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  • Ukraine. « L’Europe doit se préparer à une confrontation », dit le chef de la diplomatie européenne
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    Alors que les tensions s’exacerbent à la frontière entre l’Ukraine et la Russie, Josep Borrell, le haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité vient à Brest (Finistère), ce mercredi et jusqu’à vendredi. Il y participera au double sommet réunissant les vingt-sept ministres européens de la Défense et des Affaires étrangères.

    Une ambiance « belliqueuse »

    La Russie discute en aparté du sort de l’Ukraine avec les États-Unis, puis l’Otan. Kiev et l’Union européenne n’ont-ils pas leur mot à dire ?

    Que les Russes veuillent nous diviser, en donnant l’impression de passer au-dessus de nos têtes, ne fait aucun doute. Mais j’ai l’assurance que les États-Unis ne joueront pas ce jeu. Le secrétaire d’État américain Antony Blinken m’a dit très clairement que rien ne sera discuté ou accordé sans la participation des Européens. Si négociations il y a, nous y participerons.

    Vous étiez en Ukraine, la semaine dernière. La menace russe vous a-t-elle semblé crédible ?

    Oui. Sur la ligne de front, l’ambiance était belliqueuse, avec plus de 100 000 soldats russes bien armés de l’autre côté. Les Russes prétendent qu’il ne s’agit que d’exercices, mais il y a de quoi être préoccupé.

    Au Kazakhstan, en Biélorussie mais aussi sur le gaz en Europe… Chaque crise offre à Moscou l’occasion de réaffirmer son influence ?

    La Russie de Vladimir Poutine tente de réinventer la situation de l’époque soviétique et redevenir une puissance régionale, voire plus. Ces dernières années, le pays s’est engagé, militairement, sur beaucoup de fronts.

    Dans le Caucase, pour départager les Arméniens et les Azerbaïdjanais ; mais aussi en Syrie, de façon déterminante. La Russie est présente en République centrafricaine et maintenant au Mali. Elle a les moyens et la volonté d’utiliser sa force militaire de façon locale pour affirmer sa puissance.
    « Il faut parler »

    Est-il encore possible de discuter avec Moscou ? On se souvient du mépris avec lequel vous aviez été reçu en février 2021…

    Quels que soient nos différends, il faut parler. C’est pour cela que les diplomates sont payés ! J’étais arrivé le jour même où Alexeï Navalny [opposant à Vladimir Poutine] passait devant les juges : quand je leur ai dit que j’y voyais une atteinte aux droits humains, je ne m’attendais pas à ce qu’ils m’applaudissent ! Mais il fallait le faire.

    Aujourd’hui, la Russie veut revoir l’architecture européenne de sécurité, qui date aussi des accords d’Helsinki (1975). Le monde n’est plus celui de l’ère soviétique. Moscou pose des préalables. Ce qui n’est pas acceptable, c’est de dire : voilà mes conditions, si vous n’êtes pas d’accord, nous avons des soldats à la frontière ukrainienne…

    Face à ces menaces russes, les pays Baltes et de l’Est appellent à muscler la puissance de l’Otan. Au détriment d’une défense européenne ?

    Plus de défense européenne ne veut pas dire moins d’Otan et vice-versa. Les deux sont complémentaires. Les Européens ne doivent pas développer des capacités militaires en tant qu’Union, mais appliquer le traité, qui prône des capacités militaires conjointes. Lesquelles ? Comment ? Pourquoi ? C’est à cela que doit répondre notre politique de défense européenne, ainsi que la « Boussole stratégique » que nous développons en ce moment.

    L’Europe serait-elle « déboussolée » ?

