« La sélection, on l’opère depuis plusieurs jours »

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  • Je vois souvent passer ici cette simplification :

    Une petite musique commence d’ailleurs à se faire entendre (chez les soignant-e-s, mais pas que) : pourquoi continuer à soigner les non-vacciné-e-s ?

    – Premièrement, l’idée qu’on ne soignerait pas les non-vaccinés est une saloperie massivement répandue par les militants antivax. Tous les soignants en témoignent : les gens mentent sur leur statut vaccinal, parce qu’ils croient que s’ils ne sont pas vaccinés, on ne les soignera pas (ce qui est évidemment totalement faux).

    – Personnellement, à part deux-trois blagues de merde de la part d’élus LaRem (dont l’appartenance à l’espèce humaine était déjà un sujet polémique avant le Covid), je ne vois pas qu’on propose ou réclamerait de ne plus soigner les non-vaccinés, et surtout pas dans les milieux soignants un peu sérieux (mais je peux me tromper). Par contre, il y a choses qui reviennent régulièrement, et qui peuvent être utilisées pour faire croire cela :

    > il y a des témoignages de soignants qui ouvertement disent ne plus supporter les comportements des tarés ; l’inévitable « contre-transfert » évoqué par @colporteur, mais aussi, objectivement, des comportements juste délirants et difficilement tolérables, en permanence, de la part de non-vaccinés ;

    > surtout : le fait qu’il y a désormais des tris à l’entrée en soins critiques ; il n’y a plus de place, parce qu’elles sont occupées par les patients Covid. Non seulement l’essentiel des gens en réanimation sont non-vaccinés, mais « moralement » ce sont des cas évitables dans le cas des non-vaccinés. Les soignants sont désormais en train de décider qui sera soigné, et qui ne sera pas soigné. C’est extrêmement violent. Donc il y a des questions de critères, et au final le choix échoit aux soignants, qui n’ont aucune raison de trouver cela juste ou facile et, surtout : la conséquence est il y a déjà des gens qui ne sont pas soignés et qui vont mourir. Parce que d’autres gens, massivement, ont décidé de ne pas se faire vacciner. Donc la question qui est suggérée par certains (mais généralement désavouée) : puisqu’il y a un tri, puisqu’il faut faire le choix de qui va mourir et qui va être soigné, et que pour l’instant les critères sont assez strictement médicaux (estimation des chances de survie : âge et comorbidités), est-ce qu’il ne faudrait pas aussi prendre en compte des critères moraux ?

    Parce que si selon les critères médicaux, il faut soigner un « jeune » non vacciné et refuser la place à un « vieux » vacciné ou qui n’arrive pas là pour un Covid, évidemment que dans la tête des gens qui doivent prendre cette décision, ça doit être carrément insupportable à gérer.

    Alors les gens qui simplifient sur l’idée qu’il s’agirait de décréter qu’on ne soigne plus les non-vaccinés, c’est aussi une saloperie : outre que c’est faux, c’est occulter qu’à cause des non-vaccinés, on en est déjà au point où les soignants doivent décider de ne plus soigner des gens. Par ailleurs, plus l’âge à partir duquel on va devoir refuser les gens en réanimation va baisser, plus la question « morale » va se poser.

    Alors on peut faire mine de ne pas la poser publiquement, et payer des séances de psychothérapies, ensuite, aux personnels qui sont obligés d’intérioser des décisions et des critères que leur propre morale trouve insupportable. C’est pratique, et ça permet aux non-vaccinés de continuer à se poser en victimes de ségrégations et de génocide.

    • A l’hôpital Nord de Marseille : « La sélection, on l’opère depuis plusieurs jours »
      https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/01/03/a-l-hopital-nord-de-marseille-la-selection-on-l-opere-depuis-plusieurs-jours

      Le docteur Jean-Marie Forel raccroche son téléphone et le range dans son pantalon de bloc bleu. Il vient de refuser le transfert d’une malade du Covid-19 vers son service. « Soixante-six ans, trop en difficulté et trop âgée pour qu’on lui place une ECMO, l’assistance respiratoire extracorporelle… », résume le responsable de la réanimation de l’hôpital Nord de Marseille.

