la cinquième vague contraint des médecins réanimateurs à un tri plus sévère

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  • Covid-19 : la cinquième vague contraint des médecins réanimateurs à un tri plus sévère

    Entre pression politique, charge affective des décisions, et crainte de voir le discours médical mal compris, sur le terrain, les praticiens sont réticents à évoquer ce sujet devenu tabou.

    [...] Alors que la phase aiguë de la cinquième vague s’éloigne, avec un nombre de malades du Covid-19 en réanimation en diminution depuis plusieurs jours, le Syndicat des médecins réanimateurs a voulu examiner la situation, en menant une enquête flash sur « le tri des patients éligibles à la réanimation ».

    Selon un questionnaire partagé dans ses rangs depuis le 19 janvier, auquel 97 réanimateurs de services différents ont répondu au 31 janvier, près de 40 % des répondants déclarent avoir été « amenés à refuser des patients qui auraient dû être pris en charge en réanimation et ne l’ont pas été du tout », « au cours des huit derniers jours ». Pour ces trente-sept médecins, le phénomène touche autant des malades atteints par le Covid-19, que ceux qui ne le sont pas, avec, en moyenne, près de huit patients concernés.

    Cette remontée, qui n’a pas la prétention d’être représentative alors que 400 à 500 services de réanimation quadrillent le territoire, vise néanmoins à étayer une réalité que refuse d’admettre le gouvernement. Ainsi, dans une interview au Parisien, publiée le 4 janvier, le président de la République, Emmanuel Macron, assurait qu’il n’y avait « pas de tri » à l’hôpital et en faisait « une ligne rouge ».

    « Des médecins sont obligés de faire des choix en raison du manque de places, soutient le docteur Djillali Annane, à la tête du Syndicat des médecins réanimateurs. Cela fait partie du prix à payer de l’épidémie et d’une telle mise sous tension de l’hôpital, en laissant circuler le virus ; il est important d’en avoir conscience et de le reconnaître. »

    Des « dilemmes difficiles »

    Entre la pression politique, la charge affective de telles décisions et la crainte de voir le discours médical mal compris, sur le terrain, la parole des réanimateurs est rare pour évoquer ce sujet devenu tabou. « En temps normal, nous effectuons une priorisation ou un “tri” tous les jours », rappelle Guillaume Thiery, professeur de médecine intensive-réanimation au CHU de Saint-Etienne. Effectuer un séjour en réanimation, avec des méthodes invasives comme l’intubation, n’a rien d’anodin. Chaque service examine, avant d’admettre ou de refuser un patient, le bénéfice qui peut en être espéré, en fonction de son état, de ses comorbidités, de son âge, de son niveau d’autonomie…

    Mais durant cette cinquième vague, le chef de service stéphanois le reconnaît : il est confronté à des « dilemmes difficiles » à cause d’un nombre insuffisant de lits. S’il ne s’agit aucunement d’un refus massif de patients, lui comme plusieurs réanimateurs témoignent d’une sélection plus sévère qui s’opère. « Il est arrivé, parce qu’on était plein, qu’on refuse l’accès à des malades qui sont dans la zone grise, c’est-à-dire pour lesquels on est moins certain du bénéfice d’un passage en réanimation », confie-t-il, assurant que le problème ne s’est jamais posé pour des malades au bénéfice certain.

    Plusieurs refus d’admission lui restent en tête, comme ce malade du Covid-19 âgé de 78 ans, fragile après avoir eu plusieurs pathologies, mais qui faisait encore son potager, jouait à la belote, vivait encore sa vie. Ou encore, lors de l’une de ses dernières gardes, cette femme dans un « entre-deux » similaire, de « 79 ans et demi », se rapprochant d’un âge qui rend les choses particulièrement mal engagées avec une forme grave du virus.

    « Ça m’a posé beaucoup de questionnements éthiques, j’y ai repensé en rentrant chez moi puis plusieurs jours de suite, je sais qu’en d’autres temps, on aurait tenté le coup pour cette patiente, relate le réanimateur. Aujourd’hui, je ne sais pas si on a mal fait ou bien fait… On ne sait jamais si on fait une bêtise », d’où l’importance de discussions collégiales, souligne-t-il.

