‘It’s an atrocity against humankind’ : Greek pushback blamed for double drowning | Migration and development

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  • Révélations sur la mort de #migrants repoussés en mer par des garde-côtes grecs

    Un demandeur d’asile parti de Turquie accuse les garde-côtes grecs d’avoir jeté à l’eau deux de ses compagnons, qui sont morts noyés. Au terme de plusieurs mois d’enquête, en collaboration avec Lighthouse Reports, « Der Spiegel » et « The Guardian », Mediapart a reconstitué le fil des événements. Les garde-côtes grecs nient toute pratique illégale.

    Elisa Perrigueur, Jack Sapoch et Tomas Statius

    17 février 2022 à 09h00

    Samos (#Grèce), Izmir (Turquie).– 18 septembre 2021, aux alentours de 13 h 50. Un temps clair règne sur le parc naturel de la péninsule de Dilek, qui borde la mer Égée, dans le district turc de Kuşadası, face à l’île grecque de Samos. Un navire de garde-côtes turcs repère un corps dénudé. Il gît sur une crique rocheuse, au creux d’une baie isolée, non loin du village de Güzelçamlı. Deux jours plus tard, une autre dépouille est découverte, cette fois-ci par des navires, dans le même secteur. Il flotte à 200 mètres des rivages turcs.

    Ce sont les corps de Sidy Keita, un Ivoirien de 36 ans, et de Didier Martial Kouamou Nana, un Camerounais de 33 ans. Selon un pré-rapport d’autopsie, que Mediapart a pu consulter, le premier s’est noyé « en mer ». Quant au second, « il est hautement probable que la cause finale de son décès soit aussi la noyade », indique une source judiciaire turque, sans qu’aucune autopsie n’ait pu être pratiquée sur son corps abîmé.

    Les autorités s’interrogent : comment les deux hommes ont péri ? Un homme se dit en mesure de répondre à cette question. Il s’appelle Ibrahim*. Camerounais, il était présent lors du drame, soutient-il. Si le demandeur d’asile, au visage rond, reste flou sur son âge, il confie être un ancien de la marine, un mécanicien. Ce que confirme sa page sur le réseau professionnel LinkedIn et plusieurs photos issues de son compte Facebook.

    Aux policiers turcs, il explique avoir rallié Samos avec ses deux compagnons, avant que les garde-côtes grecs « ne les embarquent », et ne les renvoient en eau turque. Dans le bateau, les fonctionnaires hellènes leur auraient ordonné de ne « pas lever la tête ». Puis les auraient « frappés à coups de poing », avant de les « jeter à la mer », sans canot ni gilet de sauvetage, retranscrivent les policiers dans un procès-verbal, que nous avons pu consulter.

    Une version qu’Ibrahim nous a confirmée lors de quatre interviews réalisées entre octobre 2021 et février 2022. « Après être remonté à la surface de l’eau dans un état de choc, j’ai nagé jusqu’à la terre. » Ses deux camarades, eux, ne savaient pas nager : « En nous jetant à l’eau, les garde-côtes savaient qu’ils étaient en train de nous tuer. »

    Côté turc, le cas est pris au sérieux. Ankara entend se saisir de l’affaire pour mettre en cause son voisin grec.

    « Il n’existe aucune politique d’arrestations illégales et de refoulement dans le cadre opérationnel et juridique hellénique », indique la garde-côtière grecque, contactée par Mediapart et ses partenaires. Elle assure « enquêter sur chaque information communiquée sur des incidents présumés de mauvais traitements aux frontières, y compris des allégations de “pushbacks”, afin que les sanctions prévues par la loi soient imposées et que des comportements similaires soient évités à l’avenir » (voir les annexes).

    De son côté, la Commission européenne explique qu’elle n’a pas à répondre des accusations qui pèsent sur les troupes hellènes. « Si un tel traitement des personnes se confirme, ce serait intolérable », conclut-elle.

    Pendant six mois, Mediapart et ses partenaires de Lighthouse Reports, de l’hebdomadaire allemand Der Spiegel et du quotidien britannique The Guardian ont interviewé une vingtaine de témoins, exploité des documents exclusifs et analysé des photos, des vidéos, des données de téléphones portables…

    Au terme de cette enquête, nous sommes en mesure d’écrire que Didier et Sidy sont probablement morts après avoir été refoulés par les garde-côtes grecs depuis Samos. Une conclusion explosive et inédite. Depuis des mois, Athènes nie que ses troupes se livrent à des violences sur les demandeurs d’asile.

    La pratique n’est pourtant pas isolée. Rien que pour le mois de septembre 2021, les gardes-côtes turcs rapportent pas moins de trois incidents similaires, au cours desquels des réfugiés disent avoir été jetés à l’eau, sans canot de sauvetage : 29 au total depuis le début de l’année 2021.