      […]

      « Il n’est pas fréquent de refuser quelqu’un en réa et personne ne se sent à l’aise avec ça. Mais la sélection, on l’opère depuis plusieurs jours en fonction du nombre de places. Les plus âgés, les plus comorbides ne rentrent pas. On leur donne des chances avec de l’oxygène à haut débit, mais on préfère garder les lits pour des personnes à meilleur pronostic », poursuit Jean-Marie Forel. Les choix sont collégiaux et mesurés au cas par cas. En fin de journée, un patient sexagénaire des Alpes-Maritimes verra, lui aussi, son transfert refusé. Quelques minutes plus tard, le lit préservé sera attribué à une jeune trentenaire, enceinte, au pronostic plus favorable.

      […]

      Comme ses collègues, il grince contre les non-vaccinés qui forment l’immense majorité des cas dont il s’occupe. « T’as qu’à passer douze heures en réa, tu verras, quand tu sors, le vaccin, tu te le prends en apéro », ironise-t-il. Incompréhension, agacement, colère… Dans le service, les mêmes sentiments reviennent quand surgit la question de ces réfractaires ou, pis, des quelques faux vaccinés qui ont reconnu leur fraude. Chef de clinique assistant hospitalier depuis novembre, le docteur Giovanni Bousquet reconnaît que, face aux antivaccins, il a abandonné la pédagogie. « Je sais maintenant qu’aucun argument rationnel ne les fera changer d’avis », soupire-t-il.

      « Les mêmes, qui doutaient de l’existence de la maladie, doutent de la vaccination et de notre capacité médicale. Ils prennent des photos des soignants, des seringues, des machines… Et, en même temps, ils croient à l’efficacité de l’hydroxychloroquine ou de l’ivermectine », s’irrite le docteur Forel. A ceux qui s’en sortent, il conseille de se faire vacciner dans les deux mois. Aux autres ? « Je ne dis rien, parce qu’ils sont morts. »

    • d’autres gens, massivement, on décidé de ne pas se faire vacciner.

      ce n’est pas parce que nous sommes nombreux à avoir décidé de nous faire vacciner « de manière éclairé », en conscience, que l’on peut déduire que les choix faits par d’autres relèvent de la même logique, y compris parmi les vaccinés (c’est quoi le « consentement éclairé » qui figure sur les papiers d’hospitalisation pour diverses interventions ? c’est quoi la compliance aux traitements, l’observance, sous matraquage matraquage télégouvernemental et dans la dématérialisation du premier arrivé premier servi ?). ça ne marche pas de regarder les pratiques sous l’angle exclusif de la volonté d’un sujet souverain. ça donne trop de poids aux antivax en ignorant tout le vaste halo de la non vaccination déterminé par d’autres facteurs. des « je préfèrerais ne pas » (motifs divers : peur, méfiance, espérer passer entre les gouttes car vivant dans peu de relations sociales, etc), des pas sûrs que ce soit utile, pour eux, pour endiguer l’épidémie (c’est pas juste des crétins ou des méchants, nous savons que la vaccination ne suffit pas). j’aimerais savoir par exemple combien de vieux vieux qui ont pu prendre le vaccin anti-grippe ces dernières années n’ont pas recouru au vaccin covid et que des enquêtes permettent d’entrevoir leurs motifs. sans compter la distance aux soins, les questions d’accès aux soins qui prééxistent et qui n’ont été abolies que partiellement dans la crise sanitaire (des vaccinés qui refusaient de voir des toubibs pour quoi que ce soit depuis des années, j’en connais). pour avoir aidé certain.es à se faire vacciner, qui croyaient des trucs qui les bloquaient, qui n’arrivaient pas à trouver un rdv vaccinal ; pour en avoir convaincu que non, leur bonne immunité de jeunes en forme (passons...) ne les protégerait pas nécessairement et que le risque de contaminer d’autres étaient une raison suffisante ; pour avoir été réduit à dire à un père de famille qui n’avait pris qu’une dose et arrêté s’estimant trop paumé pour décider quelque chose au vu des confusions et pressions gouvernementales des trucs un peu pendables ("ok, ne parlons pas de toi, mais pense à tes mômes si tu te retrouvais à l’hosto"), pour savoir que l’"aller vers" n’a pas été que très partiellement boosté avec un retard prodigieux (intégration partielle et tardive de la médecine de ville et du paramédical), pour avoir milité auprès de telle ou telle soignant pour qu’ielle se vaccine malgré sa méfiance, je crois que nombre de pas vaccinés ont été pris dans un tourbillon d’infos officielles qui sèment le doute et conduisent au scepticisme tant elles sont peu fiables et truffées de contre vérités (tant elle rappelant que dès qu’il prétendent faire le bien, il vaut mieux lire leur dires comme des antiphrases, à la façon du « mon ennemi c’est la france de Hollande ») et des allégations mensongères qui circulent de toute part

      et que ce que je fais (comme tant d’autres) dans ce domaine, d’autres le font dans l’autre sens (pas de vaccin !) avec eux aussi des petits bouts d’arguments qui ne nécessitent pas un alignement théorique, de principe, mais suffisent à induire une non vaccination.

