• Lucas Chancel : « Les modes de vie des plus riches nous conduisent dans le mur »

    https://www.nouvelobs.com/idees/20220220.OBS54744/lucas-chancel-les-modes-de-vie-des-plus-riches-nous-conduisent-dans-le-mu

    C’est tout un symbole. Le nouveau yacht de Jeff Bezos, un voilier ultra-luxueux de 127 mètres de long, d’une valeur de 430 millions d’euros, ne passe pas sous le pont de Rotterdam. Qu’à cela ne tienne : la municipalité devrait démonter l’ouvrage historique - une infrastructure publique - pour que l’excentricité ultra-polluante du fondateur d’Amazon puisse voguer vers d’autres flots…

    • Alors que le quinquennat Macron a été marqué par le mouvement des Gilets jaunes, le sujet des inégalités sociales et climatiques est cruellement absent de la campagne présidentielle, déplore l’économiste Lucas Chancel. Entretien.

      C’est tout un symbole. Le nouveau yacht de Jeff Bezos, un voilier ultra-luxueux de 127 mètres de long, d’une valeur de 430 millions d’euros, ne passe pas sous le pont de Rotterdam. Qu’à cela ne tienne : la municipalité devrait démonter l’ouvrage historique - une infrastructure publique - pour que l’excentricité ultra-polluante du fondateur d’Amazon puisse voguer vers d’autres flots...
      Les 10 % les plus émetteurs de la planète pèsent, à eux seuls, pour près de la moitié des émissions totales de dioxyde de carbone, relève le Laboratoire sur les inégalités mondiales (World Inequality Lab) dans son dernier rapport. Pour lutter contre le changement climatique, il faudrait donc commencer par cibler les pollueurs les plus aisés par une fiscalité adaptée, soutient l’économiste Lucas Chancel, codirecteur du WIL.

      L’OBS : Vous travaillez sur les liens entre les inégalités de richesse de revenus et de patrimoine et la crise climatique. Pourquoi ces deux sujets - le social et l’écologie - sont-ils intriqués ?

      Lucas Chancel : C’est simple : les inégalités de richesse engendrent des inégalités de pollution. En moyenne, un Français émet chaque année 8,7 tonnes d’équivalent dioxyde de carbone (CO2). Sauf que quand l’on regarde dans le détail, on s’aperçoit que les 10 % les plus riches émettent 25 tonnes de CO2. A l’autre bout de l’échelle, la moitié de la population française n’émet, elle, que 5 tonnes de CO2 - ce qui correspond à l’objectif de réduction des émissions fixé par l’Accord de Paris pour 2030. On retrouve des disparités encore plus fortes au niveau mondial : nos données montrent que 10 % des plus gros émetteurs sont responsables de 46 % des émissions de CO2, tandis que les 50 % du bas n’en produisent que 13 %. Et la crise sanitaire a creusé encore un peu plus ces disparités. On a récemment vu des milliardaires, qui ne savent plus quoi faire de leur argent, faire du tourisme spatial avec des niveaux de pollution associés qui sont gigantesques. Mettre en relief ces disparités permet de sortir de l’idée que l’humanité, dans sa globalité, est responsable de la catastrophe climatique...

      Les émissions de gaz à effet de serre et les pollutions sont étroitement imbriquées dans les inégalités de richesse, tant entre les pays qu’au sein d’une même nation. Il y a de très gros pollueurs au Brésil et de petits émetteurs en Europe. Poser l’enjeu écologique sous l’angle social est primordial si l’on veut éviter de reproduire certaines erreurs, à l’image de l’augmentation en France de la taxe carbone, à l’origine du mouvement des « gilets jaunes ». On a demandé aux moins biens lotis de faire, proportionnellement, un effort plus important qu’aux plus aisés, sans tenir compte du fait que les émissions des plus modestes sont bien souvent « contraintes », par exemple dans les zones périurbaines, sans transports en commun. Dans le même temps, on n’a rien demandé à ceux qui polluent en investissant dans les énergies fossiles ou en prenant l’avion pour se rendre de Paris à Marseille. On leur a même fait de multiples cadeaux fiscaux, comme la suppression de l’ISF ou la « flat tax ».

      Un cocktail explosif.

