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  • Effondrement sociologique ou la panique morale d’un sociologue, Jean-Michel Hupé, Jérôme Lamy, Arnaud Saint-Martin, Politix 2021/2, n° 134.
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    Apocalypse cognitive (Paris, Presses universitaires de France), treizième ouvrage du sociologue Gérald Bronner, a été célébré à sa sortie début 2021 par la presse généraliste du Figaro à La Croix et couronné par plusieurs prix dont le prix Aujourd’hui, lequel récompense un « document politique ou historique de haute qualité littéraire  ». Dans une chronique-portrait dithyrambique pour Le Monde parue le 24 janvier 2021, le philosophe prescripteur Roger Pol-Droit souligne par exemple que ce professeur de l’Université de Paris est « couvert de titres et de fonctions académiques et que la liste de ses contributions savantes dans les revues de recherche occupe des pages ». Le lecteur ou la lectrice pourrait donc s’attendre à lire un ouvrage sérieux de sociologie, empiriquement documenté et nourri de neurosciences, comme c’est l’ambition affichée. Hélas, il n’y a guère de sociologie ni même de science dans cet essai qui rassemble de façon peu cohérente des affirmations répétées mais jamais fondées, des anecdotes et des opinions politiques tranchées, des citations d’études de neurosciences et de psychologie le plus souvent inexactes ou surinterprétées, tout en usant de notions qui ne sont jamais définies. On ne pourra pas relever ici toutes les erreurs et faiblesses de cette Apocalypse cognitive, car, comme l’écrit l’auteur lui-même à propos de ce qu’il appelle le « principe d’asymétrie du bullshit », « la quantité d’énergie nécessaire à réfuter des idioties est supérieure à celle qu’il faut pour les produire » (pp. 220-221).

    La thèse principale du livre est l’inadaptation du fonctionnement cérébral humain aux moyens modernes de communication et d’échanges. La liberté débridée de trouver et de produire du contenu sur Internet révélerait (sens premier de « l’apocalypse » du titre) une « nature humaine » dangereuse qu’il s’agirait de canaliser : « L’heure de la confrontation avec notre propre nature va sonner » (p. 22), avertit G. Bronner. Cette thèse s’articule sur trois affirmations. La première, développée dans la première partie de l’ouvrage, est une augmentation récente et très importante d’un temps libre permettant de se consacrer à des activités intellectuelles. Une grande partie de ce temps libre serait affectée aux usages d’Internet. La deuxième affirmation reprend la thèse déjà avancée dans les essais précédents  selon laquelle Internet serait un marché libre ou dérégulé, marché dont les marchandises sont cognitives. Le mécanisme intrinsèque de ce marché libre ne pourrait que révéler de la façon la plus transparente et directe les préférences humaines, mesurées par le nombre de visites des sites Web. Le tableau que dessine l’usage d’Internet révélerait selon l’auteur des humains rarement rationnels, attirés par la violence, peureux, narcissiques ou encore obsédés par la sexualité. La troisième affirmation est que ces comportements ne sont pas contingents à notre époque mais correspondent à une véritable nature humaine, telle qu’on peut la décrire grâce aux résultats des neurosciences. Cette vraie nature (le sociologue parle de « cerveau ancestral ») aurait donc été canalisée par les structures sociales de la civilisation, ou n’aurait pas eu le temps ni l’opportunité de s’exprimer jusqu’à aujourd’hui et la « libération cognitive » permise par le temps disponible et Internet.

    Aucune des trois affirmations, répétées tout au long de l’ouvrage (nous avons recensé une trentaine de reformulations de la thèse), ne s’appuie sur des raisonnements scientifiquement valides. Nous allons montrer dans la suite de cette note que le premier élément, présenté par G. Bronner comme une « augmentation du temps de cerveau disponible », est en réalité une métaphore douteuse que le sociologue utilise comme un concept scientifique, sans jamais, pourtant, asseoir cet emploi sur une définition ou une méthode rigoureuse. L’analogie du marché libre, utilisée pour décrire le fonctionnement d’Internet, manque également de définition et d’approche critique. Nous constaterons que l’auteur ne fait en fait qu’affirmer qu’il s’agit d’un marché libre pour éviter de s’engager dans un travail de sociologie et d’analyser les structures d’organisation d’Internet et les stratégies de pouvoir qui s’y jouent. Le troisième élément de l’argumentation est celui qui mobilise la majorité des références scientifiques et du contenu de l’ouvrage, empruntant essentiellement aux neurosciences et à la psychologie expérimentale. Malheureusement, comme nous l’attesterons, ces emprunts manquent presque toujours de pertinence pour au moins trois raisons, dont nous donnerons plus loin des exemples précis. Dans le meilleur des cas, les expériences décrites par G. Bronner ne sont pas inintéressantes mais sont en fait sans rapport avec l’argument qu’il essaie de mettre en avant ; elles font alors office d’argument d’autorité (illégitime). Dans de nombreux cas, l’auteur déforme les résultats ou conclusions des études. Enfin, certaines des études convoquées sont elles-mêmes contestables, mais il semble manquer à G. Bronner l’expertise (ou la volonté ?) pour s’en rendre compte.

    #Gérald_Bronner #sociologie #neurosciences