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  • Violences sexuelles : une école d’art secouée par des dizaines de témoignages
    https://www.mediapart.fr/journal/france/191221/violences-sexuelles-une-ecole-d-art-secouee-par-des-dizaines-de-temoignage

    Quand le 29 janvier 2021, le compte Instagram, My Art Not My Ass, consacré aux violences sexistes et sexuelles au sein du monde de l’art, publie un nouveau témoignage, un post interpelle particulièrement les internautes. « On sait tous de qui elle parle ! Tous les ex-élèves de cette prépa ont des stories à balancer sur les profs mais y en a tellement… », peut-on lire parmi les commentaires. Selon notre enquête, les messages concernent une partie de l’ancienne équipe pédagogique de l’Atelier de Sèvres.

    L’établissement parisien compte parmi les plus prestigieuses classes préparatoires aux écoles d’art en France. Depuis sa création en 1979, des milliers d’élèves sont passé·es par l’institution privée, propriété du groupe Galileo, qui se présente comme un « leader européen de l’enseignement supérieur privé ».

    Des dizaines d’élèves ayant suivi leurs cours entre 2007 et 2019, toutes et tous issu·es de la même filière, nous ont raconté un climat empreint de propos sexistes, de scènes d’humiliation, de soirées ou de déplacements où profs et élèves se mélangent lors de moments alcoolisés. Plusieurs dénoncent aussi des violences sexuelles (voir notre Boîte noire).
    L’Atelier de Sèvres, propriété du groupe Galileo © Site internet Galileo

    Certain·es ont déjà témoigné dans le cadre d’une enquête menée par l’école en avril et mai 2019. Un mouvement enclenché après le départ, en 2018, de la direction d’alors de l’Atelier de Sèvres. Une directrice par intérim est alors nommée et elle reçoit les confidences de professeurs critiques de certains de leurs collègues, puis les témoignages d’une dizaine d’élèves.

    En quelques semaines, cinq professeurs sont mis à pied. En juillet 2019, quatre d’entre eux sont renvoyés pour faute grave, pour « outrages sexistes, paroles et gestes humiliants, moqueries incessantes, propos libidineux, absence de distance vis-à-vis des étudiants, et favoritisme », selon Yann Fabès, l’actuel directeur de l’établissement, interrogé par Mediapart. Trois d’entre eux ont depuis décidé d’attaquer l’école aux prud’hommes et tous poursuivent leurs carrières d’artistes, menées jusque-là conjointement à leur activité d’enseignant.

    À la même époque, la direction de l’Atelier de Sèvres saisit la justice au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale : en août 2019, le procureur de la République de Paris ouvre une enquête des chefs de harcèlement sexuel et d’agressions sexuelles contre les quatre professeurs renvoyés. Les investigations, confiées à la police judiciaire, sont toujours en cours, selon le parquet. Les personnes mises en cause sont présumées innocentes.
    Quatre professeurs renvoyés

    Parmi les enseignants renvoyés en juillet 2019 de l’Atelier de Sèvres, l’artiste Romain L., régulièrement exposé dans des galeries et des fondations, qui a exercé à l’école de 2015 à 2019 en tant que professeur de volume.

    Il conteste les reproches faits par son ex-employeur et affirme avoir été un enseignant à la conduite irréprochable : « En quatre années à l’école, j’ai suivi environ quatre cents étudiants, je n’avais jamais subi le moindre reproche ou eu le moindre incident avec les étudiants. Bien au contraire, l’immense majorité m’a toujours remercié de mon investissement. »

    En septembre dernier, il a été condamné à un mois de prison avec sursis et à verser 500 euros à son ancienne petite amie, Louisa T., pour des faits de violences – il n’a pas fait appel.

    L’ancien professeur a également été placé en garde à vue le 12 octobre 2021 dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte en avril 2021 pour viol, selon le parquet de Paris. D’après nos informations, les personnes concernées sont, là encore, dans le milieu de l’art. Contacté par Mediapart, Romain L. refuse de commenter ces affaires : « Cette question n’a aucun rapport avec votre enquête. »

    Également visé par cette enquête préliminaire pour viol, Vincent R., ancien intendant de l’Atelier de Sèvres, dont le contrat s’est achevé en 2020.

