• La forme des épidémies - AOC media - Analyse Opinion Critique
    Par David Jones et Stefan Helmreich
    HISTORIEN DES SCIENCES, ANTHROPOLOGUE
    https://aoc.media/analyse/2021/10/19/la-forme-des-epidemies


    (paru le 20/10/2021)

    La forme des épidémies

    Dans l’année et demie qui vient de s’écouler, la vie sociale, politique et économique a été rythmée par les « vagues » de l’épidémie de Covid-19 ; jusqu’à la cinquième, que l’on pourrait a priori éviter à la faveur de la vaccination – du moins en France métropolitaine. Mais le modèle de la vague, utilisé depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, échoue à rendre compte de la complexité des épidémies comme phénomènes à la fois biologiques, sociaux et politiques.

    Le 29 janvier 2020, un peu moins d’un mois après que les premiers cas de Covid-19 furent détectés à Wuhan, les autorités sanitaires chinoises publiaient un rapport clinique concernant leurs 425 premiers cas, les qualifiant de « première vague de l’épidémie ».

    Le 4 mars 2020, l’épidémiologiste Antoine Flahault s’interrogeait : « La Chine a-t-elle été le témoin d’une vague annonciatrice [herald wave], pour utiliser une terminologie empruntée aux spécialistes des tsunamis, et doit-on s’attendre au déferlement de la grande vague ? » Le journal The Asia Times prévenait quant à lui qu’« une deuxième vague mortelle de Covid-19 pourrait s’abattre sur la Chine comme un tsunami. »

    Le tsunami frappa cependant ailleurs, déferlant sur l’Iran, l’Italie, la France, puis les États-Unis. Fin avril 2020, alors que les États-Unis avaient dépassé le million de cas, les prévisions à base de vagues s’assombrirent. D’éminents épidémiologistes prédirent alors trois « scénarios de vague » possibles (qu’un journaliste de Boston assimilait à des « paysages marins ») : de petites mais récurrentes flambées, le déferlement d’un « monstre de vague » ou, troisième scénario, une crise persistante. En fait, de nombreux pays connurent leurs plus grandes flambées épidémiques, parfois sous la forme d’une seconde ou d’une troisième vague distincte, à la fin de l’automne.

    Le principe de la vague est depuis longtemps utilisé pour décrire, analyser et prévoir le comportement d’une épidémie. La vague, en tant qu’hybride de diagramme, de mathématiques et d’image, aide à représenter les données épidémiques, mais elle fait aussi bien plus que cela. L’image de la vague est devenue, dans le domaine de la santé publique, un instrument de gestion et de prédiction, voire de prophétie, du fait qu’elle offre une vision synoptique et schématique de la dynamique qu’elle décrit.

    Le fait de réfléchir en termes de vague épidémique a connu trois grandes périodes : les vagues ont d’abord été utilisées comme un moyen de représenter visuellement des données, puis elles sont devenues des objets de modélisation mathématique explicite et de recherche causale, avant, pour finir, de se transformer en outils de persuasion, d’intervention et de gouvernance.

    En effet, l’image de la vague épidémique est aujourd’hui largement utilisée par les services de santé publique et dans les médias en général pour décrire, pronostiquer et inciter, bref, pour demander aux gens de se mobiliser afin d’« aplatir la courbe ». Comme l’a résumé très tôt le New York Times, « ralentir et disperser le raz-de-marée de cas sauvera des vies. Aplanir la courbe, c’est permettre à la société de continuer de fonctionner. » L’apparente simplicité de l’image de la vague est imprégnée d’un message moral fondé sur un mélange de détermination, de peur et d’apaisement. La vague devient un emblème de puissance et de terreur anticipée, ignoré à nos risques et périls. Que l’estampe de Hokusai, La Grande Vague (1829), célèbre représentation d’une vague menaçante, dangereuse, sur le point de déferler, soit évoquée dans tant d’articles de presse populaire consacrés au coronavirus et à ses vagues est, à ce titre, révélateur.

