Pourquoi enseignez-vous ? « Parce que pour chaque élève, on se dit qu’on va trouver la clé » (1/4) – Libération

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  • Pourquoi enseignez-vous ? 40 profs répondent
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    Ils font l’école au quotidien mais on les entend rarement en dehors des drames ou des polémiques : « Libération » a voulu entrer avec eux dans les salles de classes de tous les jours, de la maternelle au lycée, des centres-villes aux zones rurales, des REP aux prépas.

    Les enseignants ont un point commun avec le sélectionneur de l’équipe de France de football : presque tous les autres pensent qu’ils seraient meilleurs à leur place. Car chacun d’entre nous a été élève, beaucoup sont ou ont été parents d’élèves. La salle de classe, on connaît. Enfin, on croit connaître en se disant que ce n’est sans doute pas si compliqué que ça. D’ailleurs, il n’est pas rare d’entendre des étudiants un peu paumés ou des salariés en quête de reconversion lancer, un peu désabusés : « Au pire, je ferai prof… »

    Enseigner faute de mieux ? Bien sûr, les cas existent. Mais si beaucoup d’enseignants, usés par une carrière difficile, réfléchissent à arrêter, ceux qui se sont lancés par dépit ne sont pas légion.

    C’est qu’elles ne sont pas si nombreuses les professions qui suscitent de véritables vocations, les professions dans lesquelles on se projette déjà enfant, les professions dont l’exercice est parfois chevillé au corps. Le revers de la médaille en est d’autant plus flétri : l’acte d’enseigner véhicule tant d’images et d’espoirs que quand il se passe mal, la déception est décuplée.

    C’est pourquoi nous sommes allés écouter les professeurs, en leur posant cette question, ouverte : « Pourquoi enseignez-vous ? » Pourquoi franchissez-vous tous les matins le seuil de votre salle de classe, quel sens cela a-t-il pour vous ?

    « Pourquoi enseignez-vous ? » « Bon qu’à ça », ont répondu en substance certains, paraphrasant cette réponse que Samuel Beckett avait faite à Libération en mars 1985 quand nous lui avions demandé, ainsi qu’à 400 autres auteurs, « pourquoi écrivez-vous ? », un hors-série avec lequel ce supplément entend, toutes proportions gardées, résonner, à distance. « Bon qu’à ça », disait Beckett ne s’imaginant pas ailleurs que devant sa machine à écrire. Bon qu’à ça, font donc écho à leur manière certains des enseignants que nous avons interrogés, ne se voyant pas ailleurs que face à des élèves, n’imaginant pas autre chose qui pourrait donner un sens à leur vie. Ceux-là ont « l’éducation dans le sang », selon les mots de l’une d’entre eux, et côtoient ceux qui sont arrivés là après des détours parfois étonnants mais n’en sont pas moins passionnés pour autant.

    Qu’elle est belle cette vocation, décrite ainsi. Ajoutons-lui les mânes de Jules Ferry, un zest de tableau noir et le chromo sera parfait. Ce serait trop simple : bien sûr, le mantra de la transmission à des générations futures de citoyens éclairés transpire entre toutes les lignes de nos témoignages mais il en a quand même pris un sacré coup. Etre utile, disent nos profs sur tous les tons, chacun avec leurs mots, leurs vécus, leurs anecdotes, leurs découragements aussi. Etre utile, mais à quel prix ?

    C’est qu’ils prennent cher les enseignants. Et quand ils parlent d’eux, cette foi de la transmission forme un couple infernal avec le sentiment d’ingratitude. De la part des parents parfois. De la part de la société qui raille leurs vacances en oubliant l’indécente faiblesse de leurs salaires et la dégradation continue de leurs conditions de travail. De la part de l’institution Education nationale elle-même qui les malmène avec constance, multipliant les changements de programmes, les consignes pédagogiques contradictoires, les classes surchargées, les absurdités en tout genre redescendant consciencieusement toute la chaîne hiérarchique jusqu’au professeur qui, seul devant ses élèves, doit assumer comme il peut.

