• « L’hégémonie néolibérale ne se défait pas dans l’espace d’une élection. », entretien avec Stefano Palombarini, saison 2.
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    Stefano Palombarini est économiste et maître de conférences à l’Université Paris VIII. Il a publié “La Rupture du compromis social italien” (éditions du CNRS, 2001) et, avec Bruno Amable, “L’Économie politique n’est pas une science morale” (Raisons d’Agir, 2005) et “L’illusion du bloc bourgeois” (Raisons d’agir, 2017). Ayant été, avec Bruno Amable, le premier à avoir saisi le bloc bourgeois qui se constituait en 2017 autour d’Emmanuel Macron, nous l’avons interviewé (première partie ici) pour savoir si cette lecture était encore valable aujourd’hui, ou s’il fallait réanalyser les rapports de force politiques. Seconde partie.

    Positions : Stefano, nous avons clos notre entretien de mars avec pour pronostic la présence très probable de Marine le Pen au second tour, une seconde place ouverte et la possibilité pour la gauche anti-libérale d’obtenir cette place. Depuis, nous y voyons plus clair concernant les candidats. Indépendamment des sondages, pensez-vous que les dynamiques à l’œuvre sont les même qu’en mars dernier ?

    Stefano Palombarini : Hélas, les dynamiques qu’on avait vu à l’œuvre se sont confirmées et plutôt accentuées. Si on devait faire un paysage rapide, il faudrait d’abord souligner la crise de la stratégie néolibérale dans sa version “progressiste”. Macron, qui avait gagné sur cette ligne en 2017, ne la suit plus du tout. La campagne d’Anne Hidalgo, qui aurait pu prendre le relais, fait naufrage, et les tentatives de créer un rassemblement de toute la gauche autour de Taubira frôlent le ridicule. De l’autre côté, le néolibéralisme dans sa version autoritaire et répressive a le vent en poupe. Macron, Pécresse, Zemmour et Le Pen sont tous, même si avec des tonalités différentes, dans cet espace, vaste au point d’être occupé par quatre candidats différents, tous bien placés dans les sondages. Enfin il y a la gauche. Le nouveau “barrage républicain” contre la France insoumise dont on parlait en mars a fonctionné à plein au cours de l’année. Peut-être qu’aujourd’hui écologistes et socialistes, qui y ont participé en espérant se légitimer aux yeux d’une hypothétique fraction de “gauche” du bloc bourgeois déçue par Macron, réalisent avoir fait un mauvais calcul. Car, il faudra y revenir, la compression des libertés publiques et privées impulsée par le Président n’empêche pas l’électorat qu’il a hérité du PS de lui rester fidèle. En revanche, le barrage anti-LFI a contribué à diviser et affaiblir la gauche tout entière qui n’en avait vraiment pas besoin. Le dernier élément du paysage est plus anecdotique mais significatif. Des médias comme Marianne, des groupes de pression comme le Printemps républicain, promettaient un avenir radieux à une gauche “républicaine” capable de se montrer ferme sur sécurité, laïcité et immigration ; une fermeté qu’il faut comprendre comme l’alignement complet à l’idéologie et aux politiques de droite sur ces thèmes. Montebourg, qui un jour a même parlé ouvertement de la nécessité d’une politique “un peu de droite, un peu de gauche”, y a cru : on a vu le résultat. Hidalgo est un peu tombée dans le même piège. Et dans une campagne qui n’a jusqu’ici pas grande chose de joyeux, on a eu au moins la preuve irréfutable que les thèses du Printemps républicain relèvent de la pure idéologie (droitière) et non de l’analyse.

    Positions : Arrêtons-nous d’abord sur Macron et sa stratégie “progressiste” de 2017. Vous avez raison de noter que le quinquennat à fortement droitisé Macron : Gilets jaunes, retraite, violence envers les migrants. Si effectivement la stratégie centre-gauche semble avoir échouée sur le plan de la situation concrète et du bilan, n’est-il pas possible d’imaginer que l’apparition de Zemmour et la surenchère de toute la droite vers des idées extrêmes permettra à Macron de se recentrer et donc de retrouver sa position de 2017 sur l’échiquier politique ? La faiblesse du PS et de Jadot entre lui et Mélenchon, apparaissant également très semblable à 2017 et la gauche hamoniste. Paradoxalement n’assiste-t-on pas à un retour à la case 2017 ?

    Stefano Palombarini : Les rapports de force politiques sont en effet étonnamment proches de ceux qui caractérisaient le paysage français il y a cinq ans. Il faut se rappeler qu’à l’époque Hamon et Mélenchon étaient crédités chacun de 10 à 13% dans les sondages. Si on fait la somme de Jadot, Taubira et Hidalgo d’un côté, Mélenchon et Roussel de l’autre, on retrouve exactement la même situation. La vraie nouveauté est dans la radicalisation extrême d’une droite qui garde l’espace, très vaste, qui était le sien en 2017. Est-il possible que Macron réagisse à une telle situation en se recentrant et en retrouvant la position de socio-libéral “progressiste” de la campagne précédente ? Tout indique le contraire. Bien évidemment, si jamais il devait se retrouver au deuxième tour contre Le Pen ou Zemmour, le Président ne se privera pas de jouer le défenseur des libertés qu’il a piétiné tout au long du quinquennat. Mais son souci est aujourd’hui d’accéder au deuxième tour, ce n’est pas encore fait. Et Macron se comporte comme s’il était convaincu qu’il ne perdra aucun électeur vers la gauche, alors qu’il craint la concurrence de la droite. Les sondages semblent d’ailleurs valider cette analyse : ni Hidalgo ni Jadot n’ont réussi à récupérer des “déçus du macronisme”, et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Macron joue donc sur le terrain de la droite contre une droite qui se radicalise, ce qui l’amènera, et en vrai l’a déjà amené, à se radicaliser à son tour...

