• La participation citoyenne au chevet de la démocratie
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/02/25/la-participation-citoyenne-au-chevet-de-la-democratie_6115180_3232.html

    Très bon papier de synthèse sur les formes de la démocratie par Claire Legros.

    L’engagement direct du peuple dans la décision publique peut redonner du souffle au système représentatif. Mais l’instauration du « citoyen-législateur » remet en cause deux cents ans de théories politiques.

    C’est une absence qui obsède, un vide qui occupe beaucoup d’espace. La désaffection des citoyens pour les urnes s’accentue en France depuis trente ans. La démocratie va mal et les raisons du malaise sont désormais bien identifiées : défiance à l’égard des politiques, sentiment d’être mal représenté, poids des intérêts privés dans la décision politique… Pour autant, ce désengagement ne remet pas en cause l’attachement aux principes mêmes de la démocratie. Il se combine, au contraire, avec une aspiration au renouvellement, confirmée par le baromètre du Cevipof (le Centre de recherches politiques de Sciences Po) de janvier. Tandis que 39 % des enquêtés pensent qu’une bonne façon de gouverner est d’avoir un pouvoir fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ou des élections, plus de deux tiers estiment, au contraire, que le système politique fonctionnerait mieux si les citoyens étaient davantage associés aux grandes décisions politiques.

    Une majorité de Français revendiquent donc d’avoir voix au chapitre, et pas seulement au moment des élections. Malgré ce constat, si plusieurs candidats ont intégré des propositions en ce sens dans leur programme, la refondation de la démocratie ne fait pas l’objet d’un débat structuré. Le risque est réel que cette échéance présidentielle s’apparente à un rendez-vous manqué.

    Cette situation est d’autant plus préoccupante que la décennie qui s’achève aura été traversée par de puissants vents contraires. D’un côté, le terrorisme et la crise liée au Covid-19 ont renforcé la verticalité du pouvoir ; la succession des états d’urgence a « dilué » les frontières entre la démocratie et l’autoritarisme, selon la juriste Stéphanie Hennette-Vauchez (La Démocratie en état d’urgence, Seuil, 224 pages, 19,90 euros). De l’autre côté, le mouvement des « gilets jaunes » et les mobilisations des Jeunes pour le climat sont venus bousculer l’agenda du quinquennat, articulant revendications sociales et démocratiques, les premiers à travers leur demande de référendum d’initiative citoyenne, les seconds dénonçant la difficulté du système politique à se projeter dans le temps long.

    « Pour réussir les multiples et importantes transitions qui s’annoncent, notre génération est la première à devoir changer volontairement et radicalement de modèle de société. Les décisions ne peuvent plus venir d’en haut, elles doivent être négociées, affirme Chantal Jouanno, présidente de la Commission nationale du débat public (CNDP). Nous sommes face à un défi démocratique immense, celui d’inventer une autre façon de gouverner. »

    #Démocratie #Démocratie_représentative #Conventions_citoyens #Démocratie_participative #Démocratie_délibérative

  • « La consommation des pauvres est toujours suspecte », Jeanne Lazarus, Sociologue au Centre de sociologie des organisations/Sciences Po/CNRS

    Tribune. Le pouvoir d’achat s’impose dans l’agenda politique. Chaque hausse de prix, en apparence anecdotique, dévoile le fil d’une histoire plus complexe : celle d’inégalités sociales croissantes, mais surtout le sentiment qu’il devient impossible d’atteindre le mode de vie promis à celles et ceux qui travaillent et se considèrent intégrés à la société. Derrière la notion de pouvoir d’achat, c’est le contrat social qui est en jeu.

    La France de l’après-guerre a donné la « propriété sociale » aux citoyens, selon les mots du sociologue Robert Castel (1933-2013) : jusque-là, la sécurité économique était un luxe réservé aux détenteurs de capital. La propriété sociale, c’est une sécurité économique qui émane du fait d’être membre d’une société et d’en détenir des droits sociaux.

    Le projet politique, social et économique de la reconstruction fut de stabiliser la vie économique des citoyens par la sécurité sociale, les retraites mais aussi la régulation du marché du travail et le développement du crédit, pour permettre à toutes et tous d’accéder à la consommation et à un mode de vie moyen. Le niveau d’équipement s’est élevé de façon spectaculaire pendant les « trente glorieuses ».