    « Pourquoi enseignez-vous ? », donc. Il faut entendre cette parole. Ces paroles, multiples : elles n’ont de sens qu’ensemble, car elles dessinent, touche par touche, un panorama divers, de la maternelle à la prépa, des centres-villes aux zones rurales, du périurbain à l’outremer, des salles bondées aux petits regroupements communaux, des REP (réseaux d’éducation prioritaire) aux classes d’élite, des débutants aux quasi-retraités, des collèges sages aux lycées professionnels compliqués. Il est temps de les écouter en dehors de toute actualité. Souvent, on ne tend le micro aux profs que quand ils font grève, quand leur ministre engage une réforme à la hussarde ou leur fait la morale, quand un hebdomadaire les stigmatise, quand les classements internationaux relativisent leur travail, quand l’un d’entre eux est victime d’un horrible attentat. Mais que disent-ils au quotidien ?

    Voilà le but de « Pourquoi enseignez-vous ? » : entrer avec les yeux du professeur dans les salles de classe du quotidien. De tous les quotidiens, du plus banal au plus atypique, du plus excitant au plus difficile, du plus classique au plus innovant. Ecouter l’ordinaire des enseignants, qui déborde souvent de la salle de classe, pour le meilleur ou pour le pire. Sans rien cacher de la fatigue, des angoisses ou du mal-être parfois si grand qu’il peut aller jusqu’au pire.

    Ils sont quarante à prendre la parole dans ces pages, le panel ne se veut pas scientifique mais il entend représenter la diversité d’une profession. Bien sûr, nous avons préféré interroger ceux chez qui la flamme, même si parfois elle vacille, est toujours là. Et le paysage qu’ils dessinent de l’école française, âpre et malgré tout réjouissant, se colore de la conscience aiguë de leur rôle de bâtisseurs de la société de demain. Malgré tout.

    On a parfois dit d’eux qu’ils « endoctrinaient » les élèves, suggérant un complot insidieux, on a même pu, au plus haut niveau, remettre en cause leur attachement à la République. Voilà leur réponse, voilà ce qu’ils font. Pour les élèves. Ce en quoi ils croient.

    Pourquoi ils enseignent.

    • « Tout est rattrapable avec les gamins, il n’y a pas de cause perdue »

      Caroline T., 57 ans, professeure d’histoire-géographie dans un collège REP de la banlieue de Rouen, enseigne depuis 1985.

      « J’ai commencé un peu par hasard : je faisais mes études et il fallait que je bouffe. Je suis rentrée maître auxiliaire, un statut comparable à contractuelle. J’ai commencé à faire des remplacements et puis je suis restée à cause des gamins, parce que c’est trop bien ! Je comprends les collègues qui sont passionnés par leur discipline et veulent enseigner en lycée parce que c’est un plus haut niveau, mais j’aime être avec les collégiens parce que j’ai l’impression que c’est là qu’on peut faire quelque chose.

      « Je suis une ancienne mauvaise élève. A la fin de la troisième, sur mon bulletin, il y avait marqué qu’il fallait que j’aille en BEP couture parce que j’étais incapable de faire des études longues. Tout est possible et rattrapable avec les gamins, il n’y a pas de cause perdue, je n’aimais pas l’histoire-géo à leur âge. Avec moi, s’ils ressortent en aimant l’histoire-géo, c’est bien, mais c’est en prime. L’important est qu’ils soient bien là où ils sont, qu’ils se sentent en confiance avec les adultes, qu’ils se disent qu’il y a peut-être autre chose dans la vie que ce qu’ils connaissent. L’idée, c’est d’émanciper les gamins, de leur ouvrir l’esprit, leur offrir un espace de liberté.

      « Au début de ma carrière, il y a des moments que j’ai ratés, des gamins en difficulté, dans des situations psychologiques et sociales complètement insupportables,…

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