    La manière dont les infections au Covid-19 sont aujourd’hui représentées puise donc dans plusieurs domaines ou traditions, notamment la métaphore, les mathématiques et la morale. La métaphore hydraulique par laquelle une épidémie est envisagée sous la forme d’une vague, d’un tsunami ou d’une tempête, assimile l’épidémie à un phénomène naturel. Or cette manière d’envisager les choses ne tient pas compte du fait que les catastrophes naturelles ne sont pas physiquement autonomes, mais intrinsèquement façonnées par l’action humaine, que ce soit en amont de leur survenue ou pendant leur gestion.

    Il en va de même pour les épidémies, lesquelles sont étroitement tributaires des mesures prises – ou non – par la collectivité pour les prévenir et, lorsqu’elles surviennent, pour en atténuer les effets. Et nous savons que le risque et le danger sont distribués de manière inégale (la distribution obéissant aux inégalités structurelles qu’elle participe à accroître) en fonction de la classe, de la race, de l’âge, du pays et d’autres axes de distinction – des faits qu’échouent à représenter la plupart des diagrammes du Covid-19 qui ne regardent que le nombre d’infections et de décès dans le temps. Alors comment la vague, malgré toutes ces limitations, est-elle devenue la représentation iconographique privilégiée d’une épidémie ?

    De la description à l’inscription : les débuts de l’imagerie de la vague

    La première allusion à l’idée qu’une maladie puisse se manifester par vagues se trouve dans les travaux de Daniel Blair, chirurgien général du Guyana, datant des années 1850. Blair recensait les épisodes de fièvre jaune au Brésil, maladie qui se propageait alors vers le nord-ouest du pays, le long de la côte, pour ensuite atteindre les Caraïbes, la Nouvelle-Orléans et les Bermudes. Il nota la présence de plusieurs exceptions à « l’hypothèse d’une grande vague épidémique, surgissant à l’est et se propageant vers l’ouest ».

    Selon ses dires, en 1856, la Nouvelle-Amsterdam, au Guyana, ne connaissait que quelques cas : elle « a peut-être été prise, pour ainsi dire, dans le tourbillon de cette grande vague épidémique, qui affecte si particulièrement les bords de mer ». Blair s’appuyait ici sur les travaux antérieurs du médecin britannique William Farr, qui, sans utiliser le mot « vague », suggérait néanmoins qu’il était possible que « la propagation des épidémies [suive] des lois qui leur sont propres ».

    Au Royaume-Uni, de nombreux administrateurs impériaux s’inquiétaient eux aussi de la propagation des maladies dans les territoires lointains de l’empire. Robert Lawson, inspecteur général adjoint des hôpitaux pour l’armée britannique, analysa en 1861 les données sur les maladies collectées par les officiers de santé dans les années 1820 et 1830, et constata également, dans la propagation des fièvres, la présence de tendances – temporelles et géographiques. Il nota une « régularité et une progression des oscillations de la maladie fébrile en de nombreux points de la surface de la terre, très éloignés les uns des autres », ajoutant : « Il semble y avoir une série de vagues, générées dans les latitudes méridionales, qui se propagent vers le nord ou le nord-ouest de manière successive. » Il donna le nom de « vague pandémique » au phénomène, tout en reconnaissant ne pas en connaître la cause avec certitude.

    Le cadre et l’inspiration maritimes de la métaphore de la vague sont significatifs : dans les contextes du colonialisme européen, la mer, en tant que voie essentielle pour le commerce impérial, offrait une source d’images, tant poétiques que politiques, très riche.

    Aux géographies médicales de l’épidémiologie naissante se sont alors superposées ce que nous pourrions appeler des océanographies médicales, renforçant le sentiment que les épidémies étaient des processus naturels qui déferlaient sur les peuples. Il est possible que ce sentiment ait été alimenté par le point de vue omniscient propre à l’administration coloniale. Les auteurs cités, qui faisaient donc partie de la vaste machine impériale britannique, avaient pour habitude de présenter les épidémies, et autres calamités infligées aux populations colonisées, non comme des événements dont les puissances coloniales étaient responsables mais comme des événements organiques.