      manquant de courage pour des trajets en vélo sou la grosse pluie, j’ai pris le métro pour la première fois depuis des semaines hier. il faut pas. les pas de masques (rares) les masques sous le pif, je voudrais avoir le temps et la manière non pas de les rappeler à l’ordre (dites donc, il est temps d’adopter une attitude rationnelle !) mais d’arriver à ce qu’ils parlent depuis ce qu’ils font et à converser pour faire bouger quelque chose, quitte à employer toutes les ruses nécessaires pour que cela puisse être audible. mais cette situation là je la connais, s’adresser à eux c’est passer pour un relais du gouvernement. il arrive que ce soit pas le cas mais a priori, rien ne remplace une relation effective pour déterminer/modifier ce que nous appelons des individus, par commodité, fatigue, adhésion à une vue bourgeoise de la vie humaine.

      il me semble que sans revenir à des garde-fous théoriques (une analyse relationnelle), on ne peut que se fourvoyer, qu’il est question ici de ce substrat transindividuel ( Simondon, Individu et collectivité. Pour une philosophie du transindividuel , Muriel Combes https://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=4433), de l’impersonnel mis en jachère ou détruit par le capital dès lors qu’il n’escompte pas l’exploiter, en tirer profit.

    • @colporteur : mais je suis d’accord, juste c’est pas mon sujet ici. Je réponds à l’accusation, désormais banale, selon laquelle on serait en train de, ou au moins on voudrait, refuser de soigner les non-vaccinés.

      Je vais aller plus loin, et reprendre la question telle qu’elle a été posée en Belgique (de mémoire). La situation est qu’on est en situation de tri, et que cela est provoqué par l’afflux de patients Covid qui doivent suivre des soins lourds. Ces patients qui doivent passer par des soins lourds sont massivement des gens non-vaccinés. De ce fait, les ressources des hôpitaux sont réorientées pour traiter ces patients Covid. On arrive donc à la situation où, en pratique, la priorité de soin est désormais donnée à des patients Covid, qui sont massivement non-vaccinés, sur toute autre forme de soins (non prise en charge des plus vieux, report des traitements, etc.).

      Et c’est ce qu’interrogent des médecins belges. Parce que cette priorité donnée aux patients Covid, massivement non-vaccinés, sur tous les autres, pose un problème moral.

      Donc au lieu de fantasmer sur un refus de soigner les non-vaccinés, ces médecins soulignent qu’en fait, on a une priorité donnée à des gens qui ne sont pas vaccinés. On peut très bien ne pas culpabiliser ces gens si on veut, mais la conséquence morale est bien là (objectivement, des gens meurent parce qu’on donne la priorité à d’autres), et ce sont des soignants qui doivent, chaque jour, trier l’accès au soin, qui sont confrontés à quelque chose de moralement très difficile à supporter.

      Ici @ericw cite un soignant à propos de son père (qui lui n’a rien à voir le Covid) : « ben non, la ça déborde de covid de partout, d’ailleurs on a isolé votre papa pour essayer de le préserver, mais c’est pas facile ». Ça devrait relativiser la légitimité des non-vaccinés à jouer les victimes d’une médecine qui voudrait les punir.

    • mais @arno, ta formulation citée plus haut surestime (à tout le moins) le libre arbitre, c’est que je mets en cause. sans appeler Spinoza à la rescousse il me suffit de me souvenir dans un autre contexte des interdits de RMI/RSA en raison de leur trop jeune âge qui disaient... refuser ce minimum pour marquer leur défiance vis-à-vis de l’État. même ce que l’on présente facilement aujourd’hui comme le marqueur le plus net d’une vérité (et bien que des cas innombrables vérifient que l’émergence d’une vérité est possible ainsi, et souvent seulement de cette manière), la parole des premiers concernés ne peut relever exclusivement et en toute circonstances d’une lecture littérale de tous les énoncés. « parler à la première personne », c’est politiquement affuté, mais c’est aussi en train de sombrer pour partie dans la complaisance pour n’importe quel énoncé qui puisse se revendiquer de l’authenticité du vécu. Y a du tri à effectuer, ça s’appel l’analyse, la critique ou ce qu’on voudra.

