• Nucléaire : le naufrage de la classe dirigeante française
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    Emmanuel Macron a promis de construire quatorze nouveaux EPR, le 10 février à Belfort. Cette annonce traduit l’incapacité de la classe dirigeante de ce pays à penser le monde actuel.

    La classe dirigeante de ce pays est d’un confondant irréalisme. Elle vit dans un royaume magique où la science, la technique et l’économie n’existent pas. Il aura suffi à cette classe dirigeante — qui depuis trois décennies ne fait quasiment rien contre le changement climatique, qui continue à construire des autoroutes, à agrandir des aéroports, à multiplier les dispositifs de consommation énergétique —, il lui aura suffi qu’un lobby appuyé par quelques communicants habiles lui dise depuis quelques années « Le nucléaire n’émet pas de CO2 », pour qu’elle croie avoir trouvé la solution à cet entêtant défi : comment éviter l’aggravation du changement climatique ?

    Tout l’arc de la droite, auquel se raccroche un parti communiste qui n’en finit pas de mourir de son passéisme, promet donc de construire des EPR [1] à qui mieux mieux, M. Macron lançant le bal officiel jeudi 10 février à Belfort.

    Il convient de doucher cet enthousiasme mortifère, qui traduit surtout l’incapacité de la classe dirigeante française à penser le monde actuel. Incapacité qui explique que ce pays régresse sur tous les plans, celui des libertés n’étant pas le moindre, celui de l’intelligence collective étant le plus significatif.

    Rappelons donc un simple fait : l’énergie nucléaire est dangereuse. Sans entrer ici dans le débat sur les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl (1986) et de celle de Fukushima (2011), qu’il suffise de dire que les régions affectées par les retombées radioactives en Biélorussie et au Japon restent affectées par une radioactivité rampante, qui rend la vie de centaines de milliers de gens sur des milliers de kilomètres carrés pénible, inquiétante, maladive. Le coût pour les pays concernés se compte en centaine de milliards d’euros. Et l’hypothèse qu’un tel accident se produise en France est aussi crédible que celle qu’une pandémie survienne — comme l’ont dit depuis des années naturalistes et écologistes sans être entendus, jusqu’à l’irruption du Covid-19.

    Le monde magique de Macron

    « Un accident nucléaire est toujours possible, a rappelé Bernard Doroszczuk, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), le 19 janvier dernier, et ceux qui prétendraient le contraire prennent une grande responsabilité. Je pense qu’il faut rester vigilant, qu’il faut rester réaliste. Un accident nucléaire est toujours possible et cela suppose de l’anticipation. » À tout le moins, comprendre la pertinence de cette hypothèse implique de tout faire pour maintenir la sûreté au plus haut niveau. Disons, en bref, que les difficultés financières d’EDF et les pressions du gouvernement sur l’ASN permettent de craindre que ce ne soit pas le cas.

    Dans le monde magique de cette classe dirigeante, le problème des déchets radioactifs n’existe pas : « C’est le volume d’une piscine olympique, clament les bonimenteurs, creusons un trou et voilà. » La vérité est qu’aucun pays n’a trouvé de solution satisfaisante à ces produits radioactifs pendant des milliers d’années, que la filière française en a multiplié les catégories, compliquant encore le problème, que le projet de Bure, imposé par la répression et l’achat des consciences, est techniquement biaisé, que les installations de La Hague (Manche) sont saturées et dangereuses, et qu’EDF et Orano accumulent des déchets aux quatre coins de la France sans savoir qu’en faire.