    • C’est parce que le néolibéralisme est hégémonique que le bloc néolibéral-autoritaire arrive à être si fort. Cette hégémonie se traduit principalement de deux façons. D’une part, les alternatives au néolibéralisme sont largement perçues comme irréalistes. Des travailleurs en situation précaire et dominée, des étudiants qui ont besoin de ressources pour financer leurs études et payer le loyer, peuvent par exemple considérer que des relations de travail « flexibles » et sans la moindre protection comme celles qu’impulse le néolibéralisme sont une condition triste mais nécessaire à leur survie car ils ne voient pas d’alternative. Et le fait est que, dans le monde néolibéral qui est le nôtre, ils ont souvent raison. Tant que la possibilité d’une rupture majeure dans l’orientation des politiques publiques n’apparaîtra pas comme concrète et immédiate, l’hégémonie néolibérale ne sera pas véritablement menacée. L’autre dimension sur laquelle joue l’hégémonie, est la hiérarchie entre les attentes sociales. Il ne faut pas être de fins analystes pour percevoir l’énorme travail accompli par les grands médias et les intellectuels de régime pour minorer les questions économiques et sociales, et propulser sur le devant de la scène des thèmes comme l’immigration, la sécurité, l’identité française. C’est ce qui fait que ce bloc trouve sa cohérence. Les classes supérieures, je l’ai indiqué, voient désormais l’autoritarisme comme une condition nécessaire à la continuité des politiques néolibérales qui les avantagent. Mais une partie importante des classes moyennes, pourtant menacées par le néolibéralisme, et même des fractions des classes populaires, considèrent non seulement qu’il n’y a pas d’alternative réaliste au néolibéralisme sur le plan des politiques sociales et économiques, mais qu’immigration, sécurité, etc., sont des problèmes importants qui appellent une réponse autoritaire et répressive.

    • Michaël Fœssel : Je ne veux pas faire du plaisir un programme politique, mais plutôt interroger les causes du désaveu électoral actuel de la gauche et, plus largement, de la politique. Les motifs de ce désamour sont d’abord historiques. Ils proviennent des échecs du communisme et de la social-démocratie. Il me semble qu’il y a pourtant une modalité affective de ce divorce entre les partis de gauche et leur électorat. La gauche met en avant la souffrance – et l’on comprend pourquoi ! –, la dénonciation de l’injustice économique, le refus des dominations. Mais le plaisir, lui, est souvent considéré comme suspect, parce qu’il apparaît comme une compromission avec l’ordre social. Pour de nombreux esprits contestataires, le plaisir a mauvaise réputation. Plus récemment, la sobriété et la modération se sont imposées comme des impératifs de survie dans un monde qui s’effondre à cause de la crise climatique. Pourtant, ce souci écologique est aussi vécu, surtout au sein des classes populaires, comme punitif ou ascétique. Si l’écologie est une promotion du vivant, il faut se demander à quel niveau elle implique, malgré tout, la valorisation du plaisir. Le vivant n’est pas seulement une norme. Il peut devenir plus intense dans la joie. À partir d’une critique de la société de consommation, la gauche adhère également très souvent à l’idée que le capitalisme s’est à ce point généralisé, a tellement investi les corps, que nos allégresses, nos moments de fraternité heureuse et même nos plaisirs les plus ordinaires seraient suspects. Comment pourrait-on jouir dans un monde si injuste ? Or il me semble que la dimension émancipatrice du plaisir existe bien, notamment lorsque ce plaisir n’est pas individualiste mais partagé. Il s’est passé quelque chose de cet ordre avec le mouvement des « gilets jaunes ». Ces derniers se sont rassemblés sur des lieux qui les entouraient, des lieux de la tristesse sociale ordinaire, de la morosité : les ronds-points, les péages d’autoroute… Ils ont investi ces endroits pour les détourner et en faire des lieux d’allégresse et de sociabilité heureuse. Ils les ont transformés à la fois en agora, où l’on s’exprime politiquement, et en lieux de fête, où l’on organise des barbecues. Cela m’a rappelé un texte de Simone Weil à propos des grèves de 1936. Elle raconte qu’une « joie pure » a surgi sur le lieu même de la souffrance et du labeur des ouvriers, dans les usines occupées. La philosophe y a vu une victoire, avant même que les revendications salariales ne soient satisfaites. Le plaisir, on le prend là où on le trouve, même dans le champ d’un système social oppressant dont on modifie les paramètres. Cela m’a donné l’idée d’envisager l’engagement politique non seulement à partir des programmes mais aussi à partir des énergies affectives positives qui le motivent.

      Jean-Luc Mélenchon : Pour moi, la gauche ne s’est pas effondrée parce qu’elle a négligé le plaisir, mais parce qu’elle a abandonné le peuple. La cause du divorce entre la gauche et le peuple se situe entièrement dans le contenu de son programme politique. Elle a cessé de représenter les demandes des classes populaires, du monde du travail. Elle s’est alignée sur les impératifs du capitalisme dominant. Et la social-démocratie l’a fait de plein gré ! Elle a pensé qu’elle réaliserait des prises d’avantages dans le système s’il se portait bien. Plus question, alors, de le renverser ou de vouloir le dépasser. Or ce modèle « réformiste », avec de gros guillemets, a toujours été extérieur à la tradition de la gauche française. Celle-ci naît en 1789. Son contenu révolutionnaire initial surmarque toute son histoire. Léon Blum le confirme. Et n’oublions pas que le Parti socialiste des années 1970 se disait anticapitaliste et se réclamait de Karl Marx. Malgré cela, la social-démocratie...

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