    Il est également mis en cause, en dehors de toute procédure judiciaire, par une de ses anciennes compagnes, rencontrée alors qu’elle était étudiante à l’Atelier de Sèvres. Elle n’a pas souhaité porter plainte mais elle a raconté à Mediapart que Vincent R. n’aurait « pas respecté son consentement » à deux reprises lors de rapports sexuels. Son récit est confirmé par six proches qui indiquent qu’elle leur en a parlé peu de temps après les faits.

    Interrogé à propos de l’enquête préliminaire et des propos de son ex-compagne, Vincent R. a fait la même réponse : « Cette question n’a aucun lien avec votre enquête journalistique et n’est fondée sur absolument rien. »

    Les professeurs mis en cause dénoncent des « calomnies ».

    Le peintre Edouard W., représenté par la galerie parisienne Les Filles du Calvaire, était quant à lui professeur de gravure, jusqu’à son licenciement en 2019. Plusieurs jeunes femmes interrogées par Mediapart l’accusent de violences sexuelles et de propos sexistes.

    Ainsi Camille M., étudiante en 2016-2017, a témoigné auprès de la direction de l’Atelier de Sèvres, ainsi que dans son mémoire de fin d’année en 2020 : elle rapporte que lors d’un voyage scolaire à Berlin, son ancien professeur aurait mis la main dans sa culotte. Peu après, Camille M. a soudainement quitté l’école et est restée déscolarisée pendant un an. Des propos que la jeune femme a également tenus, en juin 2020, devant les policiers de de la troisième DPJ, en charge de l’enquête préliminaire ouverte par le parquet de Paris contre les quatre ex-profs de l’Atelier.

    Contacté par Mediapart, Edouard W. a réagi : « C’est faux, je réfute cette accusation que je considère comme calomnieuse. »

    Amélie C., étudiante en 2015-2016, nous explique comment, lors d’une soirée organisée au domicile du couple dirigeant l’école, Edouard W. aurait « forcé le verrou des toilettes » où elle était, et aurait « commencé à ouvrir sa braguette » devant elle. Un récit également publié sur le compte Instagram « My Art Not My Ass ».
    Le compte Instagram My Art, not My Ass

    Une de ses camarades, interrogée par Mediapart, a raconté avoir entendu Amélie C. crier et qu’elle est intervenue pour éloigner le professeur. Le couple de direction explique quant à lui ne pas avoir eu connaissance des faits.

    Dans les réponses qu’il nous a adressées, Edouard W. se souvient d’une partie de la scène mais réfute « toute connotation sexuelle » : « Les toilettes étaient occupées depuis plusieurs dizaines de minutes et personne ne répondait aux nombreux appels et tambourinages sur la porte. […] Après plusieurs demandes insistantes, nous avons décidé d’ouvrir la porte pour vérifier que tout allait bien et par là même libérer les toilettes. »

    Trois autres élèves ont raconté à Mediapart comment ce même professeur leur aurait proposé, avec insistance, d’avoir un rapport sexuel à trois et de participer à « une partouze ». Dans les deux cas, le professeur nie fermement : « C’est impossible, ceci ne correspond absolument pas à mon mode de vie privée. »
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    Une autre ancienne étudiante témoigne quant à elle d’une soirée durant laquelle Edouard W. aurait agrippé son sexe sans son consentement dans un bar alors qu’elle ne se sentait pas bien et souhaitait partir. Ce que nous a confirmé une autre élève présente ce jour-là. « Cette accusation est fausse », rétorque le peintre.

    Enfin, une autre jeune femme a raconté dans un signalement remis à l’école et que Mediapart s’est procuré, comment, lors d’une soirée organisée dans l’établissement, Edouard W. lui aurait tiré les cheveux, l’obligeant à basculer sa tête vers l’arrière avant de lui susurrer à l’oreille : « T’as grossi mais t’es belle. » Sollicité par Mediapart, Edouard W. qualifie l’accusation de « calomnie ».

