« La cartographie radicale est un acte social et politique » — Mediapart

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  • « La cartographie radicale est un acte social et politique »

    Pour sortir du brouillard et de la confusion politiques, des activistes, chercheurs et artistes créent des cartes expérimentales. Elles mettent au jour les dominations systémiques et les relations sensibles au monde. Un livre illustré, Cartographie radicale, leur rend hommage, écrit par Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz.

    Carte des personnes mortes aux portes de l’Europe, plan féministe du métro de New York, cartographie intime de la Shoah, visualisation de l’accaparement de l’espace public par le capitalisme : il existe des manières radicales de produire de la cartographie. Une façon visuelle et informative de rendre visible les structures de domination et, de ce fait, de créer des outils de résistance et de protection des vies vulnérables.

    Le groupe de recherche indépendant visionscarto.net s’y emploie, en produisant à la fois des cartes et des réflexions sur les usages politiques de la spatialisation des problèmes. Deux de ses membres, Philippe Rekacewicz et Nepthys Zwer, publient un livre magistral sur le monde foisonnant de la cartographie radicale : Cartographie radicale. Explorations. Le premier est géographe, cartographe et information designer. Il a dirigé la cartographie d’un programme des Nations unies pour l’environnement, a collaboré au Monde diplomatique et est chercheur associé à l’université d’Helsinki. La seconde est chercheuse en histoire et culture des pays de langue allemande, et spécialiste de l’œuvre du philosophe autrichien Otto Neurath.

    Mediapart les a rencontré·es pour un entretien de décryptage des enjeux de cette cartographie critique en plein essor, accompagné d’un portfolio commenté sur quelques cartes emblématiques de leur livre.
    Philippe Rekacewicz et Nepthys Zwer à Paris, en novembre 2021. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

    Qu’est-ce que la cartographie radicale ?

    Nepthys Zwer : La cartographie, il n’y a aucun doute sur ce que c’est. La cartographie radicale, c’est autre chose. Nous avons beaucoup hésité sur le titre de notre livre. Est-ce de la cartographie « radicale », « critique » ou « expérimentale » ? Nous en sommes venus à « radicale » car c’est le terme en France qui s’impose depuis le début des années 2000. En Allemagne, on parle de « kritische kartographie ». Historiquement, il y a une différence. Dans les années 1960, le géographe William Bunge choisit d’appeler « géographie et cartographie critiques » les outils qu’il développe au service de ses convictions politiques. De son côté, David Harvey prend le relais ensuite dans les années 1970, avec l’idée d’une « géographie et cartographie radicale ».

    Mais pour nous, à partir du moment où c’est de la géographie et de la cartographie engagées, c’est la même chose. On peut aussi se poser la question des théories marxiennes développées dans l’une ou dans l’autre. La ligne de démarcation entre les deux, si on veut en faire une, ce serait cet aspect historique et l’institutionnalisation de la cartographie critique par rapport à la radicale, beaucoup plus libre et au ras de la pratique.

    Philippe Rekacewicz : Aux États-Unis au début des années 1960, William Bunge et ses collègues exercent la discipline géographique et cartographique dans le cadre de l’université. On les contraint à exercer une géographie conventionnelle, voir réactionnaire, en tout cas descriptive. En réaction, ils vont essayer de produire une géographie plus dynamique, progressiste, systémique. Et créer un mouvement pour mettre en place une géographie alternative. Bunge est communiste.

    Il se fait virer de l’université et va récréer une sorte de laboratoire sauvage de recherche, qu’il va installer dans un quartier pauvre de Detroit, Ferguson. Il va poursuivre ses recherches et mettre en place un nouveau type de représentation visuelle des données. Or l’outil le plus évident pour le géographe pour s’exprimer, à part le texte, est la carte.