    « La France ne sait en fait plus construire de réacteur »

    Il est un autre enjeu crucial sur lequel les « responsables » font preuve d’un irréalisme stupéfiant : ils spéculent sur l’engagement de nouveaux réacteurs alors que la France est incapable d’achever — en plus de dix ans ! — son modèle fétiche, l’EPR de Flamanville, tandis que l’un de ceux construits en Chine, à Taishan, est à l’arrêt depuis juillet 2021 pour un défaut encore inexpliqué. Défaut qui pourrait par ailleurs se répercuter sur l’EPR de Flamanville... Quant aux futurs EPR que M. Macron et la brillante élite de ce pays envisagent de construire, il faut savoir qu’il s’agit d’EPR2 aux caractéristiques de sûreté allégées par rapport à l’EPR, que leur dossier de réalisation technique est loin d’être prêt, qu’une étude de l’administration d’octobre 2021 estimait que ces EPR2 ne pourraient pas être mis en service avant 2040 et que leur coût serait de l’ordre de 9 milliards d’euros, selon les révélations du site Contexte.

    Autre « détail » embarrassant : la France ne sait en fait plus construire de réacteurs, la politique de mondialisation sans frein conduit par les néolibéraux ayant vidé l’industrie du pays d’une partie de sa substance. C’est ce que même le nucléariste Jean-Marc Jancovici est obligé de reconnaître, indiquant dans Le Journal du dimanche : « Si les Français ne savent plus les construire, nous pouvons envisager de nous faire aider par d’autres ! Les Chinois et les Russes seraient sûrement ravis. » Ce n’est pas une idée farfelue : comme le montre Marc Endeweld dans L’Emprise (Seuil, 2022), les liens forgés depuis une décennie par EDF en Chine ont conduit nombre de responsables français à penser que les partenaires chinois pourraient faire des constructeurs de centrales très acceptables. Pour la fameuse indépendance, on repassera.

    De l’impasse, au déclin

    Le plus absurde est qu’au niveau mondial, l’industrie nucléaire est en déclin, et que toute la dynamique de production d’électricité se fait autour des renouvelables. Sans doute pour une raison économique simple : elle est plus rentable. Comme le constate le World Nuclear Industry Status Report, « entre 2009 et 2020, les coûts du solaire ont baissé de 90 % et ceux de l’éolien de 70 %, tandis que les coûts de construction des réacteurs nucléaires ont augmenté de 33 % ». En s’obstinant à vouloir relancer une industrie dépassée qu’elle ne maîtrise plus vraiment, la classe dirigeante française est en train d’enfoncer le pays dans une impasse, qui va l’enfoncer dans le déclin — même si un accident nucléaire ne vient pas mettre un terme définitif aux fantasmes français. Relancer le nucléaire est une stratégie industrielle dépassée.

    « Cette élite est un naufrage. Et le nucléaire une vieille chose »

    Enfin, il y a un enjeu qui est en fait essentiel : dans le monde magique où voudrait vivre l’oligarchie française, la consommation énergétique ne change pas vraiment, on maintient le même niveau de vie moyen (et les mêmes inégalités), l’électricité vient remplacer le pétrole sans que l’on ait sérieusement à se poser d’autres questions. Ainsi, M. Macron et d’autres s’appuient sur UN scénario de RTE (Réseau du transport d’électricité) présenté en octobre. Cette publication a eu lieu à une date qui convenait au calendrier politique de M. Macron, mais pas à la rigueur méthodologique. Car ce scénario de référence, présenté par tous les médias comme le plus fiable, prend comme hypothèse centrale une trajectoire de maintien de la consommation matérielle. Un autre scénario, imaginant une vraie politique de sobriété, est lui attendu pour fin février — après que les annonces de M. Macron auront fait le buzz.

    Cette médiocre entourloupe de communication vise à biaiser le débat, à empêcher que l’on discute vraiment de l’avenir. Mais entre changement climatique, pic de pétrole et industrie nucléaire de plus en plus sénile, il est pour le moins incertain que l’actuelle structure de consommation et d’inégalités pourra se maintenir durablement. Il vaudrait mieux poser sur la table cette question cruciale : comment allons-nous réduire fortement consommations matérielle et énergétique pour empêcher le délitement du monde ? C’est cette question que refuse d’aborder et que nous cache la classe dirigeante française. Mais on ne bâtit rien sur les mirages et les mensonges. Cette élite est un naufrage. Et le nucléaire une vieille chose.