Quand l’État paie pour disparaître, par Arnaud Bontemps, Prune Helfter-Noah & Arsène Ruhlmann (Le Monde diplomatique, novembre 2021)

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  • Caroline Michel-Aguirre - Matthieu Aron : « Emmanuel Macron parle comme les consultants, il pense comme eux »
    https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mardi-15-fevrier-2022

    « Les infiltrés », ce sont les consultants qui ont pris, selon les auteurs de cette enquête, ont pris le contrôle de l’État et mis les ministères sous emprise. Matthieu Aron parle d’un « putsch rampant » et d’un « suicide assisté de l’État ». Pourquoi est-ce si grave ? « D’abord parce qu’on n’est pas au courant, c’est un système qui s’est mis en place sur une quinzaine d’années : comment on a confié la stratégie, l’organisation, toutes les clés de la maison à des cabinets de conseil. D’une part, on ne le sait pas ; d’autre part, ces cabinets n’ont aucune légitimité démocratique. On ne va pas voter en avril prochain pour tel ou tel cabinet de conseil », dit le grand reporter.

    #consulting #corruption #impéritie (des élu·es mandaté·es par le « suffrage universel »)

    https://www.nouvelobs.com/politique/20220214.OBS54458/les-infiltres-revelations-sur-l-emprise-des-cabinets-de-conseil-sur-l-eta

    #paywall

    • « Les Infiltrés » : révélations sur l’emprise des cabinets de conseil sur l’Etat
      https://www.nouvelobs.com/politique/20220214.OBS54458/les-infiltres-revelations-sur-l-emprise-des-cabinets-de-conseil-sur-l-eta

      Dans « les Infiltrés », Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, grands reporters à « l’Obs », lèvent le voile sur le monde aussi secret que puissant des consultants qui ont pris le pouvoir au coeur de la Santé, la Défense, l’Education, et dans bien d’autres secteurs stratégiques. Le livre sort le 17 février. Extraits exclusifs.

      C’est le récit d’un putsch progressif. L’histoire cachée d’un renoncement. Celui de l’Etat, obligé de recourir à des cabinets de conseil privés pour mener à bien ses missions. Tout cela à cause des économies budgétaires, préconisées et mises en oeuvre par... ces mêmes cabinets de conseil. Jamais un livre n’avait encore mis au jour ce système. En juin 2021, Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre avaient fait la une de « l’Obs » avec leurs premières révélations sur « la République des consultants ». Depuis, une commission d’enquête du Sénat a été ouverte, le nom de l’un de ces cabinets - McKinsey - est devenu le synonyme du désengagement de l’Etat et le gouvernement qui craint que ce thème ne devienne un sujet de campagne a promis en catastrophe de réduire l’enveloppe allouée à ces dépenses. Nos deux journalistes ont poursuivi leurs investigations et multiplié les découvertes. Ils en tirent un ouvrage effarant, intitulé « les Infiltrés » (Allary Editions, en librairie le 17 février).

      Extraits exclusifs (les intertitres sont de la rédaction).