      Qu’aurait-il fallu faire ? D’autres pays ont procédé différemment. Prenez les Suédois. A partir des années 1970, ils ont investi à grande échelle dans des réseaux de chaleur urbains alimentés par des énergies renouvelables. Quand le prix de l’énergie a augmenté, avec l’introduction d’une taxe sur le carbone en 1991, les ménages qui se chauffaient au fioul avaient à leur disposition une alternative moins chère et moins émettrice. En France, on aurait pu mettre en place des bonus écologiques ultra-forts pour que les ménages puissent acquérir, sans reste à charge, un véhicule moins polluant. On aurait aussi pu verser des compensations aux plus modestes, comme cela a été fait dans la province canadienne de Colombie-Britannique : une partie significative des recettes fiscales de la taxe carbone de 2008 a été reversée aux classes populaires et moyennes. Si on ne prend pas en compte la question inégalitaire, on bloque la machine et on réduit d’autant nos chances de lutter contre les dérèglements écologiques.

      Sur les inégalités, quel bilan tirez-vous du quinquennat Macron ?

      Hélas, le présupposé idéologique de ce quinquennat a été diamétralement opposé à ce que suggèrent les dernières études en économie : on reste dans l’idée que les inégalités ne sont pas un problème - du moment que la pauvreté diminue - et qu’elles peuvent même stimuler l’économie. Ce quinquennat aura au moins permis de démontrer l’inanité de la théorie du ruissellement. Des études ont été menées après la suppression de l’impôt sur la fortune et la modification de la taxation sur les dividendes. Ces travaux ont étudié le supposé lien causal entre la baisse de la fiscalité des plus riches et un surcroît d’investissement dans les entreprises ou d’embauches. Aucun effet réel n’a pu être prouvé... Par contre les dividendes ont été versés de manière encore plus inégalitaire.

      Par ailleurs, pendant que l’on faisait ces cadeaux au haut de la pyramide, on a coupé dans la sphère sociale, dans la couverture chômage, dans certaines prestations comme les APL (Aide personnalisée au logement). Notre système fiscal, déjà peu progressif, est devenu encore plus régressif avec des taux d’imposition plus faibles pour les plus aisés que pour les plus modestes. Difficile dans un tel contexte de demander des efforts aux ménages modestes pour réduire leur consommation d’énergie...

      Dans votre ouvrage, « Insoutenables inégalités », il y a une courbe frappante qui montre que les émissions des plus gros pollueurs ont augmenté plus vite que celles des autres... En France aussi ?

      En France, les émissions des personnes des 10 % plus riches ont diminué moins rapidement que celles des 50 % du bas de l’échelle. Ce mouvement s’explique en partie par le creusement des inégalités de patrimoine, qui s’est amplifié depuis le milieu des années 1980. Rappelons que la moitié de la population française n’a quasiment pas de patrimoine. On pense souvent que les riches polluent plus parce qu’ils consomment davantage. C’est vrai, mais c’est la partie émergée de l’iceberg : une grande part de leurs émissions provient de leur patrimoine et en particulier de leurs actifs financiers. Ces investissements sont encore largement fléchés vers des activités carbonées. Or, il faut bien avoir en tête qu’un investisseur a beaucoup plus d’alternatives qu’un consommateur de carbone. Si je suis en zone périurbaine, sans alternative à la voiture, je vais être touché de plein fouet par une taxe carbone, tandis que si j’investis 500 000 euros dans un producteur de pétrole, je ne vais pas subir ce « signal prix » alors que je pourrais très bien investir cet argent ailleurs... On marche sur la tête.

      Comment définir un placement polluant ?

      C’est une question sur laquelle la recherche a déjà des éléments de réponse. Pour les 1 % ou 0,1 % les plus riches, on peut d’ores et déjà faire des estimations des émissions carbone de leurs placements financiers qui semblent assez fiables. Par contre, au niveau des individus, cette mesure devient difficile car nous manquons encore d’outils de politiques publiques associées. En fait, c’est en créant de nouvelles mesures fiscales ou de nouvelles règles que l’on pourra mesurer finement ces émissions. Nous sommes au même point que lorsque l’impôt progressif sur le revenu a été mis en place au début du XXe siècle. A l’époque, les conservateurs expliquaient doctement que cet impôt était impossible à mettre en oeuvre parce que nous n’avions pas de données individualisées sur les revenus. La puissance publique a donc créé des outils de déclarations fiscales. Un mouvement similaire accompagnera la mise en place d’un impôt sur le patrimoine avec une composante carbone.

