la santé publique comme laboratoire du contrôle social*

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  • Quand la réponse mondiale à la pandémie de COVID-19 se fait sans la promotion de la santé

    https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/17579759211015131

    Plus d’un an après les premiers cas déclarés de COVID-19, le monde est toujours plongé dans le marasme de la #pandémie. De vagues en vagues, les mesures prises pour enrayer l’épidémie se répètent, incapables d’endiguer le phénomène dans la plupart des pays. Le monde peine contre le SARS-CoV-2, son pouls battant au rythme du nombre de cas, d’hospitalisations et de décès médiatisés. Cette publicisation continue et massive des chiffres de la COVID-19 ne constitue-t-elle pas un des problèmes clefs de la politique de crise ? À rendre sans relâche saillantes et visibles ces données épidémiologiques spécifiques, le risque est pris de rendre invisibles d’autres problèmes, troubles et maladies, au moins aussi graves ; un risque d’autant plus inquiétant que la crise se chronicise.

    Les politiques publiques ont mobilisé, sans toujours efficacité, les outils classiques de la réponse aux phénomènes épidémiques aigus : dépister, isoler et, désormais, vacciner. Mais la COVID-19 n’est pas qu’une épidémie, c’est une #syndémie (1). Elle est asymptomatique ou peu grave pour une très large majorité de la population et ne s’aggrave qu’à la rencontre d’autres facteurs de vulnérabilité, notamment la combinaison de l’âge, de la morbidité et des conditions sociales. Elle a des effets socialement stratifiés et certaines populations, du fait de leurs conditions de vie, d’emploi et de logement, sont particulièrement vulnérables (2). En cela, les mesures universelles n’ont quasiment jamais été adaptées aux singularités des différents contextes, qu’elles soient géographiques, culturelles, politiques, etc. (3). Dans la panique, une approche totale, universelle et centralisée a été choisie presque partout dans le monde. Fermeture des lieux de vie et d’enseignement, distanciation physique, confinement généralisé. Les déterminants du vivre ensemble ont été gelés sur une très longue période pour tenter de limiter la propagation du virus et éviter la saturation hospitalière en soins intensifs.

    Pour quels résultats ? La COVID-19 a fait près de 3,2 millions de morts, quasi-exclusivement âgés de plus de 65 ans et/ou déjà malades (4). Il est à ce jour difficile de savoir dans quelle mesure ce taux a pu être infléchi par les mesures décidées. Des études soulignent l’efficacité sous conditions de certaines mesures sur la propagation du virus (5), quand d’autres pointent qu’elles n’influent pas ou négativement sur le taux de mortalité en population (6). En revanche, des données sont aujourd’hui disponibles sur les conséquences de ces mesures sur la santé de la population : 100 millions de nouvelles personnes dans l’extrême pauvreté (7), doublement du taux de chômage dans les pays de l’OCDE (8), accroissement des troubles mentaux et de l’anxiété (9–12), défaut de soins pour les patients atteints de maladies chroniques et ralentissement des activités de prévention (vaccination, dépistage) (13). Pire encore est le bilan concernant les enfants : 142 millions sont plongés dans la pauvreté (14), 463 millions n’ayant pu accéder à l’enseignement à distance subiront des retards d’apprentissage (15) et des problèmes de santé subséquents (16), une aggravation des problèmes de santé mentale (17,18) avec probablement des conséquences sur la croissance et le développement des plus jeunes (19). On craint un effondrement de décennies de progrès en santé infantile, conséquence de politiques de vaccination et d’administration des soins prénataux considérablement perturbées (20, 21) et d’une malnutrition induite par les mesures (22). Enfin, les mesures de confinement ont surexposé les enfants à la violence intrafamiliale dans un contexte d’affaiblissement des services de protection de l’enfance (23,24). Ce constat saisissant par son ampleur, sa gravité et ses victimes, les plus jeunes et les plus vulnérables, interpelle au regard des principes de bienfaisance auxquels les interventions de santé publique devraient se référer (25). Comment a-t-on pu oublier que les déterminants sociaux de la santé sont dépendants les uns des autres, que la santé s’enracine dans le fait social et que par conséquent, sur le long terme, de telles mesures ne peuvent qu’être destructrices (26) ?

