Le 1er janvier 2002, il y a tout jute 20 ans, l’euro entrait en circulation. Aujourd’hui, après un bilan globalement catastrophique pour les travailleurs français et ceux des pays du sud, personne n’évoque cette question dans les débats de la présidentielle. Peur d’éloigner l’électeur, sentiment d’impuissance, cécité totale ? L’économiste Frédéric Farah dresse le bilan de vingt ans de mensonges, d’aveuglement et d’occasions ratées. Une interview puissante à retrouver sur QG !
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Dans un grand entretien accordé à QG, il souligne combien l’euro est un échec global, y compris sous l’angle de la pensée économique dominante. Il insiste aussi sur le fait que cette monnaie ne tient désormais que par la peur, et est effaré du renoncement de la gauche à s’attaquer à ce sujet, signe à ses yeux de l’abandon de son « âme » par un camp qui était censé défendre la classe laborieuse. Interview par Jonathan Baudoin
Lorsque vous couplez l’euro à la mobilité des capitaux, vous avez un rapport de classe qui devient complètement favorable au capital et défavorable au travail, à la protection sociale.
QG : Dans le Figaro du 29 décembre dernier, il est affirmé qu’il y a une adhésion « irréversible » à l’euro en France comme ailleurs dans les pays de la zone monétaire. Partagez-vous cette vision ?
Évidemment que non ! C’est une certaine façon de se rassurer sur l’irréversibilité de l’euro. Sur quoi se fondent ces discours ? Je verrais plus des raisons négatives que positives à cela. Lorsqu’il s’agit de défendre l’euro, l’orthodoxie nous dit : « Attention, les amis. Si vous voulez sortir de cette affaire, c’est l’apocalypse qui vous attend ». En gros, on va finir comme le Venezuela. C’est forcément l’effondrement économique qu’on nous prédit, mais tout cela n’est pas très sérieux. Un monde après l’euro, ça fait peur. Et puis, les jeunes générations, comme mes étudiants, sont des bébés euro. C’est-à-dire que les gens qui sont nés à la fin des années 1990, au début des années 2000, n’ont eu que l’euro. On a tellement fait peur que certains ont adhéré. L’euro donne un sentiment de stabilité. On fait avec.
Est-ce que derrière il y a malgré tout une adhésion positive ? Je n’y crois pas. À part le discours européen, efficace mais très contestable, s’accaparant les catégories du « bien ». C’est-à-dire, « l’Europe, c’est la paix », « l’Europe, c’est la solidarité », etc. Même si dans les faits, c’est loin d’être le cas. La paix en Europe, c’est pour des raisons géopolitiques qu’elle a eu lieu. Lors de la guerre froide, la paix était assurée essentiellement par les Etats-Unis et la dissuasion nucléaire française qui a joué un rôle clé. L’UE est surtout un projet de la guerre froide. Croire que la monnaie unique a rapproché les gens, ce n’est pas vrai. Ça n’a pas accru le sentiment d’appartenance européen. Il suffit de voir un billet d’euro, sans âme, ne respirant aucune culture commune, pour voir le problème. Ces billets posent trois questions qui n’ont jamais trouvé de réponse : quelle unité, quelles frontières, quelle légitimité ? Ces questions centrales dans la construction européenne attendent toujours leurs réponses. On aurait pu mettre des poètes, des artistes ou des architectes, sur ces billets. Cela aurait été une occasion de se connaître vraiment. Si on avait eu un billet avec le visage d’un architecte portugais ou italien par exemple, on se serait interrogé pour en savoir plus. On n’a même pas fait ça.
QG : Peut-on penser que l’euro est un choc asymétrique positif pour l’Allemagne, et le nord de l’Union européenne, et a contrario négatif pour la France et le Sud de l’UE ?
Indiscutablement ! On peut dire que l’euro, c’est un mark déguisé sans les défauts du mark. L’Allemagne a eu l’intelligence de défendre ses intérêts personnels, nationaux. Aucun reproche n’est à lui faire. L’Allemagne vit avec avec une monnaie sous-évaluée. Les pays du Sud, et nous, vivons avec une monnaie surévaluée. L’euro fort a considérablement coûté en termes de désindustrialisation à la France. Tout comme la Grèce, quand elle se retrouve en 2008 avec un euro à 1,60 dollar, c’est insoutenable pour son économie. Sans compter qu’à l’époque, elle devait subir le boycott des produits russes par l’Union européenne alors que pour la Grèce, son principal client agricole était la Russie. C’était la double peine...
... Tous les candidats, effectivement, ne mettent plus en avant la question de l’euro. Chez Mélenchon et la France insoumise, il y avait eu un effort réflexif, politique, sur ça. Que doit-on en conclure ? Est-ce que ça ne paie plus ? Est-ce qu’on pense que ça éloigne l’électeur ? Est-ce que c’est de la tactique politique ? Je dirais que les autres candidats déclarés n’en parlent pas non plus, parce qu’ils s’en accommodent. Comme l’euro est le bras armé du capital, les candidatures de droite ou d’extrême-droite s’accommodent de l’ordre économique qui existe, leur permettant de désigner d’autres cibles pour la population, en leur disant que le problème est ailleurs. Ils n’ont aucune raison de mettre ce sujet au cœur de leurs préoccupations. Ils sont les candidats du néolibéralisme. Pourquoi iraient-ils perturber son fonctionnement ?
Si ce n’est pas la gauche, telle que je l’entends, qui place la question sociale et celle de la répartition du capital en position centrale, je ne sais pas qui va le faire. Or l’euro est une arme du capital contre le travail. Il faut que les Français comprennent que ce qui arrive à l’hôpital est en lien avec les questions européennes. S’ils ne le voient pas, il est urgent au niveau médiatique que la gauche le dise. Je vais en faire la démonstration cinglante. 1992, on dit « oui » à Maastricht. 1993, la réforme Balladur, où on modifie le calcul des points de retraite. On crée des distorsions public/privé. On calcule les retraites de manière moins généreuse. 1995, la réforme Juppé, avec le fameux ONDAM, l’objectif national des dépenses maladie. Même si les belles grèves de 1995 font échouer une partie du projet Juppé, l’ONDAM demeure et on en perçoit toute la nocivité avec la crise du Covid par rapport aux capacités hospitalières. On continue avec la Tarification à l’activité de Jean Castex. On poursuit avec la réforme Touraine et l’ensemble des réformes de la protection sociale qui se sont faites dans ce cadre européen. Aujourd’hui, ce rationnement budgétaire qu’a connu l’hôpital public est intimement lié à nos choix européens. Les Français doivent le savoir. Et penser qu’entre l’hôpital et l’euro, il n’y a pas de lien, c’est passer à côté de l’essentiel.
Pour le dire avec des mots qui ont du sens pour moi, l’euro est un instrument de la lutte des classes ! Couplé à la libre circulation du capital, c’est une arme de destruction massive des droits des travailleurs...