    Une consommation au-delà de la survie

    Il est désormais évident qu’un niveau minimal d’accès aux loisirs et à la culture est indispensable pour être intégré à la société. Ainsi, la loi de lutte contre les exclusions de 1998 incluait notamment une prime de Noël pour les personnes au RMI. Enfin, et c’est peut-être le plus important, la promesse de l’Etat social est que les enfants vivent au moins aussi bien, voire mieux, que leurs parents.

    En 2015, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (Onpes) a demandé à des panels de citoyens de définir les besoins minimaux de consommation nécessaires pour participer à la vie sociale. Ces groupes ont par exemple établi que des personnes retraitées ont besoin d’une chambre supplémentaire pour recevoir leur famille, ou qu’une famille doit partir en vacances au moins une semaine chaque année.

    Cette liste de besoins fondamentaux a ensuite été chiffrée, et les chiffres produits (entre 1 424 euros pour une personne active seule et 3 284 euros pour un couple avec deux enfants) démontrent l’écart entre les salaires minimaux et ces besoins essentiels, c’est-à-dire une consommation qui s’étende au-delà de la survie.

    Une population angoissée de ne pouvoir transmettre

    Une part importante de la population est rongée par l’angoisse de ne pouvoir financer le mode de vie qu’elle juge minimal, et encore moins le transmettre à ses enfants. Cette situation est désormais sur le devant de la scène, et les politiques publiques ne semblent pas avoir trouvé la réponse. Comment permettre aux personnes de rester dans la classe moyenne, quand les revenus comme les assurances qui les garantissent s’effritent ?

    Trois leviers majeurs sont aujourd’hui utilisés : le premier est l’augmentation des revenus, minima sociaux, assurances sociales ou salaires. Les gouvernements débloquent des chèques énergie, abondent les fonds de solidarité au logement pour prévenir les expulsions, mettent en place des indemnités inflation. Ils défiscalisent certaines dépenses, placements ou primes versées par les entreprises. Si ces aides sont bienvenues, elles ne résolvent pas les problèmes à long terme.

    Le second consiste à demander aux personnes ayant les revenus les plus faibles de renoncer à la consommation et de se contenter du strict minimum. La consommation des pauvres est toujours suspecte : ne profitent-ils pas à l’excès des aides publiques qu’ils reçoivent sans effort ? La récente polémique sur les achats d’écrans plats lors de la rentrée scolaire l’a prouvé – même si les téléviseurs sont aujourd’hui tous plats, le terme continue à être synonyme de luxe abusif.

    Préparer les citoyens à une vie économique incertaine

    Le problème est que la frontière entre les personnes qui ne mériteraient pas de consommer et celles décrites comme des victimes innocentes de la perte de pouvoir d’achat est floue et mouvante. L’assisté, c’est toujours l’autre. Les représentations de la consommation normale et de la bonne vie sont profondément corrélées aux places sociales : si les ménages sont décrits comme pauvres, il semble normal de leur demander de se restreindre. S’ils sont décrits comme membres fragilisés de la classe moyenne, alors leurs aspirations semblent légitimes, et l’Etat est sommé de les protéger.

    La troisième voie, qui rencontre un fort succès auprès des gouvernants, est « l’éducation budgétaire », réputée permettre aux personnes de surnager dans la classe moyenne sans dépense supplémentaire. La Banque de France a été chargée depuis 2015 de mener la stratégie française d’éducation financière : site Internet, partenariat avec l’éducation nationale et avec de nombreux acteurs associatifs, bancaires et publics. En parallèle, les « points conseil budget » ont été multipliés, afin d’accueillir les représentants de la classe moyenne fragilisée, non suivis par les services sociaux mais rencontrant des difficultés budgétaires.