      Des dépenses secret-défense

      Les ministères ne communiquent pas sur leurs frais en consulting. En mai 2021, c’est à Amélie de Montchalin, la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, chargée de superviser les plus importants marchés, que nous demandons le montant de ces dépenses. Sa réponse est aussi simple que courte : elle n’en sait fichtrement rien. [...] De longues journées ont été consacrées à éplucher, un à un, les appels d’offres lancés par l’Etat. Ont ainsi défilé sous nos yeux des milliers de contrats portant sur des conseils pour la refonte de services publics, pour la rationalisation du système de santé, pour la réduction d’effectifs dans l’administration... Compte tenu de leur diversité, il nous a été impossible d’agréger cette constellation de marchés avec une absolue précision. On peut juste donner une fourchette : les sommes versées aux cabinets de conseil oscillent entre 1,5 et 3 milliards d’euros par an. Soit, au plus haut de cette moyenne, l’équivalent du budget du ministère de la Culture. La lutte anti-Covid sous tutelle de McKinsey Les Français ont découvert le général Jean-Claude Gallet, son visage gris de fatigue, sa voix lasse mais ferme, le 15 avril 2019, au soir de l’incendie de Notre-Dame. Près d’un an plus tard, le gouvernement le rappelle au chevet de la nation. Le général doit, en extrême urgence, trouver des masques, répertorier les respirateurs et décider dans quels hôpitaux les positionner au plus près des besoins. Au petit matin du 13 mars, le sauveur de Notre-Dame débarque au ministère de la Santé. « Effroi », racontera-t-il plus tard. Le pays traverse un tsunami sans précédent, les services de réanimation risquent la saturation, l’officier s’attend à trouver une atmosphère de ruche bourdonnante. Il découvre des bureaux déserts. [...] A la place des cadres qu’il espérait, on lui impose deux consultants d’un grand cabinet de conseil. Ils doivent l’accompagner dans sa mission, l’aider à établir l’ordre du jour de ses réunions. Le militaire, déstabilisé par cette interférence, tente de résister à cette intrusion du secteur privé. « Et puis, nous raconte l’un de ses proches, il a fini par comprendre que c’était impossible. Il lui a semblé que dans ces conditions il ne pouvait se rendre utile, il a fini par partir. » Ce grand cabinet de conseil américain, positionné au coeur des décisions stratégiques de l’Etat français, c’est McKinsey. Son implication aux côtés du gouvernement va rester l’un des secrets les mieux gardés de la République pendant presque un an. [...] En décortiquant ces 47 commandes passées [par le ministère de la Santé à sept grands cabinets, NDLR] en dix-huit mois, en analysant leur nature, les dates, leur rythme, on reste hagard. On peut quasiment suivre au jour le jour l’immixtion des cabinets de conseil dans la manière dont l’Etat a géré la crise. Macron, le président-consultant « Emmanuel Macron ? C’est l’idole des consultants ! Tout simplement parce qu’il est comme eux. » Alain Minc nous livre ce diagnostic en octobre 2021, lorsque nous l’interrogeons sur le rapport singulier du chef de l’Etat avec les « infiltrés ». Paroles de connaisseur ? L’essayiste libéral, qui murmure depuis cinquante ans à l’oreille des politiques et des grands patrons, a presque vu grandir « Emmanuel ». [...] « Au ministère de l’Economie, se souvient-il, il les fait