• « Koh-Lanta » : le steak-frites de la discorde
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    Teheiura, en avril 2021.
    A.ISSOCK

    Sapristi et sacrilège : un glorieux candidat de l’émission de télé-réalité, Teheiura Teahui, a mangé en loucedé. Une exclusion irrévocable plus tard, on examine par le menu les ressorts de cet irrémissible péché de gourmandise.

    En participant cette année à l’émission « Koh-Lanta, La légende » (TF1), Teheiura, aventurier emblématique, ne pensait sans doute pas débarquer sur l’île de la tentation. La tentation, en l’occurrence, n’était pas une vahiné entreprenante, mais un steak-frites, des légumes cuits et des fruits qui lui furent livrés en douce par un accort piroguier… « Nous avons appris et nous avons eu la confirmation qu’à plusieurs reprises, vous avez demandé à des pêcheurs qui passaient au large de la nourriture », lui a fait savoir l’animateur Denis Brogniart, lors d’un conseil de discipline improvisé.

    Après avoir reconnu les faits, l’aventurier, piteux, s’en est expliqué sur les réseaux sociaux : « Un matin, j’ai aperçu une personne. J’ai hésité longuement et puis, finalement, tiraillé par la faim, je n’ai pas su résister, la tentation était trop forte. Je lui ai fait un geste, elle a déposé un peu de nourriture. Je n’ai pas souhaité la garder pour moi, je l’ai donc partagée. Cela s’est passé seulement deux fois, le même jour. Pour la deuxième fois, je n’ai rien demandé. »

    « Ça va me peser toute la vie… », a déclaré Teheiura
    Teheiura a donc été exclu du jeu, et la sentence est irrévocable. « J’ai failli… », a ajouté l’aventurier, lors d’une séance de contrition filmée. « A une règle », lui a soufflé Denis Brogniart. « A une règle », a répété docilement l’aventurier. « A l’éthique de “Koh-Lanta” ! », a ajouté Denis Brogniart, d’un ton grave. Niveau ambiance, on n’était finalement pas très loin des grands procès staliniens. « Ça va me peser toute la vie… », a d’ailleurs cru bon d’ajouter le natif de Papeete, comme s’il avait tué un de ses camarades d’infortune pour un bout de manioc (je rappelle qu’on parle juste d’un steak-frites englouti à la sauvette).

    Le coup de la pirogue-Deliveroo
    Le crime réel de Teheiura ? Avoir insufflé l’imaginaire anachronique de la livraison à domicile dans un programme dont la crédibilité repose sur une esthétique à la Robinson Crusoé. En d’autres termes, avoir fait entrer le hors-champ, l’omniprésente civilisation et son fantasme de disponibilité totale de tout, dans un jeu qui se plaît à feindre la possibilité d’y échapper. « C’est pas parce que tu te commandais une petite 3 fromages le soir que t’es pas un bon aventurier, courage à toi », ironisait, sur Twitter, un certain Axel.
    Derrière la blague, il y a incontestablement là quelque chose de plus profond. Si l’objet réel du jeu est de survivre, dans ce cas-là, tous les moyens sont effectivement bons pour maintenir à flot ses capacités physiques et mentales. Dans la survie, il n’existe pas de règle supérieure à celle stipulant que l’on doit tout mettre en œuvre pour sa propre conservation. Du point de vue de l’« éthique » profonde du jeu, le coup de la pirogue-Deliveroo est incontestablement un coup de maître.