    La réponse pourrait être assez simple : la méthode utilisée. Rappelons un fait que les acteurs de la promotion de la santé connaissent parfaitement. La #santé procède d’un processus d’empowerment, c’est-à-dire de capacitation des individus et des groupes à agir sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques auxquelles ils sont confrontés. Dans le contexte de la COVID-19 (7), pour être en mesure d’agir, les personnes concernées doivent avoir la possibilité de participer, de s’approprier et d’ajuster la réponse. Or, dans de très nombreux pays, l’ensemble de la communication publique sur l’épidémie s’est déployé avec intensité sans engager de dialogue avec la société civile ou les professionnels en promotion de la santé. L’objectif principal a paru être celui de susciter l’adhésion aux mesures gouvernementales en centrant la communication sur la responsabilité individuelle des personnes, et en mobilisant les registres éculés de la peur et de la culpabilisation (27). Or, les sciences politiques l’ont montré depuis longtemps : ce que le gouvernant croit gagner en capacité de décision autonome par la centralisation et la monopolisation de la décision, il le perd en capacité de mise en œuvre (28). De surcroît, les limites de cette stratégie anxiogène sont connues depuis longtemps, notamment lorsqu’elle n’est pas partagée et que, par conséquent, les communautés ne peuvent jouer le rôle de modérateur, de ressource ou de soutien (29–32) : stratégies d’évitement ou de repli sur soi, anxiété et comportements défensifs, voire pathologiques liés au stress chronique induit. C’est au niveau mondial que s’observe cette combinaison délétère de « fatigue pandémique » (33), affaiblissant la population et par conséquent la lutte contre la COVID-19. Pour lutter contre ce phénomène, l’Organisation mondiale de la Santé (7) appelle pourtant à modifier la méthode autour de quatre principes :
    i) faciliter les réponses communautaires par l’amélioration de la qualité et de la cohérence des approches,
    ii) baser les actions sur la mobilisation des preuves, mais aussi sur les spécificités des contextes, les capacités, perceptions et comportements de la communauté ;
    iii) renforcer les capacités et les solutions locales en facilitant les aptitudes et compétences des collectifs, et l’évaluation participative des mesures,
    iv) privilégier la collaboration et la mobilisation des intérêts communs entre groupes, structures et territoires dans l’effort de réponse à la COVID-19.
    Ces quatre principes, bonnes pratiques de la promotion de la santé identifiées de longue date, renvoient directement à la nécessité de croiser les expertises, les disciplines et les secteurs. Et c’est la deuxième faiblesse de la méthode utilisée jusqu’ici.

    En privilégiant une approche biomédicale où il s’agit de supprimer ou contenir un virus plutôt que d’étudier sa rencontre avec une population faisant système (34), les professionnels de la prévention et promotion de la santé, les chercheurs en sciences humaines et sociales ainsi que les citoyens ont été exclus. Or, comment embarquer des centaines de millions d’individus dans une dynamique collective qui n’en concerne directement qu’une fraction, choisir la bonne communication sur le long terme, ajuster des mesures aux territoires, aux vulnérabilités, sans les acquis de ces spécialités. Voilà 50 ans que les guides en la matière s’égrènent de chartes en chartes, de conférences de consensus en conférences de consensus, pour rappeler que « l’action coordonnée de tous les intéressés » est nécessaire car « les programmes et les stratégies de promotion de la santé doivent être adaptés aux possibilités et aux besoins locaux des pays et des régions et prendre en compte les divers systèmes sociaux, culturels et économiques » (35). Des principes endossés par la plupart des nations aujourd’hui concernées ; des principes qui n’ont pas été appliqués, sans doute inconnus des gouvernants et experts mobilisés dans la gestion de cette crise.

    Dans l’approche comme dans la méthode, dans ses résultats comme dans ses impacts, la gestion de la pandémie de COVID-19 ne peut qu’interpeller les professionnels de la promotion de la santé. Pourquoi ne sont-ils pas entendus ? Certes, nous nous étions préparés pour un sprint et c’est un marathon que nous vivons. Certes, le virus est agile, sournois car silencieux et opportuniste, comme toujours. Certes, les hôpitaux sont essorés par des années de réformes néolibérales. Mais si la surprise, voire la sidération, pourraient excuser les choix initiaux des personnes au pouvoir, l’entêtement et/ou l’aveuglement quant à leurs conséquences ne sont pas permis. Continuer de sacrifier, au nom de l’universalité des mesures, de nombreux segments de la population alors que des mesures proportionnées à la vulnérabilité des territoires et des personnes pourraient être mises en place n’est pas et plus permis. Si la mission de plaidoyer est centrale à la promotion de la santé, elle n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui où le monde trébuche sur le SARS-CoV-2, générant de multiples fractures sociales, territoriales, générationnelles et communautaires, et où l’expertise jusqu’ici mobilisée prend conscience de ses limites (36).

    #covid, #autonomie, #discernement

    Cité en note 1 de https://seenthis.net/messages/938248