    Il s’agit au final de transférer sur les épaules des ménages le soin de faire face à la faiblesse et à l’instabilité de leurs revenus. La technique est plus douce : la restriction n’est pas tant imposée de l’extérieur que mise en œuvre par les personnes elles-mêmes, à qui l’on apprend à ajuster leurs désirs à leurs ressources, avec des effets positifs lorsque cela empêche les expulsions et les frais bancaires, mais aussi avec un message social très profond : le niveau de vie jadis promis n’est plus accessible à toutes et tous, et c’est désormais aux individus de se débrouiller. Protéger consiste aujourd’hui, de façon croissante, à préparer les citoyens à une vie économique incertaine, comme si l’idée de filets de sécurité collectifs était rangée au magasin des accessoires périmés.

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/02/25/societe-la-consommation-des-pauvres-est-toujours-suspecte_6115198_3232.html

    #pauvres #salaire #minima_sociaux

  • « Me voilà intégré à une équipe fantôme » : les extraits d’un récit d’infiltration dans l’équipe de Zemmour
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/02/17/me-voila-integre-a-une-equipe-fantome-les-extraits-d-un-recit-d-infiltration

    Je viens de rejoindre un nouveau groupe de travail nommé « WikiZédia ». J’avais repéré cette initiative début octobre [2021], sur le canal Telegram « Groupe de discussion », ouvert à 1 400 personnes. Un membre proposait de « Contribuer à Zemmour & Wikipédia : ajouter du contenu qui concerne Zemmour, compléter et rectifier si nécessaire. = > contacter @Choucroutegourmande ».

    Je contacte @Choucroutegourmande, le 10 novembre, lui signifie mon envie de contribuer, et me voilà intégré à WikiZédia. Une fois de plus, personne ne vérifie mon identité. Et là, c’est vertigineux : j’ai désormais accès à des stratégies et à des tactiques officieuses, non assumées publiquement.

    Gabriel ajoute ce qu’il a appris de son expérience : « Je le déplore, mais il est quasiment impossible de procéder à des ajouts qui paraissent partisans sans s’appuyer sur des articles de presse “mainstream” (malheureusement…). Il faut donc la jouer assez finement. D’ailleurs, à mes débuts, j’ai fait l’objet de sanctions (blocages) pour des modifications trop engagées. » (…)

    La page « consignes » rappelle les priorités : « Mettre à jour les pages “CSA” ; “Face à l’info” ; page “Liste des épisodes Face à l’info” ». Et créer ainsi, au sein de Wikipédia, une myriade de nouveaux liens concernant de près ou de loin Eric Zemmour. Ça a l’air compliqué, mais c’est pourtant très simple. Il s’agit d’un lobbying numérique qui s’évertue à contourner les règles imposées par Wikipédia.

    Je sollicite Jules, l’administrateur de Wikipédia avec qui je suis entré en contact [Jules, sans aucun lien avec l’équipe Zemmour, aide l’auteur à repérer les manœuvres de celle-ci sur Wikipédia], pour obtenir plus d’informations sur Gabriel, alias « Cheep ». Pour rappel, dans la discussion de la cellule WikiZédia, Gabriel s’est présenté comme « chargé de la page Wikipédia d’Eric Zemmour ». Jules se montre tout de suite choqué quand il apprend que « Cheep » fait partie de la cellule WikiZédia. Car « Cheep » n’est pas n’importe qui dans la communauté des « wikipédiens » : d’après les statistiques fournies par l’encyclopédie en ligne, il totalise, depuis 2006, près de 169 000 contributions, ce qui en fait le 64e contributeur de Wikipédia en langue française. Il s’agit donc d’un utilisateur extrêmement expérimenté, que la communauté nomme « Autopatrolled 35 », c’est-à-dire dont les modifications sur les pages sont considérées comme vérifiées automatiquement.
    Lire aussi Comment des militants d’Eric Zemmour gonflent artificiellement la présence de leur candidat sur Twitter

    Le 3 décembre 2021, à 00 h 05, Gabriel- « Cheep » intervient sur la page Wikipédia consacrée à Eric Zemmour. Il ajoute des portraits photo du maréchal Pétain et de Pierre Laval, chef du gouvernement sous le régime de Vichy. Sous les photos, « Cheep » rédige la légende suivante : « Philippe Pétain et Pierre Laval, dont la responsabilité dans la Shoah en France est sujette à débat. » Une affirmation totalement fausse.