      j’ai par ailleurs relayé le papier que tu cites (sélection à Marseille) ainsi que la prise de position de Grimaldi sur ce problème d’avoir à prioriser les non vaccinés au détriment d’autres patients, ce qui en plus de leur nuire (et « la santé publique » avec) fait vivre à ces soignants un violent dobble bind
      https://seenthis.net/messages/941990
      et après bien d’autres exemples cités ici, deux papiers récents sur les effets de la pandémie (non prise en charge adéquate des AVC https://seenthis.net/messages/941976
      on y rappelle que des limites structurelles du système de santé sont aggravées par la gestion de la pandémie et ça fournit un de ces cas qui éclaire sur le contexte de toutes les décisions hasardeuses des uns et des autres (dont les covodés potentiels), c’est bien utile lorsque l’on arrive à s’en servir sans lors d’échanges dans la vie courante, sans culpabilisation, pour faire bouger des pratiques de refus de soin ou de relativisation de leur portée (ici soins préventifs : vaccin ; voire non pharma : masques).

    • Contrairement aux propos du président, certains hôpitaux publics pratiquent déjà des tris de patients. Outre la déprogrammation d’opérations qui contraint les médecins à sélectionner les patients, certaines réanimations se préparent à durcir les critères d’admission. Nous publions l’intégralité d’un document de travail préparatoire officialisant des critères de tri parfois drastiques.

      https://seenthis.net/messages/942767#message942773

  • A l’hôpital Nord de Marseille : « La sélection, on l’opère depuis plusieurs jours »

    Dans les hôpitaux du Sud-Est, les patients contaminés par le SARS-CoV-2 saturent les réanimations. Une situation qui contraint les médecins à durcir les critères d’admission dans ces services.
    Le docteur Jean-Marie Forel raccroche son téléphone et le range dans son pantalon de bloc bleu. Il vient de refuser le transfert d’une malade du Covid-19 vers son service. « Soixante-six ans, trop en difficulté et trop âgée pour qu’on lui place une ECMO, l’assistance respiratoire extracorporelle… », résume le responsable de la réanimation de l’hôpital Nord de Marseille.

    Le site qu’il pilote avec le professeur Laurent Papazian est la référence régionale pour les détresses pulmonaires. Il accueille habituellement les cas les plus graves de Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA). Au bout du fil, son confrère de l’hôpital de La Ciotat (Bouches-du-Rhône), dont le service de surveillance continue a été transformé en « réa Covid », a reçu quelques conseils techniques. Et celui, difficile, de « préparer la famille ».

    A l’hôpital Nord, comme dans tous les hôpitaux du Sud-Est, les patients contaminés par le SARS-CoV-2 saturent les réanimations. En cette dernière journée de l’année 2021, ils sont 31 sur les 44 lits, tous occupés, au premier étage de cette grande barre qui surplombe l’autoroute. Sur l’ensemble des sites des hôpitaux universitaires de Marseille (AP-HM), leur nombre grimpe à 75. Dont 86 % ne sont pas vaccinés.

    En PACA, l’agence régionale de santé a décrété le plan blanc le 7 décembre et activé juste avant Noël le palier 5 de sa stratégie Covid. Depuis le 15 novembre, l’AP-HM comptabilise 92 décès dus au coronavirus. Le taux d’incidence au 1er janvier, 1 400 cas pour 100 000 personnes, n’incite à aucun optimisme. Et pousse 500 médecins des hôpitaux de Marseille – mais aucun des praticiens de l’IHU du professeur Raoult – à signer une tribune dans La Provence, lundi 3 janvier, pour inciter les habitants à se vacciner. « Nous n’avons, pour l’instant, pas de cas d’Omicron en réa, mais cela peut évoluer très vite. Notre crainte, c’est qu’en touchant plus de monde, dans un territoire où les non-vaccinés sont nombreux, ce variant provoque un afflux de patients », explique le docteur Forel, un des signataires de la tribune.

    A l’AP-HM, près de deux tiers des interventions chirurgicales non urgentes, toutes spécialités confondues, sont déprogrammées pour libérer des infirmiers et décongestionner les réanimations. Le 24 décembre, Mediapart a révélé l’existence d’un document de travail dans lequel les médecins réanimateurs évoquent le tri des patients qu’une accélération de la pandémie pourrait leur imposer.