    Dans le cadre de la saisine du conseil des prud’hommes, il a produit une trentaine d’attestations de soutien, venues d’anciens élèves et profs de l’Atelier, qui apportent « un démenti cinglant au personnage » dépeint par les témoignages cités, selon l’expression de son avocate Marie Cornanguer.
    Les anciens dirigeants dénoncent « une nouvelle forme de maccarthysme »

    Au cours de notre enquête, plusieurs élèves sont allés au-delà du cas des quatre professeurs licenciés et nous ont aussi raconté avoir été témoins ou victimes d’humiliation, parfois encouragées par le couple dirigeant l’Atelier de 2003 à 2018.

    Vincent V., directeur, et Julie L. G., directrice artistique, ont été renvoyés en 2018. Galileo reproche alors au directeur d’avoir géré « l’école sans transparence, en refusant d’appliquer les procédures et contrôles du groupe ». Le duo dirigeant parle lui à Mediapart de « raisons économiques ».

    Il a depuis rouvert une nouvelle école, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), L’École d’Art, où sont enseignés les arts plastiques et qui propose des ateliers d’écriture (animés notamment par la scénariste Raphaëlle Desplechin et par l’écrivain Stéphane Foenkinos). Vincent V. et Julie L. G. y ont aussi fait travailler, de janvier à octobre 2021, l’ancien intendant de l’Atelier de Sèvres, Vincent R. Comme professeur, cette fois.

    Il nous a proposé 50 euros pour mettre une main aux fesses de cette fille, juste pour voir sa réaction.

    Un ancien élève

    Interrogé, le couple conteste n’avoir jamais couvert des comportements sexistes ou des violences.

    « Nous n’avons jamais été destinataires de la moindre plainte à l’égard de quiconque ni informés “d’agissements problématiques”. Aucun élève, aucun enseignant, aucun parent ne nous a signalé, ni à l’équipe administrative, ni au secrétariat, ni à la direction générale, des faits de harcèlement moral et/ou sexuel ni d’agression ; pas plus que nous n’avons été témoins de tels faits », ont-ils expliqué à Mediapart, dans une réponse écrite.

    Le duo évoque par ailleurs des « faits totalement imaginaires et délirants, reposant sur des témoignages unilatéraux, dictés par des motivations qui nous échappent, et résultant d’interprétations déformées au prisme d’une bien-pensance qui confine à une nouvelle forme de maccarthysme ».

    Lors de notre enquête, une élève a raconté comment à la suite d’un pari avec le couple, elle aurait été agressée en plein milieu d’un bar par un garçon de sa classe. La directrice artistique aurait promis à ce dernier 10 euros en échange de la « bifler » (la gifler avec son sexe).

    « Il a littéralement sorti sa bite de son pantalon et m’a frappé la joue avec, devant des élèves de la promo, morts de rire, Julie L. G. et Vincent V. les premiers », nous a relaté la jeune femme. Elle affirme que Julie L. G. lui a ensuite donné le billet « sous [s] es yeux en se marrant ». Une scène qui nous a été confirmée par un témoin.

    Ces paris, présentés par nos sources comme étant initiés par la direction, auraient été récurrents au fil des années. Comme nous a confié cet élève qui se serait vu proposer de l’argent par Vincent V. pour toucher, sans son consentement, les fesses d’une autre étudiante dans un bar à Berlin : « Il nous a proposé 50 euros pour mettre une main aux fesses de cette fille, juste pour voir sa réaction. »

    Contacté·es par Mediapart, Julie L. G. et Vincent V. évoquent « de pures affabulations, pour certaines singulièrement délirantes et dégradantes. Nous n’avons jamais eu aucun geste ni aucune parole déplacée et ambiguë vis-à-vis de nos élèves ».

    La grande majorité des faits qui nous ont été relatés, et qui figurent pour partie dans les signalements faits à la direction de l’école, auraient eu lieu lors de fêtes organisées dans des bars, chez des professeurs et des élèves, ou directement à l’école. Plusieurs élèves affirment aussi auprès de l’Atelier avoir vu un de leurs profs boire pendant les cours.

    Beaucoup se plaignent d’absence de limites entre professeurs et élèves, entre l’école et la vie privée. Ils et elles expliquent que régulièrement, les professeurs se choisiraient une sorte de groupe de favoris, qui sortiraient avec eux et avec qui une complicité se nouerait. « Pour avoir une soi-disant place garantie en école d’art, il faut se la jouer cool », rapporte une ancienne étudiante.

