Ce « iel » qui dérange et qui dégenre

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    L’entrée du pronom neutre de troisième personne « iel » dans l’édition en ligne du dictionnaire Le Robert provoque depuis mardi des débats très binaires en France. On y est radicalement contre, ou radicalement pour. Et ici ? Des discussions aussi, mais bien moins clivées. Certains lexicographes estiment que Le Robert sort de sa fonction, en précédant l’usage plutôt qu’en le suivant. Petit tour de piste des réactions à ce « iel » au Québec.

    « Nommer une chose, c’est la faire exister », nomme l’autrice et professeure à l’UQAM Lori Saint-Martin, pour saluer l’importance à ses yeux du choix du Robert de suivre les mouvements très rapides qui agitent, depuis deux ou trois ans, la langue et ses réflexions entourant la diversité raciale et d’identité sexuelle.

    Or, pour de nombreux lexicographes québécois, le travail d’un dictionnaire, c’est de « nommer ce qui existe » plutôt que « de nommer pour faire exister ». « Ce n’est pas à un dictionnaire d’être le premier sur la ligne de front, estime la lexicographe Nadine Vincent. Quand j’étudiais, on disait que le dictionnaire était toujours dix ans en retard sur l’usage ; maintenant, les entrées sont plus rapides. Mais quand même… »

    Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue, est du même avis. « Au Québec, en France, en Suisse, en Belgique, dans les pays francophones d’Afrique, en Haïti, le terme “iel” me semble extrêmement rare. C’est comme s’il fallait l’introduire — c’est ma deuxième réserve — parce qu’il y a un débat de société sur un enjeu beaucoup plus large. »

    Pour lui, le combat des personnes non binaires, « ou le combat de la société pour que leurs droits soient respectés et compris dans le grand ensemble des droits citoyens[,] ne peut se ramener à une espèce de naissance aux forceps par l’introduction d’un “iel” qui n’apporte, sur le plan linguistique, aucun éclairage particulier du point de vue de l’efficacité de la communication ».

    Un pronom, pas un mot
    Pour Nadine Vincent, « entrer un nouveau mot dans un dictionnaire, quand c’est un mot plein (nom, verbe, adjectif), ça se gère assez bien. On sait comment l’intégrer dans le système de la langue. Entrer un nouveau pronom qui suppose la création d’un nouveau genre neutre en français est une tout autre histoire », poursuit la professeure de communications à l’Université de Sherbrooke.

    « Comment s’accorde-t-il ? Iel est arrivé/arrivée/arrivae ? Quel est le pronom complément direct ? Je le/la/lae/lu vois ? Et le démonstratif ? Cellui, céal ? Et Le Robert ne donne aucun exemple d’accord. » Pour la spécialiste, Le Robert prétend ici à l’inclusion, mais « c’est plutôt un acte de marketing, puisqu’aucune des missions du dictionnaire n’est ici respectée. L’usager se retrouve face à un mot qu’il ne sait pas comment utiliser dans la langue, et on lui soumet même une autre forme possible : “ielle”, qui, pour la majorité des gens, aura l’air d’un féminin, ce qui est le comble de l’absurde pour un pronom neutre ! »

    Un acte de marketing ? Le Robert en ligne, précise Mme Vincent, « c’est le terrain de jeu du Robert. C’est comme un ballon en politique : ils lancent un mot là et observent. La vraie question, c’est si “iel” va être dans la version papier au mois de mai ». Les ventes de dictionnaires traditionnels sont en chute libre depuis quelques années. « Il y a de plus en plus de concurrence avec les dictionnaires gratuits en ligne », indique Mme Vincent. Et « iel » est déjà dans le Wiktionnaire, depuis avril 2015. « Le Robert doit se vendre. C’est un produit commercial, et ça explique pourquoi le Larousse réagit de façon si violente à l’arrivée du “iel” au Robert. Ce sont deux concurrents commerciaux qui s’affrontent. Que Le Robert se positionne comme plus ouvert, inclusif, certes ; mais je ne comprends pas qu’ils osent aller jusque-là. »

    Habitudes des dictionnaires
    Pour M. Berrouët-Oriol, « Le Robert est d’habitude beaucoup plus nuancé, prudent et surtout beaucoup plus scientifique dans le choix des termes à retenir. Le Larousse est un petit peu plus tolérant que Le Robert, beaucoup plus méthodique et strict. Le Larousse par exemple va laisser plus facilement passer des anglicismes. Dans le cas précis du “iel”, je crois que Le Robert a cédé à un effet de mode et un appétit marketing ».

    Mais qu’est-ce qui constituerait un usage suffisant pour justifier l’entrée du terme dans le dictionnaire ? « Normalement, c’est la fréquence et la dispersion ; ce mot-là est encore très limité dans ses usages, estime Nadine Vincent. Même dans les milieux militants, l’usage est encore en discussion. »

    Loïs Cremier, doctorant en sémiologie à l’UQAM, voit là de son côté un problème propre à la langue française. « C’est cette notion de la Langue, avec une majuscule, ayant un répertoire qui doit évoluer plus lentement que tous les usages du domaine de la parole. »

    « Cette distinction entre la diversité des discours de la parole et un répertoire qui serait plus immuable, intouchable… mais qu’est-ce qui permet ce passage du discours à la Langue ? demande Loïs Cremier. Qu’est-ce qui fait que le seuil est franchi ? Ce n’est pas que je ne suis pas d’accord avec les lexicographes », précise celui qui applaudit l’arrivée du « iel », et si rapidement, au Robert, « mais j’ai peut-être une autre vision de ce qui constitue la langue ».

    Iel poursuit : « Le Robert a très sagement évité toute trace politique en choisissant le sens comme pronom inclusif. C’est un de ses multiples usages ; mais l’un des premiers, c’est de désigner des gens non binaires, non conformes. Déjà, sa définition est partielle, et semble témoigner d’une volonté de mettre le moins d’huile sur le feu possible. » C’est aussi cet usage, poursuit le doctorant, « qu’on voit de plus en plus en littérature, et en traduction. Les éditions Cambourakis, par exemple, dans certaines traductions, choisissent le pronom “iel” de manière générique, et non spécifique à des personnes queers. C’est intéressant que ce soit cet usage qui soit retenu pour la normalisation ».

    Et dans les dictionnaires québécois ? L’entrée de « iel » n’est pas pour demain. À l’Office québécois de la langue française (OQLF), on ne conseille pas de recourir à ce pronom, mais plutôt à la rédaction épicène. Simon Jolin-Barrette, ministre responsable de la Langue française, estime que c’est au choix de chacun d’utiliser « iel ». « Ça se retrouve dans Le Petit Robert. Moi, je vais me conformer à ce qui est indiqué par l’OQLF. » « “Iel” va entrer dans le dictionnaire Usito quand il va être prêt à entrer, indique Mme Vincent, membre du comité de rédaction. Là, on est dans les premiers pas, les tentatives d’implantation de quelque chose, et pas du tout rendus au dictionnaire. »