    (…) Un autre utilisateur de Wikipédia (dont le pseudo est « Lefringant ») annule une première fois la modification mensongère de Gabriel- « Cheep », une minute seulement après sa publication. A 00 h 10, « Cheep » revient à la charge en indiquant « Images appropriées ». « Lefringant » annule de nouveau la modification en commentant : « L’image peut-être, la légende absolument pas ». « Cheep » passe en force en disant : « Il suffit de lire l’article sur Laval. » « Lefringant » annule de nouveau. Une administratrice de Wikipédia (dont le pseudo est « Bédévore ») intervient pour stopper la « guerre d’édition ». Elle immobilise cette page pendant vingt-quatre heures, sans la légende de « Cheep ».

    Le lendemain, plusieurs contributeurs expérimentés reprochent à Gabriel- « Cheep » ses modifications contraires à la neutralité de point de vue, l’un des principes fondateurs de Wikipédia. Un administrateur propose un blocage d’une semaine pour « Cheep ». Pour se défendre, « Cheep » demande à ce que l’on suppose sa bonne foi, autre règle fondamentale sur Wikipédia. Il écrit : « Pas de procès d’intention. Il s’agit de l’article consacré à Zemmour, donc il me semblait relativement évident que la légende concernait son avis sur le sujet. » En tant que contributeur expérimenté, il sait pourtant que sa légende ne présentait nullement un point de vue, mais une affirmation générale. Son ancienneté le sauve, il n’est pas bloqué. Sa modification est néanmoins masquée pour « contenu illégal ».

    #Wikipédia #Zemour #Faschosphère #Communs #Enclosures

  • #Bonnes_feuilles, #le_monde

    Je viens de rejoindre un nouveau groupe de travail nommé « WikiZédia ». J’avais repéré cette initiative début octobre [2021], sur le canal Telegram « Groupe de discussion », ouvert à 1 400 personnes. Un membre proposait de « Contribuer à Zemmour & Wikipédia : ajouter du contenu qui concerne #Zemmour, compléter et rectifier si nécessaire. = > contacter @Choucroutegourmande.

    Je contacte @Choucroutegourmande, le 10 novembre, lui signifie mon envie de contribuer, et me voilà intégré à WikiZédia. Une fois de plus, personne ne vérifie mon identité. Et là, c’est vertigineux : j’ai désormais accès à des stratégies et à des tactiques officieuses, non assumées publiquement.

    Cette petite cellule de militants pro-Zemmour ne se réunit jamais physiquement. Les « wikizédiens » se coordonnent uniquement par Internet et échangent à travers différentes messageries. Ils sont huit à converser sur #Discord et onze à échanger sur #Telegram, principalement les mêmes personnes. (…)

    [...]

    Me voilà intégré à une équipe fantôme » : les extraits d’un récit d’infiltration dans l’équipe de Zemmour
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/02/17/me-voila-integre-a-une-equipe-fantome-les-extraits-d-un-recit-d-infiltration

    L’obsession de Samuel Lafont : saturer les réseaux sociaux et parfois même l’espace médiatique. Donner l’impression que des vagues spontanées se créent chaque fois. C’est la même idée avec la création de sites Internet annonçant des soutiens émanant de diverses professions (les agriculteurs, les maires, les profs, les avocats, les militaires…) : laisser entendre qu’une lame de fond extrêmement large pousse la candidature d’Eric Zemmour. En réalité, ces mouvements sont coordonnés. La dynamique Zemmour sur Internet est donc, du moins en partie, artificielle et à mettre au crédit de ces stratégies souterraines.

    #reseaux_sociaux #facebook

  • « Les services publics sont notre avenir, leur réinvention est primordiale » : le plaidoyer de 400 citoyens
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/02/14/les-services-publics-sont-notre-avenir-leur-reinvention-est-primordiale-le-p

    Quand les citoyens et les citoyennes participent à la construction, la définition et l’objectif des services publics, on peut penser qu’ils et elles les conçoivent comme des communs, susceptible d’être retiré des mains des technocrates, des managers et autres cabinets d’audit et de conseil. J’ai signé ce texte, qui me semble marquer une nouvelle orientation dans la conception même du service public et de son contrôle citoyen.

    L’accès de tous aux droits fondamentaux se dégrade, s’alarment, dans une tribune au « Monde », des militants associatifs, des membres de collectifs d’agents publics, des syndicalistes et des personnalités de la culture.