    Le chiffre ne doit rien au hasard. C’est même une stratégie assumée par les gardes-côtes, indiquent deux gradés grecs qui requièrent l’anonymat. Elle aurait l’avantage de ne pas nécessiter le recours aux canots pneumatiques, coûteux, pour effectuer ces renvois illégaux. Mais aussi d’envoyer un message dissuasif de l’autre côté de la mer Égée.

    Le départ pour la traversée

    Le 14 septembre 2021, c’est à Izmir que Sidy Keita, Didier Martial et Ibrahim* se retrouvent avec 33 autres demandeurs d’asile. Les deux premiers ont déjà connu plusieurs tentatives infructueuses pour traverser le petit bras de mer.

    Didier a commencé le voyage il y a cinq mois. Il est encouragé par son frère, Séverin, établi en France depuis 2014. Au Cameroun, l’homme, garagiste, rêve depuis quelques années d’une vie meilleure. Il atterrit à Istanbul en mai 2021. Puis rallie Izmir et son quartier Basmane, point de rencontres des exilés et des passeurs. Un quartier que Sidy arpente depuis le 14 mars 2020 et son arrivée d’Abidjan.

    Le parcours d’Ibrahim est, quant à lui, plus nébuleux. L’homme a expliqué lors d’une audition face aux autorités turques le 17 septembre 2021 vivre depuis au moins cinq ans en Turquie, où il aurait enchaîné les petits boulots. À Mediapart, il confie être parti plus récemment.

    19 heures. Le groupe se met en route. Direction Kuşadası, une station balnéaire prisée, à une centaine de kilomètres au sud d’Izmir. C’est là-bas qu’ils doivent traverser. Depuis la marina, on croirait presque voir les côtes grecques, bien éclairées par les spots qui surmontent les hôtels club.

    La nuit tombe. Le groupe prend place dans un canot pneumatique. Sidy, Martial et Ibrahim sont là, attestent au moins sept membres du groupe que nous avons pu interviewer. « Je les avais rencontrés juste avant la traversée. En Turquie, je mangeais parfois avec eux », souligne Pascaline Chouake Nde. Cette mère de famille camerounaise voyage, elle, avec son mari Patrick Aimé Chouake et leur enfant. « Je vivais dans la même maison que Mars, le Camerounais », renchérit Marie*, une Congolaise, elle aussi membre du groupe. « J’étais à côté d’eux dans le bateau », poursuit Séverine*, Congolaise elle aussi.

    À 4 h 06, le Camerounais Didier Martial envoie un message à son frère Séverin. Une simple localisation, côté turc, au pied de l’hôtel qui leur a servi de planque. Le top départ de sa troisième tentative de traversée vers l’Europe.

    L’arrivée en Europe

    Le bateau vogue des heures durant. Le temps est clair. Il touche les côtes escarpées de l’est de l’île de Samos, entre 7 et 8 heures du matin. La zone, difficilement accessible, est un python de roche qui plonge dans la mer turquoise. Parmi le groupe, la tension est palpable. Un bateau de pêcheur mouille non loin du rivage. Son capitaine ne quitte pas des yeux l’embarcation et semble passer un coup de fil.

    Hasard ou non : un bateau fait alors son apparition dans la crique, là où le groupe vient d’accoster. Blanc, à coque grise, il est floqué du logo des garde-côtes grecs. Un signalement qui correspond à l’un des navires stationnés en permanence à Samos. Ce dernier, assurent les autorités grecques, était bien déployé dans la zone ce jour-là mais sur d’autres opérations de sauvetage.

    Les officiers débarquent. Ils sont rapidement rejoints par des dizaines d’autres policiers qui arrivent en haut de la colline qui domine la baie. Certains sont masqués. La plupart portent un uniforme sombre sans signe d’appartenance lisible. Impossible de savoir de quelle unité ils font partie. Le groupe est pris au piège.

    À 7 h 56, Valentin*, un jeune Camerounais dont c’est la première tentative, envoie une brève vidéo de la scène à une ONG qui vient en aide aux migrants fraîchement débarqués en Grèce, ainsi qu’une capture d’écran de sa localisation. Une manière de démontrer qu’il a bien posé le pied sur le sol grec, dans le cas où les policiers tenteraient de le repousser.

    Le message est suivi d’une note vocale. « Oui, bonjour grand, nous sommes à la traversée, on nous a attrapés. Des “ninjas” [auxquels il compare les policiers – ndlr]. Venez nous prendre s’il vous plaît. Venez nous prendre, vite, vite, vite, s’il vous plaît. » Puis, une autre note vocale parvient jusqu’à l’ONG, envoyée par un autre membre du groupe. À la fin de cette dernière, on entend un bruit sourd, qui pourrait être celui d’une détonation.

