Sylvère Lotringer, éditeur et écrivain, est mort

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  • Sylvère Lotringer, éditeur et écrivain, est mort


    Sylvère Lotringer, en 2014. IRIS KLEIN

    Professeur émérite de philosophie française à l’université de Columbia à New York, il a largement contribué au rayonnement nord-américain de la pensée française, particulièrement de la « French Theory », qu’il publia et édita. Il est décédé le 8 novembre, à l’âge de 83 ans.

    Un vrai passeur toujours s’efface devant ce qu’il fait passer ; il relie et fait converger tout en étant lui-même au bord de disparaître. Avec Sylvère Lotringer – qui pensait en ces termes, et est mort le 8 novembre dans sa résidence de Baja California, au Mexique – c’est un vrai passeur qui a disparu. Et quel passeur ! Le rayonnement nord-américain de la pensée française depuis un demi-siècle (dont cette « French Theory » qu’il rassembla, publia et baptisa même) lui doit beaucoup, de même que la popularité, dans certains milieux français, des avant-gardes culturelles américaines de la fin du XXe siècle. Et au-delà, il favorisa l’étonnante diffusion des théories philosophiques les plus subversives, ou les plus intempestives, dans des milieux connexes – artistiques, militants, universitaires, contre-culturels, qu’il aura contribué à inspirer et rapprocher les uns des autres.

    Sylvère Lotringer est né à Paris le 15 octobre 1938, de parents juifs polonais émigrés de Varsovie en 1930. Confié par sa mère à des proches, il a passé la seconde guerre mondiale dans l’est parisien en « enfant caché » – comme beaucoup d’autres de sa génération, dont la philosophe Sarah Kofman et l’écrivain Georges Perec, avec lesquels il partagera le souvenir traumatique de cette enfance recluse.

    En 1949, sa famille et lui émigrent en Israël mais en reviennent un an plus tard ; il intègre à 12 ans le mouvement de jeunesse sioniste de gauche Hashomer-Hatzair, dont il devient l’un des responsables parisiens. Encore lycéen, il participe, avec Georges Perec, au projet de journal La Ligne générale. Entré à la Sorbonne en 1958, il y suit des études de lettres, y crée la revue L’Etrave, y rejoint l’UNEF, menant les mobilisations étudiantes contre la guerre d’Algérie – c’est pour échapper à la conscription obligatoire qu’il fuit aux Etats-Unis une première fois, en 1962, ou qu’il part enseigner, entre 1965 et 1967, à l’Alliance française d’Erzurum, en Turquie.

    Une marque dans la vie intellectuelle

    Il s’inscrit en doctorat en 1964 à la VIe section de l’Ecole pratique des hautes études, où il soutiendra sa thèse de doctorat, codirigée par Roland Barthes et Lucien Goldmann, sur l’œuvre romanesque de Virginia Woolf, alimentée de première main par sa proximité avec Leonard Woolf (le mari de l’autrice) mais aussi l’écrivaine Vita Sackville-West et le poète T.S. Eliot, avec lesquels il publiera de longs entretiens dans Les Lettres françaises.

    Après une année d’enseignement en Australie puis à Swarthmore College (une université progressiste de Pennsylvanie), il est recruté en 1972 par le Département de littérature française et comparée de l’université Columbia, à New York, où il sera titularisé et enseignera toute sa vie – avant que s’ajoutent, beaucoup plus tard, des séminaires réguliers au California Institute for the Arts, à Los Angeles, ou à l’European Graduate School de Saas-Fee, en Suisse. Ses cours de philosophie française à Columbia, très suivis, ont pu avoir une influence décisive au fil des générations d’étudiants, parmi lesquels la future cinéaste Kathryn Bigelow, les critiques Tim Griffin et John Kelsey ou la poétesse Ariana Reines.

    Mais c’est avec l’aventure de Semiotext(e) , la revue qu’il crée en 1974 puis transforme en 1983 en une maison d’édition, qu’il imprime sa marque dans la vie intellectuelle transatlantique du dernier XXe siècle. La revue, qui sous ce titre entend révéler que la sémiotique elle-même détourne les signes (en exhumant dès son premier numéro les anagrammes inconnus du grand linguiste Ferdinand de Saussure), multiplie les audaces graphiques, les provocations politiques, mais aussi les modes de rédaction, différentes équipes accaparant Semiotext(e) à chaque numéro.