    Tribune. Face à la crise sanitaire, notre pays et notre système de santé n’ont tenu qu’à un fil. Au dévouement des infirmiers, des aides-soignants, des médecins de l’hôpital public, parfois épuisés. Au sens du devoir des enseignantes et enseignants de l’école publique, qui ont accueilli les enfants dans des conditions kafkaïennes. A l’abnégation des agents des transports publics, du nettoyage, aux travailleurs et aux travailleuses sociales. La liste est longue, de ces agents et services publics grâce auxquels le pire a été évité.

    Tiennent-ils encore, tiennent-ils vraiment ? Ces services publics qui font notre quotidien se dégradent depuis des années, et avec eux l’accès aux droits fondamentaux. Les premiers à en souffrir ont été les personnes les plus démunies ou en situation de handicap. Puis, les habitants des quartiers populaires ou des territoires ruraux qui ont subi les reculs en cascade : bureau de poste fermé, puis centre des finances publiques fermé, puis classes de primaire fermées, etc. Cet effondrement touche maintenant l’ensemble de la société – sauf peut-être ceux que la grande richesse met à l’abri.

    Nous, citoyennes et citoyens, militantes et militants associatifs et syndicaux, agents des services publics, alertons : nos services publics ont atteint un point de rupture historique, avec la population, avec leurs agents et avec l’avenir. Rupture avec la population, d’abord. Qui voit les services publics devenir maltraitants : les délais de jugement augmentent, le surtravail des agents ne suffit plus à compenser leur manque de moyens, des guichets ferment tandis que progresse une dématérialisation à marche forcée.

    Rupture avec leurs agents, ensuite. Le rationnement de leur temps auprès des usagers rend leur mission impossible. Le mouvement perpétuel des « réformes managériales » désorganise les services. Et lorsqu’ils alertent, ils ont l’impression de prêcher dans le désert, voire sont sanctionnés.

    Rupture avec l’avenir, enfin. Quand la lutte contre le réchauffement climatique, quand la formation de la jeunesse ou la prise en charge humaine des personnes âgées sont subordonnées à des objectifs budgétaires et, de fait, sacrifiées.
    Le fruit de conquêtes sociales

    Les services publics sont le socle de notre quotidien. Ils proviennent des conquêtes sociales et des choix politiques des générations précédentes, du Conseil national de la résistance à la mise en place de la Sécurité sociale, de la nationalisation de la SNCF à la création du service public de l’emploi. De la même façon, leur dégradation résulte de choix politiques. Et des prises de décisions sont possibles pour reconstruire les services publics qu’il nous faut. Les axes du renouveau, nous les connaissons : l’accès de chacune et chacun, sur tout le territoire, à tous les services publics et l’égalité de traitement ; la capacité donnée aux agents de rendre un service de qualité ; la définition collective des besoins.
    Lire aussi Article réservé à nos abonnés « C’est un pansement sur une hémorragie » : les conseillers numériques en première ligne de la dématérialisation des services publics

    Il faut davantage de services publics et il faut qu’ils soient renouvelés. Les entreprises, associations ou collectifs de toutes sortes, si indispensables et efficaces soient-ils, ne sauraient remplacer des services publics, propriété de toutes et de tous. Ces derniers doivent être orientés par la délibération collective, ne devoir de dividendes à personne, et chercher continuellement à répondre et à anticiper les besoins actuels et de long terme.

    On nous oppose leur coût trop élevé ? Sans eux : pas d’économie, pas d’emploi, pas d’industrie. Sans infrastructures, sans réglementation, sans éducation : pas de relocalisations, pas de circuits courts, pas de virage écologique. Sans services publics : des services privatisés plus onéreux, plus inégalitaires, plus excluants.
    Lire aussi Article réservé à nos abonnés « Les enjeux d’efficacité et d’égalité plaident pour un renforcement du service public »

    Les services publics sont notre avenir. Nous avons besoin de services d’énergie, de transport et d’aménagement publics pour faire face à la crise climatique et à ses conséquences. Nous avons besoin d’une information publique, d’une justice de qualité et d’une recherche indépendante pour apaiser la défiance à l’égard de notre démocratie. Nous avons besoin d’une protection de l’enfance, d’une école égalitaire et d’une université publique pour permettre l’émancipation de la jeunesse. Nous avons besoin d’un service public de santé pour garantir l’accès de proximité à un haut niveau de prévention et à des soins de qualité.