    D’autres perspectives historiques ont également noté la nature cyclique des épidémies. N’évoquer que le point de vue de l’Empire européen – aussi éloquente que soit cette perspective –reviendrait à passer sous silence des figures telles que le médecin arabo-musulman du XIIIe siècle, Ibn al-Nafis, qui avait lui aussi remarqué la périodicité des épidémies.

    En 1868, Arthur Ransome, un médecin de Manchester, soutenait que les médecins avaient besoin de données et d’analyses statistiques fiables pour dégager des patterns épidémiques, établissant un parallèle avec la météo : « Comme les cyclones de l’atmosphère, ces tempêtes de maladies ne peuvent être observées, et les lois de leur progression découvertes, que par les efforts combinés de nombreux observateurs. » Avec de telles données, selon Ransome, les statistiques pourraient contribuer à « déterminer les conditions dans lesquelles les épidémies se produisent, et les lois qui régissent leur progression ».

    En 1882, il publie « On the Form of the Epidemic Wave and Some of Its Probable Causes », article dans lequel il écrit que, en ce qui concerne la propagation des maladies épidémiques, « nous ne pouvons qu’être frappés par le fait qu’elles observent des temps ou des cycles périodiques bien définis ». Ransome se concentrait sur la variole et d’autres maladies qui surgissent et disparaissent régulièrement au fil du temps. Ici, la vague faisait référence à la forme de la représentation visuelle de la propagation de la maladie.

    Le missionnaire médical Robert Felkin, dans son ouvrage de 1889 intitulé On the Geographical Distribution of Some Tropical Diseases, ne tranchait pas la question de la causalité, alors même que des théories sur les germes et la contagion étaient en train d’être élaborées en Europe par John Snow, Louis Pasteur, Robert Koch et d’autres. Felkin cartographiait les vagues pandémiques en se rapportant au champ magnétique de la Terre ainsi qu’aux échanges commerciaux mondiaux et aux vents d’ouest, suggérant que les maladies pouvaient se déplacer en fonction de canaux géophysiques, une formulation qui résonnait avec les théories, encore vivaces à l’époque, de la transmission des maladies par les miasmes.

    Dans ces écrits, une tension s’opère entre, d’une part, la description de patterns graphiques – des dynamiques « qu’il est possible de représenter par une ligne ondulée » (cf. un numéro de 1871 du Medical Times and Gazette), des choses semblables à une vague « pour ainsi dire » (dixit Blair) –, et, d’autre part, l’hypothèse suivante : si les caractéristiques régulières de la propagation des maladies répondent à des causalités matérielles, alors les vagues épidémiques sont des phénomènes physiques réels, inscrits dans le monde, et appartenant à l’ordre ontologique des choses.

    De l’inscription à la prédiction : la modélisation mathématique des vagues en épidémiologie

    Cette première génération d’analystes des vagues épidémiques s’appuyait sur une technique consistant à tracer des points de données et à constater la forme caractéristique d’une hausse suivie d’une baisse. Mais une seconde génération d’analystes, au début du XXe siècle, chercha à utiliser les mathématiques non seulement pour enregistrer la propagation des épidémies, mais aussi pour la modéliser. C’est ainsi que John Brownlee, un médecin-statisticien de Glasgow, appliqua aux épidémies les techniques du statisticien britannique Karl Pearson. Il pensait que les épidémies étaient régies par des lois naturelles. Le cours d’une vague épidémique, devait-il conclure en 1906, suivait la logique interne de l’agent infectieux.

    Ce sujet retint l’attention d’un spécialiste anglais de la médecine tropicale et des maladies infectieuses, Ronald Ross, qui exerça pendant vingt-cinq ans au sein de l’Indian Medical Service et obtint le prix Nobel en 1902 pour avoir élucidé le cycle de vie du parasite de la malaria. Dans un essai paru dans le British Medical Journal en 1915, il proposait « l’étude mathématique de l’épidémiologie ». Il élabora un ensemble d’équations différentielles permettant de comprendre comment les infections évoluent au sein des populations vivantes. Ses modèles prenaient en compte le nombre de naissances et de décès (à un moment donné dans une population donnée), le taux d’infection et le taux de guérison de l’infection. Dans son analyse, « la courbe des nouveaux cas » présentait une forme caractéristique, anticipant les tracés aujourd’hui si omniprésents : « Elle commence à un niveau faible… puis augmente plus ou moins rapidement, atteignant son maximum… puis redescend et se rapproche d’un seuil limite. »

    Ross devait ensuite approfondir ses recherches grâce à la collaboration de Hilda Hudson, une mathématicienne formée à Cambridge. Ensemble, il se sont attachés à développer un système d’équations puis à déterminer les constantes nécessaires pour appliquer ce système à des maladies particulières.