    Des journées rythmées par les « décubitus ventraux »

    « Il n’est pas fréquent de refuser quelqu’un en réa et personne ne se sent à l’aise avec ça. Mais la sélection, on l’opère depuis plusieurs jours en fonction du nombre de places. Les plus âgés, les plus comorbides ne rentrent pas. On leur donne des chances avec de l’oxygène à haut débit, mais on préfère garder les lits pour des personnes à meilleur pronostic », poursuit Jean-Marie Forel. Les choix sont collégiaux et mesurés au cas par cas. En fin de journée, un patient sexagénaire des Alpes-Maritimes verra, lui aussi, son transfert refusé. Quelques minutes plus tard, le lit préservé sera attribué à une jeune trentenaire, enceinte, au pronostic plus favorable.

    Dans la réanimation DRIS, pour « détresses respiratoires infections sévères », grand espace autour duquel les box vitrés se distribuent, les machines bourdonnent en continu. Ici, la cinquième vague a percuté la précédente. Et la tension n’est jamais retombée. Deux malades sont là depuis août 2021 et les « non-Covid » ne sont plus que trois. Les journées sont rythmées par les « D. V. », les « décubitus ventraux », ces retournements de patients, dont le plus jeune a 31 ans, et la moyenne d’âge tourne autour de 57 ans.

    Le seul grand changement depuis l’été, c’est le recours de moins en moins fréquent aux oxygénations extracorporelles. « Sur les premières vagues, les ECMO ont sauvé beaucoup de patients. Avec le variant Delta, les résultats sont nettement moins bons. Nous sommes entre 70 et 80 % de décès », souligne le docteur Forel, qui réserve désormais ce dispositif très lourd aux cas les plus adaptés.


    Retournement (décubitus ventral) d’une patiente de 25 ans, non vaccinée, au service de réanimation de l’hôpital Nord de Marseille, le 31 décembre 2021. FRANCE KEYSER / M.Y.O.P POUR "LE MONDE"

    Masque FFP2 d’où émergent des yeux clairs et l’esquisse d’un sourire chaleureux, l’infirmier Cyril Castillo, 42 ans, dont six dans le service, a « l’impression de vivre une journée sans fin ». « On est épuisés et il y a beaucoup de moments où l’on se dit qu’il faudrait passer à autre chose », reconnaît celui qui est désormais l’un des plus anciens du service. Depuis le début de la pandémie, 20 de ses collègues, sur un effectif de 88, ont quitté leur poste. Conséquence directe de cet exode, l’âge moyen des infirmiers a baissé et, avec lui, l’expérience.

    « La fatigue s’accumule »

    Marine Merono, 29 ans, est arrivée en renfort mi-2020. « On m’a lâchée dans un box après six jours. J’ai eu la peur de ma vie », se souvient-elle. Aujourd’hui, elle apprécie son travail, même si, dit-elle, « la charge est lourde ». En décembre, en plus de son temps de travail habituel, elle ne s’est portée volontaire que pour une vacation de douze heures supplémentaires : « La fatigue s’accumule, c’est difficile d’en faire plus. »

    Marion Sainati-Sicard, 36 ans, elle, a pris son poste en pleine deuxième vague. Foulard orné de petits cœurs colorés, yeux pétillants, elle reconnaît n’avoir parfois que vingt minutes dans une journée pour « manger, boire un café et faire pipi »… Elle sort d’un box où les proches d’un grand-père, extubé la veille, lui ont demandé s’il retrouverait sa vie d’avant. « On ne peut pas leur promettre ça », souffle-t-elle, déjà persuadée que, comme souvent, elle ressassera la scène le soir à son domicile.

    Major de soins du service, c’est-à-dire chargée de la coordination de l’encadrement et de la formation des infirmiers et paramédicaux, mais aussi présidente de la Fédération nationale des infirmiers de réanimation, Sabine Valera reconnaît que « les morts, le stress, la défiance des familles, la violence de leur détresse rendent les conditions de travail très difficiles ». Malgré les contraintes sanitaires, la réa Nord a choisi de maintenir les visites. Blouse blanche, charlotte et masque, les proches défilent de 12 h 30 à 20 heures. « On autorise deux visages par jour. On a bien vu que l’absence provoquait trop de conséquences négatives », explique Sabine Valera, qui a spécialement imaginé un module de formation pour aider ses infirmiers à gérer le rapport aux familles. « Mais, en pleine crise, c’est impossible à caser dans les emplois du temps », regrette-t-elle.