    Nous avons besoin d’une Sécurité sociale forte, d’un service public de l’alimentation et du logement pour affronter la faim et la pauvreté. Nous avons besoin de services publics formés pour en finir avec les violences sexistes et sexuelles et pour lutter contre toutes les formes de racisme et de discrimination. Nous avons besoin des services publics de la culture ou du sport pour faire société. La liberté, l’égalité, la fraternité, supposent les services publics.

    Prise de conscience

    Nous, jeunes générations qui voulons grandir sur une planète habitable, savons que la protection du climat nécessite des manières nouvelles de décider et d’intervenir en commun. Nous, usagers et usagères des services publics, qui les voyons s’éloigner chaque jour davantage de nos besoins quotidiens, souhaitons prendre toute notre part dans leur reconstruction.

    Nous, agents et agentes du service public, ne voulons plus avoir honte du service dans lequel nous sommes parfois contraints d’exercer et voulons retrouver la fierté de nos métiers. Nous, citoyennes et citoyens aux engagements différents, appelons à cette prise de conscience urgente : les services publics ont été gravement délabrés ; leur réinvention est primordiale. Elle doit irriguer tout projet démocratique, écologique et solidaire.

    Les services publics craquent, leurs usagers craquent, leurs agents et agentes aussi, et pourtant, jamais nous n’avons eu autant conscience de leur importance. C’est pourquoi nous appelons à construire ensemble un printemps des services publics, d’échanges, de débats et d’interpellation. Nous affirmons que notre avenir est impossible sans une sauvegarde et une refonte des services publics : ils doivent s’organiser à partir des besoins actuels et futurs des populations et de la planète et nous allons, en commun, y travailler.

    Clotilde Bato, présidente de Notre affaire à tous ; Arnaud Bontemps, porte-parole Nos services publics ; Fanélie Carrey-Conte, secrétaire générale de la Cimade ; Annie Ernaux, écrivaine ; Marie-Aleth Grard, présidente d’ATD Quart Monde ; Murielle Guilbert, déléguée générale de l’union syndicale Solidaires ; Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT ; Olivier Milleron, porte-parole du Collectif inter-hôpitaux ; Willy Pelletier, sociologue ; Olivier Py, directeur du festival d’Avignon ; Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature ; Benoît Teste, secrétaire général de la FSU. Liste complète à retrouver sur le site Https://printempsdesservicespublics.fr

    Collectif

    #Service_public #Communs

  • « Rien n’échappe à la marchandisation, pas même les plus fragiles, qu’ils soient âgés ou non », Anne Salmon

    La sociologue et philosophe Anne Salmon voit dans le scandale des Ehpad d’Orpea la conséquence de l’irruption du managérialisme dans tous les domaines de la société depuis la fin du XXe siècle. Dans une tribune au « Monde », l’universitaire espère que ce mode de gestion sera remis en question durant la campagne présidentielle.

    Tribune. Les nouvelles techniques managériales ont profondément affecté l’organisation du travail. La question de leurs conséquences va-t-elle, grâce à l’ouvrage de Victor Castanet [Les Fossoyeurs, Fayard, 400 pages, 22,90 euros], s’immiscer dans la campagne présidentielle ? Ce serait une réelle avancée. Car, au-delà d’Orpea, l’emprise du managérialisme fait des ravages. On le sait, la plupart des grandes entreprises fonctionnent sur ce modèle. Aussi, faire le procès d’Orpea sans remettre en cause l’inflexion autoritaire d’une gestion au service exclusif de la rentabilité financière serait se focaliser sur l’arbre sans voir la forêt. Ce mode de gestion envahit les entreprises privées comme les établissements publics et ce, dans tous les domaines, de l’industrie à l’éducation en passant par la santé ou encore le social et le médico-social. On constate désormais avec horreur que rien n’échappe à la marchandisation, pas même les plus fragiles, qu’ils soient âgés ou non.