déjà rêver. Il s’habille comme eux, il pense comme eux, il connaît leurs codes, les fondements de leurs métiers... » Emmanuel Macron, superconsultant ? Sa pensée politique, disent ceux qui ont essayé - souvent en vain - de la définir, est avant tout une méthode de gouvernance, un pragmatisme, un process, un « en même temps » qui s’embarrasse peu d’idéologies ou plus exactement prétend en faire fi. [...] Devenu président, Emmanuel Macron parachève cette posture, comme s’il en devenait l’une des formes les plus abouties. Une boîte à idées sous influence La chose est peu connue mais les consultants ont aussi investi l’un des think tanks les plus réputés de la place : l’Institut Montaigne. Ce cercle d’inspiration libérale, dirigé par l’essayiste Laurent Bigorgne, soutien d’Emmanuel Macron lors de la campagne de 2017 et ami de longue date du président, est en partie financé par les dons défiscalisés d’une quinzaine de grands cabinets dont Accenture, Advancy, Bearing Point, Capgemini, Eurogroup Consulting, Kearney, KPMG, Mazars, McKinsey, Roland Berger, Boston Consulting Group, ou Wavestone. Peu connu aussi, à moins de lire la presse spécialisée, le fait que ces cabinets réalisent certaines études estampillées par l’Institut. Pour ces cabinets, « Montaigne » fait tout autant office de label que de caisse de résonance. En certifiant leurs réflexions, le think tank en facilite la « reprise médias ». Certaines problématiques surgissent ainsi dans le débat public. Selon le site spécialisé (et très bien informé) Consultor, les entreprises de consulting ont été à l’origine de 20 % des travaux publiés par le think tank entre juillet 2019 et juillet 2020 : le BCG s’est penché sur l’emploi en Seine-Saint-Denis, Roland Berger sur l’équilibre du système de retraite, Kearney sur la spécificité du mutualisme à la française. Pour sa part, McKinsey a cogité sur la numérisation de la santé, dessinant un avenir radieux pour les entrepreneurs du numérique et anticipant un marché à venir de 22 milliards par an. L’aspirateur à futures élites A Polytechnique, Centrale ou HEC, les cabinets de conseil rivalisent de moyens pour attirer les meilleurs. Et ça marche. La CGE, la conférence des grandes écoles, qui examine chaque année le devenir des étudiants des établissements les plus prestigieux, indique qu’en 2020 30 % d’entre eux ont opté pour le consulting, à l’issue de leur scolarité. Près d’un tiers, c’est énorme et c’est aussi, à bas bruit, une mini-révolution. En 2007, seulement 7 % de ces diplômés choisissaient ce domaine d’activité. Le métier de consultant est l’un des plus prisés, supplantant les carrières offertes par la banque ou la finance, et loin devant les secteurs « traditionnels » de la construction, des transports, de l’énergie ou des services publics. Pour attirer les jeunes générations, certains cabinets, dotés d’un budget « grandes écoles » de plusieurs centaines de milliers d’euros annuels, se sont, pour ainsi dire, installés au coeur des établissements, nouant avec eux divers partenariats ou incitant leurs partners à donner des cours. Ainsi, Karim Tadjeddine, l’associé de McKinsey, si actif dans la campagne d’Emmanuel Macron, a non seulement participé à la préfiguration de l’Ecole des Affaires publiques - une émanation de Sciences Po -, mais il y dispense aussi aujourd’hui l’enseignement sur « la conduite du changement ».