    C’est un système qui t’écrase : ils créent leur propre norme et quand tu essaies de t’éloigner d’eux, ils te font replonger.

    Un ancien membre de l’équipe pédagogique

    Tous les membres de l’équipe pédagogique de l’époque, interrogés par Mediapart, ont démenti toute consommation d’alcool au sein de l’établissement, en dehors des événements publics.

    Vincent V. et Julie L. G. répondent que « l’Atelier de Sèvres est une école d’art, dans laquelle ont lieu de nombreux événements et vernissages qui, comme dans chaque galerie d’art où se tient ce genre d’événements, donnent lieu à des cocktails ouverts au public, en l’occurrence des professionnels, les familles des élèves, etc. »

    Certaines des personnes interrogées pour cette enquête nous ont fait part de la souffrance à moyen ou long terme, que leur passage à l’Atelier de Sèvres a pu engendrer. Une ancienne élève nous raconte comment elle a développé une addiction. Elle se dit convaincue que « les sérieux problèmes de drogue » qu’elle a eus par la suite « n’auraient pas existé ou auraient été moindres », si elle n’avait pas autant consommé à la période où elle était scolarisée dans un lieu où la prise de cocaïne semblait banalisée.

    Une autre élève nous a expliqué être devenue dépressive et anorexique. Un ancien membre de l’équipe pédagogique nous a aussi fait part de son mal-être. Il dit être encore aujourd’hui marqué par son expérience bien qu’il n’y enseigne plus et assure avoir « pris quinze ans dans la gueule » en travaillant là-bas. « J’ai commencé à voir une psy après être parti. »

    Les témoignages recueillis évoquent une ambiance propice aux humiliations. « C’est un système qui t’écrase : ils créent leur propre norme et quand tu essaies de t’éloigner d’eux, ils te font replonger », nous raconte ainsi un ancien membre de l’équipe pédagogique qui a requis l’anonymat.

    Les témoignages recueillis dans l’enquête visent notamment le directeur, souvent décrit comme omnipotent et au tempérament colérique. Lors d’une soirée, Vincent V. aurait fait remarquer que « cette année, il “n’avait pas encore traîné un étudiant dans la boue” et qu’il avait pour habitude “d’en mettre un en dépression chaque année” », selon le témoignage écrit d’une ancienne élève envoyé à la direction par intérim. Elle y ajoute qu’elle aurait été traitée de « salope », de « petite conne » et de « merde » par son directeur après lui avoir fait une demande qui lui aurait déplu.

    Contacté par Mediapart, l’ancien directeur a répondu : « Je n’ai pas tenu les propos violents que vous rapportez. »

    Un comité anti-harcèlement et une charte égalité ont été mis en place par la nouvelle direction.

    Les rendus de projets nous ont été décrits comme particulièrement violents. Camille M. se souvient de ces oraux où « quelqu’un finissait forcément en pleurs ». Une autre élève, qui quittera définitivement l’école tout de suite après l’un de ces examens, raconte sa première et unique présentation devant le directeur et certains professeurs.

    Selon plusieurs sources, le directeur lui a dit, à propos de son travail : « Tout ça doit aller dans un grand sac-poubelle, dans un grand broyeur et qu’on ne le revoie jamais. » Des propos qu’il dément aujourd’hui.

    Désormais, Galileo, le groupe qui possède l’Atelier de Sèvres, se félicite d’avoir agi rapidement, après avoir reçu les signalements d’élèves à propos de ce qu’il qualifie d’« agissements intolérables ». Un comité anti-harcèlement et une charte égalité ont notamment été mis en place.

    L’école, qui essaie « d’instaurer la parité » de ses équipes pédagogiques, a également organisé « une série de conférences » autour des questions de violences sexistes et sexuelles, mais aussi autour de la « représentation et du genre », explique son directeur actuel Yann Fabès. Il ajoute : « Si on ne fait pas ce travail-là auprès des étudiants, les déséquilibres continueront. »

    Camille Bardin et Salomé Parent-Rachdi