    La traduction française de strategic compass est trompeuse (rires). Cette « Boussole » est une façon de marquer l’horizon, de fixer nos objectifs stratégiques et le chemin que l’on veut suivre.
    Une coopération entre États plutôt qu’une armée européenne

    Oublié le rêve d’armée européenne, vous prônez une coopération d’États pour une force rapide d’intervention…

    Cette capacité de déploiement rapide est le point le plus sexy et visible de la Boussole, médiatiquement. Les Européens, dans leur ensemble, devraient avoir une capacité d’agir de façon immédiate quand une menace se présente. Mais la Boussole ne résume pas à ce type de péril.

    Aujourd’hui, presque tous les domaines de l’activité humaine sont susceptibles de se muer en conflits. Nos futurs champs de bataille seront probablement le cyberespace et l’espace. Il va y avoir des guerres de satellites. Avant, on bombardait les centrales électriques ; désormais, on les pirate informatiquement.

    Ces menaces hybrides seront de plus en plus importantes. De même que la guerre n’est plus la confrontation de deux grandes armées. Nous l’avons vu en Afghanistan et nous y sommes confrontés au Sahel, avec des guerres asymétriques où des armées classiques, bien équipées, affrontent des combattants irréguliers, qui se confondent avec les populations.

    Les Européens doivent se préparer à des situations où la différence entre guerre et paix n’a plus rien de clair : on entre en guerre sans qu’elle soit déclarée. Et la menace ne se limite pas aux frontières de l’Europe mais peut venir de bien plus loin.

    Faire front commun, c’est l’enjeu de votre réunion avec les vingt-sept ministres européens de la Défense et des Affaires étrangères, ce mercredi 12 et jusqu’à vendredi 14 janvier, à Brest ?

    J’espère des avancées claires sur la nouvelle version de la Boussole stratégique. Si les ministres l’approuvent, cela ouvrira le chemin vers son adoption par le Conseil européen, en mars.

    Les citoyens ont déjà l’intuition qu’il serait plus efficace et meilleur marché d’avoir une défense européenne. Mais l’armée reste un élément fondamental de la souveraineté ; on est loin d’abandonner les armées nationales pour en bâtir une seule, européenne. Le sentiment qu’il faut travailler ensemble, éviter les doublons de moyens et nous allier pour combler nos manques fait toutefois son chemin. C’est tout l’objectif des capacités de déploiement rapides : rendre nos armées plus interopérables, capables d’agir ensemble, avec des effectifs réduits.
    L’Europe, une île de paix dans un monde dangereux

    Vous martelez que l’Europe est en danger… Pour mieux faire pression sur les 27 ?

    Ce n’est pas pour faire pression ou faire peur aux Européens, mais pour leur faire prendre conscience que l’Europe, malgré tous ses problèmes, est une île de paix et de prospérité dans un monde dangereux. La promesse de la paix universelle, à travers le commerce et l’interdépendance économique, ne s’est pas accomplie. Aujourd’hui, nous faisons face à des menaces terroristes de toutes sortes. Et à l’émergence de puissances régionales comme l’Iran. Si – par exemple – on ne sauve pas, à Vienne (Autriche), l’accord nucléaire avec ce pays, le monde sera encore plus dangereux.

    L’Europe s’affaiblit-elle ?

    Nous continuons à être très « eurocentrés », à penser que le monde est à notre image, que nos idées, nos valeurs et nos économies sont toujours dominantes. Elles sont importantes. Mais d’autres puissances, comme la Chine, proposent des modèles de développement alternatifs qui ne laissent pas indifférents, notamment en Afrique, en Amérique du Sud ou en Asie.

    Notre poids démographique et économique se réduit. L’Europe subit un rétrécissement. Il y a trente ans, nous représentions 25 % de la richesse mondiale. Dans vingt ans, ce ne sera plus que 10 % de la richesse et 5 % de la population. Cela pèsera sur notre capacité à agir dans le monde.

    En outre, nous devons nous préparer à une confrontation. Celui qui a la meilleure technologie a les meilleures capacités de production et surtout de domination. Pas seulement au sens militaire. Mais aussi pour faire face au changement climatique qui va bouleverser la répartition des richesses et exacerber les conflits.