• Le secret-défense de plus en plus utilisé par les services de police judiciaire

    La loi « renseignement« de 2015 permet à des entités comme la BRI d’utiliser des moyens d’enquête étoffés et couverts par un secret absolu, ce que les avocats dénoncent comme un « détournement de procédure ».

    L’affaire pourrait bien faire jurisprudence. Le 3 décembre 2020, aux alentours de 4 heures du matin, un jeune homme de 26 ans originaire d’Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) est abattu de deux balles de 9 mm tirées dans le dos. La scène s’est déroulée en quelques secondes, dans une rue de Bois-Colombes (Hauts-de-Seine). L’homme est défavorablement connu de la police, pour des affaires de vol et de trafic de drogue.

    Dans le cadre de l’enquête, la direction régionale de la police judiciaire de Paris recherche activement une Peugeot 5008 filmée à proximité de la scène de crime. Coup de chance : les enquêteurs de la brigade de recherche et d’intervention (BRI) ont placé ce véhicule sous surveillance dans le cadre d’une enquête sur un trafic de stupéfiants. Les filatures opérées quelques jours auparavant ont même permis d’identifier une seconde voiture, une Clio blanche, que la BRI surveillait également, dont les occupants semblent entretenir d’étroites relations avec ceux de la Peugeot 5008. Or, dans la nuit du 28 novembre, soit cinq jours avant l’assassinat de Bois-Colombes, le conducteur et le passager de la Clio ont été aperçus en train de se débarrasser d’une arme dans les fourrés, près d’un arrêt de bus de l’avenue Jean-Moulin, à Puteaux (Hauts-de-Seine).

    Problème de la régularité des actes

    Lorsqu’ils apprennent l’assassinat de Bois-Colombes, le 3 décembre 2020, les enquêteurs n’ont donc guère de doutes : les occupants de la 5008 repérée près de la scène de crime sont liés à ceux de la Clio blanche, lesquels se sont délestés d’un revolver quelques jours avant l’homicide. Avaient-ils détecté la présence policière à l’occasion d’une première tentative ? Toujours est-il que, quelques heures seulement après le guet-apens de Bois-Colombes, la fameuse Clio est localisée à Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine) et son conducteur, ainsi qu’une connaissance sont interpellés. Tous deux, connus des services de police, sont placés en garde à vue puis mis en examen pour homicide volontaire et incarcérés. Dans le jargon policier, il s’agit d’une affaire « rondement menée ».

    Lorsqu’ils découvrent la procédure, pourtant, les avocats des deux hommes interpellés sont étonnés. Pratiquement aucun élément versé au dossier ne permet de remonter le fil des investigations qui ont permis aux policiers de s’intéresser à la 5008, et donc à la Clio blanche, peu avant l’assassinat. Loin des habituelles arguties prisées par les avocats pénalistes, le problème posé n’est pas anodin, en particulier pour des faits aussi graves : de la régularité des actes accomplis par les policiers depuis le début de leur enquête dépend la validité de l’intégralité de la procédure.

    Pourquoi la BRI suivait-elle la Peugeot 5008 ? Dans quel dossier ? Quel cadre juridique ? Pour répondre à ces questions, les avocats obtiennent de la justice que le responsable de la BRI chargé de l’enquête soit entendu. Mais, à leur surprise, le policier invoque… le « secret-défense ». Pas question de détailler les origines de l’enquête sur la 5008, l’identité des individus ciblés, la date à laquelle ont débuté les investigations. Tout au plus la BRI consent-elle, dans un rapport transmis à la justice, à mentionner un « trafic de stupéfiants », sans davantage d’explications.

    Procédé parfaitement légal

    Les avocats ont beau s’étrangler, le procédé est parfaitement légal. Car les policiers ont bénéficié d’un dispositif peu connu mais extrêmement utile dans les enquêtes aux ramifications complexes : la loi « renseignement » de 2015. Ce texte, adopté pour clarifier l’action des services de renseignement – là où a longtemps prévalu un certain flou juridique – permet notamment le recours aux IMSI Catchers, des valises ultra-perfectionnées capables de simuler l’action d’une antenne-relais de téléphonie mobile pour intercepter des conversations, ou la captation en temps réel de messages, photos ou vidéos au moment même où ils s’affichent sur l’écran d’un terminal mobile.

    Initialement prévu pour les agents de renseignement, le dispositif a été étendu à certains services de police judiciaire, dont la BRI, qui peuvent dès lors se prévaloir d’un secret absolu. « Cela permet de travailler sur du grand banditisme et ensuite de judiciariser lorsque [on a obtenu] suffisamment d’éléments matériels pour caractériser une infraction (…), explique le policier de la BRI lors de son audition. Tous les actes d’enquête sont couverts par le “secret-défense”. » En somme, la loi permet de mener, avec des moyens techniques plus étoffés, une classique enquête administrative. Objectif : récolter suffisamment d’informations pour décider la justice à ouvrir une procédure judiciaire, véritable point de départ de l’enquête.

    Or ce genre d’opérations est exclusivement autorisé pour prévenir une infraction ou garantir l’ordre public. Les enquêtes aboutissant à rassembler des preuves ou confondre des suspects, elles, ne peuvent être réalisées que sous l’autorité d’un magistrat.

    Pour les avocats des deux hommes mis en examen dans le dossier de l’assassinat de Bois-Colombe, c’est précisément là où le bât blesse : selon eux, la BRI aurait mené une enquête judiciaire sous couvert de simples surveillances administratives. Aussi, au terme de ce qu’ils considèrent comme un véritable « détournement de procédure », l’interpellation de leurs clients n’a-t-elle pu avoir lieu « que grâce aux informations collectées de manière irrégulière par la BRI ».

    L’enjeu est de taille : que la justice valide une telle argumentation et tout le dossier s’effondrerait. « Finalement, observe Pierre de Combles de Nayves, avocat de l’un des deux hommes mis en examen dans l’affaire de Bois-Colombes, la police détourne la loi renseignement pour échapper au cadre juridique contraignant des enquêtes judiciaires. La justice peut-elle accepter qu’à l’intérieur même de son périmètre, elle ne puisse rien contrôler d’une enquête ? »

    Les services spécialisés, eux, voient dans la loi renseignement une occasion de contourner le recours, par les réseaux criminels, à de moyens techniques de plus en plus sophistiqués pour échapper à la police, comme les messageries cryptées, les balises GPS ou des dispositifs de brouillage. Demeure une dernière question posée par l’assassinat de Bois-Colombes : comment des individus identifiés et surveillés depuis plusieurs jours ont-ils pu, à en croire la police et la justice, commettre un homicide au nez et à la barbe des enquêteurs ?

    https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/12/28/le-secret-defense-de-plus-en-plus-utilise-par-les-services-de-police-judicia

    Michel FOUCAULT explique, qu’à son avis, la véritable fonction du juge est d’être au service de la #police, 1977.
    https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i06277669/michel-foucault-la-justice-et-la-police

    #loi_renseignement (adoptée en 2015, sous Valls) #justice #secret_défense