      Entrer dans un ministère, guide pratique

      Mettre un pied dans la porte, tisser sa toile, se rendre indispensable. C’est le b.a.-ba du métier. Arnaud Montebourg a pu constater, quand il était au gouvernement entre 2012 et 2014, comment les consultants ont investi les couloirs des cabinets ministériels : « Ils ont des idées tous les jours. Et toujours un truc à vendre. "Tiens, tu devrais faire cette politique". Ou alors ils s’adressent aux directeurs de cabinet à coups de slides, de PowerPoint... Ils sont comme les banquiers d’affaires en quête de deals. » Véronique B., rigoureuse haute fonctionnaire qui était jusqu’à récemment à la tête de l’une des directions les plus emblématiques de l’Etat, témoigne de la même infiltration. « Ils viennent vous faire des propositions en permanence. Ils vous font miroiter des solutions miracles, alors on finit par craquer. On leur commande des micro-études, qu’on s’arrange pour payer moins de 40 000 euros [le seuil qui oblige l’Etat à rendre public un marché]. Ensuite, quand ils nous rendent leurs premières conclusions, la proposition est toujours belle et, là, la mécanique s’enclenche pour un contrat en bonne et due forme avec à la clé un marché plus conséquent. Forcément, on va choisir le consultant qui nous a fait la première offre. Donc, il n’y a pas réellement de concurrence. » Arnaud Montebourg se montre encore plus critique. Même si, en tant que ministre, il a lui aussi payé des cabinets, il voit désormais dans cette montée en puissance du consulting rien de moins qu’« une forme d’escroquerie ». Quand Véran copie McKinsey Connaissez-vous la médecine des 5 P ? C’est celle qui doit « permettre à la France de se projeter dans le futur », explique Olivier Véran, le 18 octobre 2021, en présentant son plan de 650 millions d’euros pour la santé numérique. Une « médecine des 5 P : Personnalisée, Préventive, Prédictive, Participative et des Preuves », détaille le ministre. Mais où a-t-il été pioché pareil slogan ? Chez McKinsey ! Un an plus tôt, dans une étude intitulée « E-santé : augmentons la dose ! », réalisée pour l’Institut Montaigne, le cabinet américain préconisait, en effet, pour faire des milliards d’économie, de s’engager à fond dans « la médecine des 4 P : Prédictive, Préventive, Personnalisée et Participative ». Le ministre se sera donc contenté d’ajouter un P... Le général qui passe à l’ennemi En mars 2018, l’information n’a pas fait les gros titres. Et pourtant... Ce printemps-là, Pierre de Villiers, l’inflexible général qui, huit mois plus tôt, a dit non à Emmanuel Macron et démissionné - du jamais-vu depuis un demi-siècle ! - de son poste de chef d’état-major des armées pour protester contre la nouvelle cure d’austérité imposée aux militaires, l’apôtre de la souveraineté nationale intègre... un cabinet privé américain. Le voilà qui devient senior advisor au sein de l’un des plus grands groupes de conseil du monde, le Boston Consulting Group. [...] Le Boston Consulting Group paie 5 000 euros chacune de ses demi-journées de travail, à raison d’un jour de présence en moyenne par semaine. Le général y restera près de trois ans, jusqu’en février 2021. [...] En avril 2019, sur le site spécialisé Consultor, il explique que son changement d’orientation professionnelle a été validé par la commission de déontologie et qu’il ne « traite avec aucun groupe lié à la Défense ». Le Cinq-Etoiles laisse échapper quelques intéressantes confidences : « Entre 2008 et 2015, l’armée a supprimé 50 000 postes de fonctionnaires, c’est-à-dire 60 % du total de la suppression des postes de fonctionnaires au sein des services de l’Etat. » [...] « 50 000 postes, ce n’est pas rien », poursuit l’interviewé qui, dans la foulée, confesse : « Je me suis fait aider par des experts venus de l’extérieur, car il est par instant indispensable d’avoir un regard neuf. » Ainsi, l’ex-Cema [chef d’état-major des armées], qui a claqué la porte avec un tonitruant communiqué sur le manque de moyens alloués aux militaires, se pose soudain en défenseur de cabinets de conseil - lesquels ont, tout au long de ces quinze dernières années, anticipé, pensé, programmé puis accompagné la « modernisation » de l’armée. C’est-à-dire la réduction de ses effectifs, corrélée, comme dans une ronde infernale, à la présence accrue des consultants.

      Kafka à la communication gouvernementale

      Parmi la kyrielle de contrats que nous avons examinés, celui qui a été enregistré au « Journal officiel » le 19 août 2020 mérite un coup de projecteur. Cette histoire surréaliste, qui n’a jamais été racontée, résume assez bien les errements du 20, avenue de Ségur [l’adresse du Service d’Information du Gouvernement, le SIG]. « A l’origine de cette commande, nous confie une ancienne fonctionnaire du SIG, il y a le traumatisme provoqué par la crise des "gilets jaunes". » Marion Burlot, à l’époque numéro 2 du SIG, propose donc à son directeur, Michaël Nathan, de mettre sur pied un petit groupe de personnalités, toutes choisies en dehors de l’administration. Cet aréopage, lui dit-elle, devra plancher sur les ratés de la communication gouvernementale et plus globalement sur la fracture démocratique. Pour constituer cette mini-assemblée, Marion Burlot, qui a aussi été responsable du service de presse de François Hollande, prévoit de s’appuyer sur son carnet d’adresses et sur celui des membres du SIG. Elle veut organiser des rencontres avec des chefs d’entreprises, des associatifs, des universitaires, des syndicalistes, etc., sans que cela ne coûte un sou aux contribuables, sauf peut-être, quelques notes de frais à 50 euros, pour des déjeuners au restaurant. Michaël Nathan trouve cette idée excellente, à une nuance près : le Service d’Information du Gouvernement est selon lui débordé et il juge plus rationnel de solliciter un cabinet de conseil pour sélectionner les personnalités invitées à réfléchir sur la fracture qui coupe la France en deux. Aussitôt dit, un appel d’offres est lancé au printemps 2020. Montant de la facture ? Astronomique. 1,8 million d’euros !

      « Les Infiltrés », par Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, Allary Editions