    Ross et Hudson ont démontré la nécessité de prendre en compte toute une série de facteurs afin de modéliser les épidémies. Certains de ces facteurs dépendaient de l’agent pathogène : le taux d’infection, la mortalité des malades et la durée de l’infection. D’autres facteurs avaient à voir avec l’hôte ou l’environnement : notamment l’âge, le sexe, la condition sociale, le climat, la température et la présence de vecteurs. Leur modèle divisait la population en deux catégories, appelées plus tard « compartiments » – les personnes non affectées et les personnes affectées (qui étaient présumées être à la fois infectieuses et immunisées) –, une simplification dont Ross et Hudson étaient parfaitement conscients : « Pour représenter correctement les faits, il faudrait prendre en compte un nombre beaucoup plus important de catégories. »

    Ross et Hudson publièrent les résultats de leur recherche en 1917 et, l’année suivante, la catastrophe survint. Une pandémie de grippe se répandit à travers le monde entier, vraisemblablement à partir des États-Unis. Les chiffres de la mortalité totale varient considérablement, mais tous ont en commun d’être effroyables : on estime à 40 millions le nombre de décès survenus au cours des trois vagues de la pandémie entre 1918 et 1919. Les administrations sanitaires produisirent des diagrammes qui décrivaient la forme caractéristique d’une hausse suivie d’une baisse au fil du temps et selon les lieux, contribuant ainsi à rendre la vague épidémique un objet de compréhension familier des lecteurs du monde entier.

    Le traumatisme de la grippe donna toute leur pertinence aux équations différentielles de Ross. Pourquoi la grippe était-elle apparue, avait tué des millions de personnes, pour ensuite disparaître ? Comme l’ont montré les historiens J. Andrew Mendelsohn et Warwick Anderson, chacun de son côté, la période vit alors d’éminents épidémiologistes se détourner de la bactériologie réductionniste, à laquelle ils se consacraient depuis les années 1880, pour adopter un mode de pensée privilégiant la complexité écologique des épidémies.

    Deux mathématiciens écossais qui deviendraient des figures centrales de ce champ – William Ogilvy Kermack et Anderson Gray McKendrick – étudièrent la question à la fin des années 1920 et arrivèrent à la conclusion qu’une épidémie n’arrivait pas à son terme parce qu’il n’y avait plus de personnes susceptibles d’être infectées, mais parce qu’un seuil d’immunité de la population avait été atteint (ou ce que les médecins, puisant leur inspiration dans, entre autres, les sciences vétérinaires du bétail, commençaient à appeler à cette même époque « herd immunity », l’immunité du troupeau, c’est-à-dire l’immunité collective).

    Dans la plupart des modèles, l’idiome mathématique donnait le sentiment d’une hausse et d’une baisse inévitables, inexorables, uniquement dues à la dynamique intrinsèque de l’agent pathogène et de l’hôte. Chez Kermack et McKendrick, on ne trouve aucun plaidoyer en faveur de mesures visant à modifier les courbes de l’infection ; leur objectif était la compréhension mathématique, pas la santé publique. Mais la vie sociale de ces modèles devait engendrer leur mutation, et c’est ainsi qu’ils en sont venus à constituer, de nos jours, des éléments parmi d’autres dans la gestion sociale des épidémies elles-mêmes ; des éléments qui, en tant que tels, sont devenus à leur tour des variables supplémentaires qui influent sur la forme que prennent les maladies infectieuses.