    Nepthys Zwer : L’institut de Detroit est créé par Bunge, un mâle blanc de plus de 50 ans institutionnalisé, qui arrive avec sa renommée de rénovateur théorique de la cartographie. Ce n’est que dans un deuxième temps que cet institut intègre des personnes du quartier, dont Gwendolyn Warren, une très jeune activiste noire. Elle parle de son expérience personnelle. Sa famille est très pauvre, a dû beaucoup déménager et vivre dans des maisons infestées de rats. Elle a l’expérience de tous ces lieux.

    C’est elle qui va impulser avec ses collaborateurs et collaboratrices, qui sont des lycéennes parfois, des recherches très spécifiques sur le vécu des gens de ce quartier pauvre. Cela donne par exemple une carte des quartiers où les enfants sont mordus par les rats. Elle va entrer dans l’histoire en tant que carte de William Bunge. Alors qu’en fait, c’est un travail collectif.
    Carte des morsures de rats par quartier de Detroit, de William Bunge et Gwendolyn Warren (1988).

    La cartographie critique ou radicale développe-t-elle des méthodes qui lui sont propres ?

    Philippe Rekacewicz : ll est difficile de définir la cartographie radicale car elle s’insère dans le prolongement de la discipline cartographique telle qu’on la pratique depuis plusieurs siècles. On parle aussi de « contre-cartographie », avec l’idée de cartographier contre une représentation conventionnelle, pour faire apparaître des choses pas très visibles dans les processus sociaux et politiques. Il y a les notions de cartographie « alternative », ou « participative », ou « collective ». Il y a aussi la cartographie qui veut faire apparaître les sentiments : « sensible », « émotionnelle », « amoureuse ».

    Ce n’est pas un mouvement comme il y a un mouvement dada. Cette cartographie radicale est une pratique qui s’inscrit dans le prolongement de ce qui a précédé. Ses auteurs ne rejettent rien. Nous non plus. On a du respect pour les précurseurs au XIXe et au début du XXe siècle. On fait de la contre-cartographie car on est contre une orientation politique, et parce qu’il existe une cartographie au service du pouvoir. On va utiliser les mêmes outils, couleurs, matériaux, formes. Mais ce qui est radical, c’est qu’au lieu d’être un dessin censé représenter fidèlement le monde, la cartographie radicale est un acte social et politique. Elle pose un point de vue sur les sociétés et sur la manière dont ces sociétés organisent le monde.

    Nepthys Zwer : Il y a la grande échelle et la petite. On ne peut pas penser l’une sans l’autre. Ce qui se passe au niveau géopolitique ou macro-économique est ce qui va déterminer ce qui se passera dans votre vie à vous, au niveau de l’interface que représente votre corps dans vos actions quotidiennes. Faire de la cartographie radicale, c’est occuper l’espace public car c’est lié à des actions politiques. C’est prendre conscience de notre position dans l’espace, c’est prendre conscience de notre vie qui s’y déploie et de sa légitimité.

    À partir du moment où c’est rendu visible sur une carte, cela a du poids. On en retrouve les principes en Amérique du Sud ou chez les Inuits. Cette cartographie est utilisée pour défendre le droit des Premières Nations, en Amazonie. Pendant très longtemps, ces expériences cartographiques n’ont pas fait écho, mais depuis les années 2000, elles se disséminent à travers le monde.

    Philippe Rekacewicz : Ce qui change, c’est l’intention et la finalité. Dans une cartographie conventionnelle, il n’y a pas forcément d’intention politique, ou l’expression d’un point de vue. La cartographie radicale, c’est vouloir faire apparaître ce qui n’est pas visible. Par exemple, le contrôle, la surveillance, la spéculation, certaines politiques migratoires.

    Nepthys Zwer : Otto Neurath et Marie Reidemeister sont considérés comme des précurseur et précurseuse par les cartographes radicaux. Lui est connu pour être un philosophe du Cercle de Vienne. Dans les années 1930, ils développent une méthode : la visualisation par des pictogrammes de données statistiques. C’est l’invention de l’isotype, un langage visuel simple, non verbal. Ils ont l’idée que les statistiques font peur et qu’il faut pouvoir les amener aux prolétaires. Cette méthode a un succès considérable à l’époque, avant d’être décapitée par la montée des fascismes. La moitié des documents qu’ils produisent sont des cartogrammes.