    Sélection plus stricte

    Cette cinquième vague est venue ajouter son lot d’interrogations nouvelles. Quid de la prise en charge des non-vaccinés ? Le statut vaccinal a-t-il sa place dans les critères de décision ? « La question était dans toutes les têtes, elle gênait des soignants, même s’il n’y avait pas de doute sur l’issue de la réflexion au niveau médical, nous avons saisi en décembre [2021] le comité éthique au niveau départemental, pour la mettre sur la table », raconte le médecin. Les discussions ont abouti, dans la droite ligne de la position prise par la Société française d’anesthésie et de réanimation, à la conclusion que ce statut vaccinal n’avait pas à être pris en compte dans l’admission en réanimation.

    Plusieurs centaines de kilomètres plus au sud, à Marseille, le chef de service à l’hôpital Nord, Jean-Marie Forel, tient à écarter les fantasmes qui ont pu circuler autour du tri dans sa région touchée de plein fouet par un afflux de patients Covid-19 depuis novembre 2021. Dans un document interne de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, dévoilé par Mediapart en décembre 2021, étaient évoqués le tri des patients et ses critères, qu’engendrerait l’engorgement des réanimations.

    Ce travail, produit avec l’instance éthique de l’hôpital, n’a pas été utilisé, assure le professeur. « Nous avons réfléchi ensemble aux critères de priorisation, selon les recommandations scientifiques et les règles éthiques, dans un souci de ne pas laisser place à l’empirisme, pour un médecin qui se retrouverait à devoir décider dans l’urgence à 3 heures du matin, par exemple, explique-t-il. Mais nous avons réussi à encaisser la vague, à augmenter suffisamment le nombre de lits, sans avoir à y recourir. »

    Il n’empêche, la sélection a été plus stricte ces dernières semaines, admet-il, avec des patients qui auraient été admis en temps normal et qu’il a refusés, afin de garder des lits pour des malades avec un meilleur pronostic. « Cela est arrivé, au cas par cas, uniquement pour des personnes d’un très grand âge, avec beaucoup de comorbidités, qui avaient des chances jugées extrêmement faibles de s’en sortir », décrit-il.

    Parler publiquement de la question du tri

    Au SAMU du CHU de Grenoble, le médecin anesthésiste réanimateur Raphaël Briot le résume dans une formule simple : « On prend des décisions qu’on ne prendrait pas si on était moins tendu, mais c’est toujours pour des patients qui sont au bout du bout. En temps normal, même si, pour un patient, on n’y croit pas trop, on lui donne sa chance, on préfère toujours faire un petit peu plus, qu’un petit peu moins, le doute bénéficie au patient. Là, on est plus regardant. »

    Lui garde en tête une « grand-mère », avec quelques troubles cognitifs, mais qui vivait encore chez elle. Elle avait déjà fait des séjours en soins critiques, et, sur son dossier, il était écrit qu’il n’était « pas évident » que lors d’une prochaine hospitalisation, un passage en soins critiques puisse lui rendre service… Après avoir envoyé une équipe médicale du SMUR la chercher, le médecin a demandé un scanner. Ses collègues en réanimation ont réexaminé l’ensemble de son dossier. Il a finalement été décidé de l’orienter vers une chambre du service des urgences, « où elle pourrait s’éteindre dans le confort et la meilleure sérénité possible ».
    D’autres formes de refus interpellent. Ce sont ces malades que l’on admet, faute de places, dans des structures qui ne font pas de réanimation en temps normal : au CHU d’Amiens, six patients graves de réanimation étaient ainsi installés dans une salle de réveil fin janvier, témoigne le réanimateur Michel Slama. Un autre a dû suivre sa séance d’hémodialyse dans une salle des urgences, « ce qu’on ne fait jamais », dit-il. Malgré l’intervention conjointe des urgentistes et des réanimateurs, ce patient, qui était dans un état très grave, est mort. « C’est une prise en charge dégradée, s’inquiète le chef adjoint du service de réanimation. On sait que cela induit des pertes de chance, cela a été démontré lors des précédentes vagues. »

    Pour Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale à l’université Paris-Saclay, il est grand temps de parler de la question du tri. « Cela fait deux ans qu’on refuse ce débat public sur la priorisation, en préférant une forme de non-dit, juge-t-il. Des critères médicaux entrent en jeu, bien sûr, mais pas seulement, ce sont des choix vitaux qui interrogent nos valeurs, la justice dans l’accès aux soins, c’est un enjeu démocratique. »

    Selon quels critères doit-on arbitrer de tels choix ? Comment respecter les droits de chacun ? Pour le professeur, il s’agira en tout cas de l’un des « marqueurs » à examiner à l’heure du bilan de la crise sanitaire, à côté de celui du nombre de morts.
    https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/02/01/covid-19-la-cinquieme-vague-contraint-les-medecins-reanimateurs-a-un-tri-plu

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