    De la prédiction à la prescription : aplatir la courbe

    Les premières mentions de la nécessité « d’aplatir la courbe » d’une épidémie remontent aux lendemains de la grippe dans les années 1920. La notion, comme on le sait, a connu un regain d’intérêt ces tout derniers temps. En février 2020, certains épidémiologistes prévoyaient que si on ne faisait rien, le SRAS-CoV-2 risquait d’infecter 40 à 70 % de la population mondiale d’ici la fin de cette même année.

    Afin de limiter les effets d’une transmission virale hors de contrôle, les responsables des services de santé publique, les directeurs d’hôpitaux et les dirigeants politiques ont adopté – bien que de manières extrêmement disparates – des stratégies visant à réduire la propagation : en insistant sur le lavage fréquent des mains, l’auto-isolement, le confinement, la quarantaine et la distanciation physique.

    Comment les discussions autour de la notion d’« aplatissement de la courbe » sont-elles arrivées à occuper une place de premier plan ? En 2006, les États-Unis craignait l’arrivée d’une nouvelle grippe [la grippe aviaire NdT]. La période était alors des plus tendues : les attentats du 11 septembre 2001, les guerres en Afghanistan et en Irak, événements auxquels s’ajoutait la peur de maladies épidémiques (de l’envoi par la poste d’anthrax aux médias en 2001 à l’épidémie de SRAS en 2003-2004).

    La préparation, que ce soit à d’éventuels attaques terroristes ou agents pathogènes, était devenue le concept du moment. Le gouvernement fédéral dévoila un plan pour faire face à l’émergence d’une nouvelle pandémie de grippe. Ce plan partait du principe que les défaillances des infrastructures médicales seraient inévitables car la demande en lits d’hôpitaux serait supérieure à l’offre. Deux analyses, l’une réalisée par un historien, l’autre par un spécialiste de la modélisation mathématique des épidémies, montrèrent que des politiques de santé publique spécifiques, en particulier la distanciation physique, avaient modifié le cours de la grippe en 1918. Ces études proposaient des graphiques illustrant divers scénarios d’intervention face à l’épidémie, et les responsables politiques ont invoqué ces visuels à leur tour. Comme l’ont fait valoir les Centers for Disease Control and Prevention en 2007 – à l’aide d’une représentation graphique –, ces stratégies d’atténuation non pharmaceutiques « mises en place tôt et de manière constante pendant une vague épidémique » peuvent « retarder l’augmentation exponentielle des cas d’incidents et déplacer la courbe épidémique vers la droite afin de “gagner du temps” [… et] réduire le pic épidémique ».

    Cette imagerie mixte, composée d’une vague et d’une courbe, pointe vers une sorte de double signification sociale des graphiques relatifs aux épidémies aujourd’hui. D’une part, la « vague » agit comme un présage effrayant, exprimant l’urgence de se préparer à un déluge imminent. La « courbe », d’autre part, propose un mode technique de représentation graphique, qui peut être utilisé non seulement pour évaluer et prévoir, mais aussi pour intervenir de manière programmatique dans le cours de la transmission de la maladie. Les diagrammes des vagues/courbes d’infection au Covid-19 mélangent donc mathématiques et morale, prévision rationnelle et persuasion affective. Ils confondent également le simplement successionnel – la vague – et l’exponentiel.

    Les représentations des vagues épidémiques présentent ainsi la propagation de la maladie comme un processus à la fois organique et social, naturel et culturel. Ce faisant, elles sont devenues les outils d’une sorte de modulation réflexive des faits sociaux. Si, comme l’a dit Charles Rosenberg, les épidémies se déploient comme des récits qui « suivent une ligne d’intrigue à la tension croissante et révélatrice », l’approche réflexive de l’aplatissement de la courbe cherche à faire une lecture anticipée, en modifiant en temps réel la « ligne d’intrigue » (« plot line »), autrement dit la ligne tracée (« plotted line »). Le public est désormais invité à contribuer à cette réécriture dès lors que l’idée d’« aplatir la courbe » circule dans la culture populaire.