    Philippe Rekacewicz : C’est une approche radicale, comme celle, bien avant, dès la fin du XIXe siècle, du grand géographe anarchiste Élisée Reclus. Il écrit qu’il faut « éradiquer » les cartes des classes car telles qu’elles existaient, elles étaient trop descriptives et donnaient une fausse image du monde. Si vous lisez ses textes en en retirant les dates, on a l’impression qu’ils sont contemporains.
    Détail de City of Women, le plan féministe du métro de New York, par l’artiste Molly Roy, pour un projet avec l’écrivaine et activiste Rebecca Solnit (2016).

    Est-ce que la cartographie radicale peut changer la formulation d’un problème ?

    Philippe Rekacewicz : C’est le cœur de cette approche. Ce qui change dans cette pratique, c’est l’intention cartographique. C’est l’intuition qu’il s’est passé quelque chose de nouveau, et c’est le début du projet de recherche et de l’approche radicale : définir les problèmes et les questions d’une certaine manière. Et ensuite déclencher le processus de collecte des données qui va donner lieu à une représentation visuelle, laquelle va faire émerger ce qui était invisible avant.

    Une fois qu’on a les données, l’approche radicale, c’est aussi de les traiter d’une certaine manière.

    Prenons le produit national brut (PNB) par habitant. C’est le truc le plus bateau imaginable. Il y a des milliers de cartes du monde dans les livres scolaires qui montrent le PNB par habitant : les États-Unis, c’est tout noir parce que c’est beaucoup, l’Afrique, c’est tout blanc car c’est pas beaucoup. Cela ne dit rien de plus que ce qu’on sait déjà : il y a des pays riches et pauvres. Mais si vous prenez ces données et qu’on aboutit à un tableau Excel qui va faire plusieurs milliers de cellules, il y a une manière radicale de le traiter pour lui faire dire quelque chose que vous n’avez jamais vu. Par exemple, l’écart réel entre le milliard d’habitants les plus pauvres et le milliard d’habitants les plus riches.

    Nepthys Zwer : Les problématiques émergent souvent quand vous croisez deux catégories de données. Dans le cas du PNB, ce peut être la visibilisation des femmes par la prise en compte du travail gratuit du care. On ne peut pas photographier une donnée sociologique. C’est impossible. Il faut trouver un autre moyen de les représenter.

    La cartographe et artiste Molly Roy a conçu une carte féministe du métro de New York en retirant les noms de stations de personnages masculins, et en les remplaçant par des noms de femmes qui ont vécu dans les quartiers desservis. Cette carte s’intitule : « City of Women ». Elle est dessinée en couleurs douces, apaisantes, alors que le geste d’ôter les noms masculins est brutal.

    Le monde est systémique. Les interdépendances et corrélations entre les phénomènes ne sont pas visibles. La cartographie peut contribuer à les rendre perceptibles au public, et donc analysables. Le capitalisme développe une certaine logique de prédation spatiale, d’expansion, de renouvellement des prédations. La cartographie radicale permet de les faire apparaître.

    Philippe Rekacewicz : Une manière d’être radical en cartographie, c’est aussi de porter un regard critique sur les outils qui existent. A priori, OpenStreetMap paraît préférable à Google parce que c’est libre et sans pub. Mais Molly Roy, dont nous publions un entretien dans le livre, explique que leurs cartes sont faites par des hommes pour des hommes. Tu trouves les adresses des bars et pas celles des infrastructures utiles aux mères de famille, les centres de soins, les crèches ou les toilettes publiques.

    Retrouvez ici une sélection de cartes extraites de Cartographie radicale, commentées par Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz.

    @nepthys @reka
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