    Elle distille la theory, cet ensemble nouveau mêlant philosophie française et théorie littéraire locale, en lien avec l’art d’avant-garde, celui par exemple du chorégraphe Merce Cunnighmam ou du compositeur John Cage (avec qui Lotringer joue chaque semaine aux échecs dans un square de l’East Village), en détournant des publicités ou criminalisant le capitalisme, en se prolongeant aussi en événements festifs à prétexte interculturel – les deux plus courus resteront dans les annales de ces années folles « Schizo-Culture » en 1975, où Michel Foucault sera bousculé par de faux gauchistes et Gilles Deleuze et Félix Guattari par de vraies féministes, et la « Nova Convention » de 1978 pour confronter la philosophie contemporaine et la science-fiction critique de William Burroughs – mais ses organisateurs furent vite dépassés, à mesure que les invités surprise (Patti Smith, Frank Zappa, les poètes beatniks, le groupe de rock B-52’s, le gourou des psychotropes Timothy Leary…) attiraient sur place des milliers de jeunes New-yorkais.

    Les numéros de la revue sur Nietzsche, l’« Anti-Œdipe », la polysexualité, l’autonomisme italien ou l’Allemagne, que s’arrachent étudiants et activistes, seront autant de sas d’entrée en Amérique pour les hypothèses de Gilles Deleuze, Félix Guattari, Paul Virilio ou Jean Baudrillard – dont Lotringer est très proche et qui, à partir d’extraits de leurs livres ou d’entretiens inédits, offriront les premiers titres à succès de la French Theory en traduction, dans la collection « Foreign Agents » (« Agents de l’étranger ») créée en 1983 pour succéder à la revue, Lotringer estimant avec son épouse Chris Kraus que le livre est plus adapté que la revue à l’ambiance moins insouciante des années Reagan : Simulations, de Baudrillard, Pure War, de Virilio, On the Line, de Deleuze et Guattari.

    Une théorie critique inclusive et inclassable

    De ces petits volumes sans appareil critique, le format bon marché, sobre et désacralisant, accueillera dans les décennies suivantes, en plus des auteurs du cru (militants incarcérés du Black Panther, artistes sulfureux, ou le manifeste-culte de Hakim Bey sur la « zone d’autonomie temporaire »), des propositions françaises radicales suscitant en terra americana des milliers d’émules et parfois des controverses nationales (d’Alain Badiou à Slavoj Zizek, de Pierre Clastres à Guy Debord, de Guillaume Dustan au Comité Invisible, dont la traduction de L’insurrection qui vient (La Fabrique, 2007) sera brandie en 2011 par les idéologues ultra-conservateurs comme un ennemi de l’Amérique plus dangereux, aboient-ils, que le terrorisme islamiste).

    Mais au-delà des polémiques et des milieux de réception variés (des arts plastiques des années 1980 à la musique électronique des années 1990, à travers le cinéma hollywoodien avec la saga Matrix) de ce « poison » théorique européen savamment inoculé outre-océan par ses initiatives, la grande idée de Lotringer, promise à un bel avenir, est celle d’une théorie critique inclusive et inclassable, plurielle et insoumise (plus que la théorie marxiste dont il est le contemporain, en déclin déjà quand il lançait sa revue). Une théorie infectieuse qui se répandrait dans le corps social, par ses marges et les artistes, jusqu’à s’y dissoudre pour qu’adviennent ses effets les plus durables, hors-texte et hors-institution : ses effets sur les processus créatifs, les affects minoritaires, les psychés individuelles, les « luttes mineures » et les mobilisations à venir – en un cas rarissime, aussi singulier que l’était son initiateur, de vie avec la pensée hors des disciplines et des bibliothèques.

    On doit aussi à ce Franco-américain accompli une demi-douzaine de livres en nom propre, en français ou en anglais, entretiens à bâtons rompus, hommages à Antonin Artaud ou enquête sur la « folie » psychiatrique américaine.

    François Cusset

    Sylvère Lotringer en quelques dates
    15 octobre 1938 Naissance à Paris
    1972 Entre au Département de littérature française et comparée de l’université Columbia, à New York
    1974 Crée la revue Semiotext(e) , qu’il transforme en maison d’édition en 1983
    8 novembre 2021 Mort dans sa résidence de Baja California (Mexique)

    https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2021/11/12/sylvere-lotringer-editeur-et-ecrivain-est-mort_6101845_3382.html