à l’immigration venue principalement d’Afrique.

      Une alliance entre écologistes et antiracistes – ou mieux écologistes et activistes non européens – serait potentiellement révolutionnaire si elle parvenait à devenir un mouvement réellement planétaire, c’est-à-dire terrestre et « global ». Nous en sommes loin. Sans cela, le Nord « développé » donnera des leçons de non-extractivisme au Sud qui s’industrialise en lui sommant de se maintenir en position subalterne pour polluer moins, ce qui est absurde et malhonnête.

      Pour l’instant, les alliances écologistes se font entre Europe et Amérique parce que le langage de la critique de l’extractivisme tend à revenir à des formes de sacralisation de la nature, en supposant que la nature ait été désacralisée par la modernité, ce qui reste à démontrer. Il n’y a pas de capitalisme ni de réchauffement climatique sans violence raciale, sans islamophobie. Et si l’on mesurait la crédibilité des projets écologistes sur cette base, cela changerait très certainement le visage de l’écologie. La question climatique est aussi systémique que l’est celle du racisme. C’est pourquoi j’ai choisi de parler de racisme et d’écologie. Dans le réel, ces deux « questions » sont inséparables.

    • Bon bé j’ai lu cette interview et plusieurs autres, et autant on comprend ce qu’il affirme (sa thèse), mais je n’arrive toujours pas à comprendre les preuves, ou l’argumentation, de ce qu’il affirme.

      Il ne s’agit pas simplement « d’idées », quand on parle de tout ça, c’est de l’Histoire, et comme tout autre science ça se base sur des preuves (faits historiques, archéologiques, traces écrites, etc). Donc je le redis : pour l’instant j’ai plutôt lu des choses qui disaient que le capitalisme est structurellement un système croissant à l’infini, et que donc une fois la machinerie lancée, il se met à manger toutes les autres formes de vie (paysanneries, artisanats, etc) internes aux territoires où il a démarré (Angleterre, France, etc) mais aussi à s’étendre à l’extérieur, esclavage de masse, puis colonisation et utilisation des ressources (humaines, sous sols…) de ces colonies. Et que donc la racialisation (le fait de construire l’Autre comme une race différente) est une justification de la part de la société capitaliste (et non pas de l’Occident, c’est plus précis « la société capitaliste »), et en premier lieu une auto-justification, pour sa propre population, de pourquoi on a le droit de faire ça aux autres.

      Alors faut peut-être lire son livre entier pour comprendre, et je lis peut-être trop rapidement, mais je trouve ça embêtant que dans ces interviews il n’y ait pas au moins un début d’argument de pourquoi ça serait dans l’autre sens ("la racialisation a conduit à l’extractivisme").