    L’idée que les courbes puissent être modifiées offre un optimisme socio-technocratique, mais elle peut aussi conduire à la désignation de boucs émissaires dans le contexte d’une épidémie. Les commentateurs publics et professionnels dans le domaine des maladies ont depuis longtemps trouvé des moyens de rationaliser les épidémies[1] – de les expliquer comme étant le résultat de la providence divine, de l’essentialisme racial et raciste, et de pratiques culturelles non hygiéniques.

    Dans sa forme traditionnelle, cette rationalisation a presque toujours consisté à essayer de rejeter la responsabilité de l’origine et de la propagation d’une épidémie sur les minorités ethniques et raciales, les immigrants et les peuples colonisés. C’est ce qui s’est passé avec le nouveau coronavirus. L’omniprésence de la courbe d’infection Covid-19, avec son appel à l’action réflexive, a également contribué à produire un nouveau genre d’humiliation et de culpabilité.

    Les représentations graphiques des modèles d’infection ne rendent compte que de certaines caractéristiques pertinentes d’une épidémie. Les diagrammes en forme de vagues et de courbes offrent des outils schématiques qui, comme l’écrit Michael Lynch, « prennent la forme de modèles “conceptuels”. [… D]es combinaisons hybrides de composants schématiques, picturaux et verbaux “qui constituent” ce que Gilbert et Mulkay appellent des “hallucinations conceptuelles de travail” ». Nombreux sont ceux qui l’ont remarqué dès le début : en se concentrant uniquement sur les cas d’infection au cours d’un temps donné, on occulte d’autres caractéristiques de la propagation du Covid-19, notamment sa variabilité géographique et les risques que la maladie fait courir aux personnes très mobiles, vulnérables, marginalisées. L’U.S. News and World Report a très tôt attiré l’attention sur de telles variations locales, en soulignant que le Covid-19 « va se propager par vagues à travers les communautés – chaque communauté va être touchée à un moment légèrement différent, de sorte que la flambée, le pic, sera différent ».

    Aux États-Unis, les populations noires, hispaniques et amérindiennes ont subi un niveau disproportionné de maladie et de décès, conséquence épidémiologique du racisme structurel, les travailleurs essentiels – souvent des personnes de couleur – ayant été « sacrifiés pour alimenter le moteur d’une économie chancelante », comme l’a écrit Adam Serwer dans The Atlantic. Correctement nuancé et complexifié, le modèle de la « vague » pourrait faire apparaître de telles disparités, mais sans pouvoir les expliquer. Le médecin spécialiste des maladies infectieuses Eugene Richardson, par exemple, a fait valoir que « les modèles mathématiques de transmission des maladies infectieuses ne servent pas de prévisions, mais plutôt de moyen de fixer des limites épistémiques à la compréhension des raisons pour lesquelles certains groupes vivent des vies plus pathologiques que d’autres ».

    Dans La Peste d’Albert Camus, le docteur Rieux, alors qu’il médite sur la difficulté de percevoir la propagation exponentielle d’une contagion invisible, note le caractère nécessaire de l’abstraction mais aussi son caractère terrifiant, alors qu’il se dit à lui-même, et au lecteur, « quand l’abstraction se met à vous tuer, il faut bien s’occuper de l’abstraction ».

    Comme l’a récemment noté Warwick Anderson, l’abstraction est un outil certes essentiel, mais également insuffisant pour combattre les pandémies. Un assemblage d’outils et de formalismes est nécessaire. La vague offre une image incomplète des phénomènes complexes qui sont à la fois biologiques, sociaux et politiques. D’autres auteurs parlent de troupeaux (herds), notamment s’agissant d’immunité ou de conflagrations (peut-être la métaphore la plus alarmante à propos de la contagion). Nous nous devons de travailler avec toutes les métaphores, et en chercher d’autres encore, et ce afin de saisir les expériences vécues ineffables de la pandémie.

    NDLR : Ce texte a été traduit de l’anglais par Hélène Borraz.

    David Jones
    HISTORIEN DES SCIENCES, PROFESSEUR À HARVARD

    Stefan Helmreich
    ANTHROPOLOGUE, PROFESSEUR D’ANTHROPOLOGIE AU MIT

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    [1] David Jones, Rationalizing Epidemics : Meanings and Uses of American Indian Mortality since 1600, Harvard University Press, 2004