    À 10 h 25, HRLP (Human Rights Legal Project), une association locale d’aide aux demandeurs d’asile, avise la police locale, des membres du Haut Commissariat aux Réfugiés en poste sur l’île, ainsi qu’un fonctionnaire de la Commission européenne, de l’arrivée du groupe, dans un échange de courriels que nous avons pu consulter. La Commission confirme la réception de ce courriel mais répond qu’il « était directement adressé aux autorités grecques et à d’autres organisations [...] suffisamment informées de la présence de migrants à l’endroit indiqué pour assurer un suivi rapide et efficace ».

    Les violences des policiers grecs

    Ce jour-là, la violence des policiers grecs va loin, dénoncent les exilés. Ils sont 12 demandeurs d’asile à se souvenir des insultes, des coups de poing, des coups de feu. La plupart raconte s’être vus confisquer leurs effets personnels, téléphones ou argents. Certains assurent avoir subi des fouilles au corps humiliantes. « Il m’a mis la main à l’anus », rapporte ainsi Patrick Aimé Chouaké, lors d’une interview réalisée en décembre 2021 à Samos. « Et moi, dans le vagin pour me fouiller. Ils m’ont pris 500 euros », renchérit son épouse. Valentin* confirme : « Ils ont touché mes testicules. Les policiers cherchaient dans le vagin des femmes. Ce sont des hommes qui faisaient ça. Ils portaient des gants. »

    Le groupe est ensuite contraint de prendre place sur un autre bateau sur ordre des gardes-côtes. « Nous avons quitté Samos vers 9 heures. Ils nous ont fait tourner longtemps sur l’eau, jusqu’à 13 heures environ, retrace Marie*. Les gardes-côtes regardaient partout pour que personne ne nous repère. Une fois qu’ils se sont assurés que la zone était libre, ils nous ont placés sur deux canots pneumatiques, sans moteurs, ni eau. »

    À 14 heures, le groupe de 28 est repêché, indiquent les gardes-côtes turcs. Sur une vidéo filmée par l’équipe de sauvetage, des fonctionnaires remorquent un canot sans moteur. Avant de transférer les passagers, dont plusieurs enfants, sur un patrouilleur.

    Les évadés

    C’est depuis « la brousse », comme il qualifie la forêt, que Libya*, un Congolais âgé de presque 18 ans, observe la scène. Quelques arbres lui permettent de se cacher, tout comme ses deux compères. « Ce jour-là, c’était à la vie, à la mort », lâche le jeune garçon qui est parvenu à rejoindre le camp de Samos au terme de quatre jours de bivouac, sans boire, ni manger.

    Mais Libya* et ses compagnons ne sont pas les seuls à s’être fait la malle. Un autre petit groupe a réussi à tromper la vigilance des policiers. Parmi eux, Didier, Sidy et Ibrahim. Le groupe connaît les mêmes embûches. Mais a surtout le même but : rejoindre le camp de réfugiés de Zervou, à une trentaine de kilomètres dans les terres, où les demandeurs d’asile sont censés s’enregistrer.

    Depuis la « brousse », Sidy passe un coup de fil à Izmir. Rassure ses amis restés en Turquie. Ils sont trois à l’avoir vu en Grèce au cours d’un appel vidéo. « Il m’avait appelé alors que j’étais au travail, se souvient Eloge, depuis Istanbul où il séjourne toujours, quand il parlait, il avait l’air essoufflé, je me suis dit qu’il n’était pas encore arrivé au camp. » « J’étais content pour lui, c’est un peu comme mon petit frère », renchérit Jean-Baptiste, 46 ans, Ivoirien et originaire d’Abobo lui aussi.

    Le pushback

    Dans la matinée du 16 septembre, le lendemain de la traversée, les trois hommes se décident finalement à quitter la forêt. Ils veulent rejoindre le camp. À peine sortis des fourrées, ils sont arrêtés. « Des policiers en civil nous ont demandé nos papiers mais on n’en avait pas », se souvient Ibrahim.

    L’ un des policiers appelle des renforts. Quelques minutes plus tard, la maréchaussée est rejointe par trois hommes en noir, au volant d’une voiture banalisée. Une cagoule cache leur visage. « Des gardes-côtes », présume Ibrahim. Les trois hommes se font bastonner. On leur confisque leurs effets personnels avant d’être jetés dans la voiture, mains sur la tête, pour une demi-heure de route.

    Ibrahim, Sidy et Martial sont ensuite contraints d’embarquer dans un bateau, racé, à coque molle, qui dispose d’une petite cabine à l’avant. Une signalisation qui correspond au Rafnar, l’un des bateaux utilisés par les gardes-côtes grecs à Samos.