    De nombreux postes vacants

    L’AP-HM n’a pas proposé aux personnels de surseoir à leurs vacances de fin d’année et a décidé de tenir sur les heures supplémentaires. Trente-six au maximum par infirmier ou aide-soignant, payées le double du tarif habituel. A l’hôpital Nord, les retours de la première semaine de janvier vont permettre de monter à 48 lits de réanimation. Mais pas de rouvrir l’unité de 10 lits, armés et équipés de respirateurs, qui attend au bout du couloir. Pour la faire tourner, une cinquantaine d’infirmiers spécialisés seraient nécessaires. Et le pôle affiche déjà 28 postes vacants.

    « Nous n’avons pas de candidats. Les métiers de l’hôpital ne sont plus suffisamment attractifs en évolution de carrière et valorisation financière », constate, dépitée, Sabine Valera. Derrière son masque, elle sourit à l’évocation des 100 euros mensuels supplémentaires qui seront accordés aux infirmiers de réanimation à partir de janvier. « On remercie le gouvernement pour ça. Mais on aimerait surtout améliorer la formation et l’encadrement », insiste-t-elle.

    « Avant l’épidémie, on était déjà à l’os. Depuis, le soin que l’on procure est dégradé. Et je dirais même dégradant », constate de son côté le docteur Forel, qui espère que l’expérience de la pandémie « empêchera le retour à la bonne vieille méthode de rationnement de l’hôpital public » [spontanément ?, ndc].

    Dans son bureau, Mélanie Fabre, une des deux cadres de santé du service, déplie les plannings raturés, qui lui « prennent 98 % de [son] temps ». Les traits rouges symbolisent les absences et zèbrent les feuilles. Une vingtaine est en cours. « On coordonne à la semaine quand ce n’est pas au jour le jour », concède cette jeune mère de famille, dont c’est le premier poste d’encadrement. « Ce que l’on craint avec Omicron, c’est d’avoir des soignants malades ou en quarantaine dans la semaine qui vient », anticipe-t-elle. Le matin même, trois membres du service sont partis se faire tester.

    Incompréhension face aux non-vaccinés

    Assis dans la salle de contrôle, sous le téléviseur qui affiche les constantes des patients, Cédric Polloni, aide-soignant de 37 ans, souffle un peu. En douze ans de réa à l’AP-HM, il reconnaît que, pour la première fois, il se demande « [s’il va] continuer ». Un récent burn-out l’a éloigné pendant trois semaines. « Le Covid fait qu’on pète un peu les plombs », confirme ce solide gaillard au bras gauche tatoué de roses noires. Dans la matinée, il est descendu d’un étage pour manifester avec le syndicat SUD, qui demande que les aides-soignants bénéficient, au même titre que les infirmiers, d’une revalorisation. « En réa, même si nous n’avons pas la même responsabilité, on travaille en binôme », argumente Cédric.

    Comme ses collègues, il grince contre les non-vaccinés qui forment l’immense majorité des cas dont il s’occupe. « T’as qu’à passer douze heures en réa, tu verras, quand tu sors, le vaccin, tu te le prends en apéro », ironise-t-il. Incompréhension, agacement, colère… Dans le service, les mêmes sentiments reviennent quand surgit la question de ces réfractaires ou, pis, des quelques faux vaccinés qui ont reconnu leur fraude. Chef de clinique assistant hospitalier depuis novembre, le docteur Giovanni Bousquet reconnaît que, face aux antivaccins, il a abandonné la pédagogie. « Je sais maintenant qu’aucun argument rationnel ne les fera changer d’avis », soupire-t-il.

    « Les mêmes, qui doutaient de l’existence de la maladie, doutent de la vaccination et de notre capacité médicale. Ils prennent des photos des soignants, des seringues, des machines… Et, en même temps, ils croient à l’efficacité de l’hydroxychloroquine ou de l’ivermectine », s’irrite le docteur Forel. A ceux qui s’en sortent, il conseille de se faire vacciner dans les deux mois. Aux autres ? « Je ne dis rien, parce qu’ils sont morts. »

    https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/01/03/a-l-hopital-nord-de-marseille-la-selection-on-l-opere-depuis-plusieurs-jours