    Le virage a été pris à la fin du XXe siècle. A cette époque de multiplication des vagues de licenciements, la dislocation de pans entiers de l’industrie a marqué la fin des « trente glorieuses ». Le terme de « progrès » a été abandonné au profit du « changement », maître mot de la nouvelle gestion des ressources humaines. Les DRH l’ont imposé à un rythme frénétique. Le démantèlement des entreprises, la réorganisation sans fin des services et du travail, l’introduction de logiques marchandes au sein même des organisations, les évaluations et les contrôles individualisés des salariés ont contribué à briser les collectifs de travail sur lesquels reposaient aussi les collectifs de luttes. Il est clair que le nouveau management, et c’est d’ailleurs peut-être l’une de ses véritables fonctions, a fragilisé les mouvements de contestation. Le corps social, réduit au silence, n’a pas trouvé les ressorts pour s’opposer au pouvoir abusif d’un management dont certains députés ont perçu récemment l’« arrogance », [c’est le terme employé par la députée LRM de l’Essonne, Laëtitia Romeiro Dias, pour qualifier l’attitude des dirigeants d’Orpea lors de leur audition par la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, le 2 février].

    Chape de plomb

    Dans le cas d’Orpea – mais, là encore, le fait n’est pas isolé –, sous couvert d’éthique, c’est une chape de plomb que l’on a coulée pour que rien ne puisse être dit qui vienne ternir l’image du groupe. Son code de conduite, document typique de la « gouvernance moderne », en est symptomatique. Après avoir rappelé les valeurs-clés du groupe : « loyauté, bienveillance, professionnalisme et humilité », ce code énonce, sur plus de 50 pages, 16 principes auxquels il est interdit de déroger sous peine de sanctions allant jusqu’au « licenciement pour faute et des demandes de dommages et intérêts à l’initiative d’Orpea ». Certains principes encadrent l’action des salariés. Ils se focalisent notamment sur les soins. Ici, l’individualisation de la faute a tendance à dédouaner l’organisation du travail sous la responsabilité des dirigeants. D’autres principes encadrent la parole. En voici quelques extraits :
    « Nous devons : (…) S’agissant de nos propres publications sur Internet et les réseaux sociaux, toujours questionner leur pertinence et leur impact sur l’image et la réputation du groupe ; (…) Signaler à la hiérarchie ou au service communication tout commentaire négatif ou polémique concernant le Groupe Orpea ou ses établissements. »

    « Nous ne devons pas : (…) Utiliser les forums de discussion, réseaux sociaux ou sites de partage de contenus, y compris dans le cadre privé, pour nous prononcer sur le groupe et ses activités ; (…) Mettre en cause la réputation et l’image du groupe de manière négative via des activités associatives et politiques privées. »

    Le caractère liberticide des chartes éthiques, des codes de conduite mais aussi de l’ensemble des dispositifs qui leur sont associés doit alerter sur les dérives coercitives et disciplinaires au sein des entreprises. Elles ne sont pas uniquement source de souffrances pour les salariés. Elles laissent croire aux directions que le pouvoir acquis est sans limite. Dès lors, leur arrogance va souvent de pair avec de la suffisance.

    Le code laisse néanmoins quelques raisons d’espérer. En effet, il est écrit : « Nous ne devons pas : entraver les enquêtes ou contrôles diligentés par les autorités publiques. » On peut, si l’on en croit cette directive, imaginer qu’en toute humilité, le Groupe Orpea et d’autres à sa suite n’empêcheront pas d’ouvrir cette boîte noire que sont devenues, pour le public et les décideurs politiques, les pratiques managériales au sein des grandes entreprises.

    Anne Salmon est sociologue, philosophe et professeure des universités au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Elle est l’autrice de « Moraliser le capitalisme ? » (CNRS Editions, 2009) et de « La Tentation éthique du capitalisme » (La Découverte, 2007). Elle publie, en mars prochain avec Jean-Louis Laville, « Pour un travail social indiscipliné. Participation des citoyens et révolution des savoirs » (Erès, 220 p., 12 €).

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/02/08/rien-n-echappe-a-la-marchandisation-pas-meme-les-plus-fragiles-qu-ils-soient

    #management #santé_publique #code_de_conduite #charte_éthique