    Les trois hommes sont parqués à l’avant. Le bateau file pendant une trentaine de minutes, se rappelle Ibrahim, avant que les garde-côtes ne s’arrêtent. Selon son récit, moteur éteint, ils jettent Didier par dessus bord. Puis Sidy. « Ils ne disaient rien. De notre côté, on les suppliait. On leur demandait de nous ramener près de la côte », se souvient Ibrahim.

    Dans les flots, l’homme se démène. « Il y avait des vagues ce jour-là. » Un témoignage cohérent avec les données météorologiques. Il perd finalement de vue ses deux camarades. Didier est le premier à sombrer. Sidy le suit. Ibrahim prie : « Je me suis dit que je devais vivre pour livrer mon témoignage. »

    Combien de temps dure sa lutte dans la mer Égée ? Impossible à dire, mais Ibrahim finit par toucher terre. Probablement sur la presqu’île de Dilek, dont il décrit le rivage ciselé et la base militaire qui la domine. À quelques kilomètres seulement au sud d’où il avait pris la mer deux jours plus tôt. Les vagues renvoient finalement le corps de Sidy sur la plage. Il essaie de le réanimer mais le jeune Ivoirien est déjà mort.

    Ibrahim est désorienté. Il lui faut trouver un refuge pour la nuit. Il dort dans la forêt environnante. Le lendemain, alors qu’il chemine sur la route goudronnée la plus proche, la gendarmerie l’arrête et l’emmène au poste. Les militaires turcs recueillent son témoignage le lendemain, le 18 septembre 2021. Avant de se rendre sur la côte où ils découvrent le corps de Sidy Keita. Lors de sa déposition, Ibrahim prévient : « Un autre ami s’est perdu en mer. » Ce n’est que deux jours plus tard que le corps de Didier Martial est retrouvé.

    Retour au pays

    Des deux côtés de la mer Égée, la nouvelle de la mort de Didier et Sidy se répand comme une traînée de poudre. Les messages fusent de groupes en groupes sur WhatsApp. L’un d’eux parvient à Séverin, le frère de Didier. Il est prévenu dès le 16 septembre de la disparition de son cadet. Il prend la nouvelle en pleine face, s’effondre, rongé par la culpabilité.

    « Je n’arrête pas de me demander si c’est de ma faute. Je lui ai dit de venir en France, mais il voulait partir. » Les proches de Sidy, dont le jeune Soumaoro, 17 ans, sont missionnés pour aller reconnaître la dépouille de l’Ivoirien à la morgue d’Izmir. « C’était bien lui. Il était gonflé par l’eau », confie le jeune homme ému. Même chose pour les amis de Didier. L’identification se déroule le 22 septembre 2021, d’après un certificat que nous avons pu nous procurer.

    Dans les jours qui suivent, une veillée est organisée chez l’un des membres éminents de la communauté africaine d’Izmir. « Ça a été un vrai choc mais aussi une communion à la mémoire de nos frères qui sont morts en mer », se souvient Valentin.

    Les dépouilles des défunts connaissent des fortunes différentes. Celle de Didier est rapatriée au pays, grâce aux économies de Séverin. Elle est enterrée dans son village natal de Batchingou, à l’ouest du Cameroun. Il laisse derrière lui une femme, deux jeunes enfants, Divine et Louange, et une famille endeuillée.

    Le corps de Sidy, quant à lui, ne quitte pas les rivages d’Izmir. « Les Turcs nous avaient dit que nous avions deux semaines pour trouver de l’argent. Sinon, il serait enterré à Izmir », se rappelle Soumaoro. Impossible de trouver la somme dans le temps imparti. Sidy est enterré parmi le carré des indigents au cimetière d’Izmir.

    Le poids d’Ibrahim

    Ibrahim, lui, a de nouveau tenté la traversée. Fin novembre, il a finalement réussi à rallier la Grèce sans être refoulé. « Je n’avais pas le choix. Ce n’est pas possible de vivre en #Turquie. »

    Il est depuis enregistré comme mineur. De nombreux demandeurs d’asile croient pouvoir obtenir une protection plus grande de la part de l’État grec en se déclarant tels, mais la manœuvre peut s’avérer risquée. Face à nous, Ibrahim clame sa minorité. Tout comme son avocat. Une information que Mediapart et ses partenaires n’ont pu vérifier.

    Ibrahim est surtout détruit par l’histoire qu’il a vécue. « Je suis épuisé. À bout de force. J’ai l’impression qu’une partie de moi est restée dans l’eau. » Cette eau, que le marin considérait comme son amie, s’est retournée contre lui.

    Elisa Perrigueur, Jack Sapoch et Tomas Statius

    https://www.mediapart.fr/journal/international/160222/revelations-sur-la-mort-de-migrants-rejetes-la-mer-par-des-gardes-cotes-gr