      Pourquoi les inégalités sont-elles encore un impensé des politiques écologiques ?

      C’est d’abord par facilité. Les politiques, qui s’appuyaient sur des travaux d’économistes peu soucieux de la question sociale, ont pensé qu’il suffisait d’appuyer sur le bouton « taxe carbone » pour résoudre le problème climatique. Depuis trente ans, les politiques - Emmanuel Macron et son gouvernement tout particulièrement -, ont largement démissionné face au problème des inégalités, comme s’ils refusaient de le voir ou le considéraient comme une fatalité, un mouvement inéluctable de l’Histoire. Enfin, cet impensé peut s’expliquer aussi par le cadrage habituel des enjeux climatiques qui a longtemps été, et reste encore, générationnel : les « boomers » détruiraient la planète et l’avenir des générations futures.

      Certes, il y a des disparités réelles entre générations, mais on commence à prendre conscience que les différences d’émissions sont principalement liées aux écarts de richesse qui existent au sein d’une même génération. Vous soulignez que nous ne sommes pas tous exposés de la même façon aux risques climatiques... Hélas, on manque encore en France d’une cartographie précise sur la qualité de l’air, du sol, des eaux. On sait toutefois que les communes les plus pauvres sont plus exposés aux pollutions de l’air ou aux risques industriels et chimiques. Au niveau mondial, de nombreuses études montrent que dans les pays du Nord comme du Sud, les plus aisés sont généralement moins soumis aux risques environnementaux. Les plus modestes sont non seulement les plus exposés mais aussi les plus vulnérables.

      Le paradigme de cela, c’est l’ouragan Katrina, qui a touché la Nouvelle-Orléans en 2005. Mon collègue François Gemenne a montré par exemple que les plus riches - ne serait-ce que parce qu’ils avaient une voiture pour s’enfuir - ont « mieux » vécu cette tragédie. Et puis, quelle que soit la nature des crises, ceux qui ont du patrimoine peuvent rebondir plus vite. Ainsi, un agriculteur sans épargne qui sera touché par la sécheresse tombera facilement dans la pauvreté. Il faut à tout prix éviter que la crise climatique ne vienne exacerber ces inégalités, notamment via des mécanismes d’assurance et de protection sociale-écologique.

      Vous soutenez la proposition, portée par plusieurs candidats de gauche à la présidentielle, d’instaurer un ISF climatique. De quoi s’agit-il ?

      C’est le retour de l’ISF, mais dans une version modernisée. Avant qu’il ne soit supprimé par Emmanuel Macron, cet impôt ne rapportait qu’entre trois et cinq milliards d’euros en raison de l’énorme quantité de niches fiscales qui permettaient d’y échapper (sans elles, il aurait dû rapporter entre 10 et 15 milliards). L’ISF vert doit d’abord être un ISF sans niches. On y intégrerait par ailleurs une composante pollution avec un taux plus élevé portant sur les actifs financiers placés dans des secteurs polluants ou émetteurs de carbone.

      Ce volet « carbone » de l’ISF a vocation à n’être que transitoire puisque, si l’on prend au sérieux les objectifs de l’Accord de Paris, nous devons atteindre la neutralité carbone en 2050. C’est là une des différences avec les impôts progressifs sur le revenu ou le patrimoine. Eux n’ont jamais eu pour objectif d’annihiler la richesse alors que cet ISF climatique doit nous aider à nous débarrasser des énergies fossiles.

      Mais est-ce vraiment faisable ?

      La mise en place d’un tel outil exige de mettre la main sur de nombreuses informations, à dissiper le greenwashing des banques... Il y aurait une absurdité totale à penser qu’au XXIe siècle, avec les puissances de calcul dont on dispose, on ne soit pas capable de collecter ces données, surtout au vu de ce qui est en jeu : la sauvegarde de l’habitabilité de la Terre. Nous avons les moyens d’y parvenir, il ne nous manque que la volonté politique.

      Est-ce qu’il faudrait le compléter avec un système de quotas carbone individuels pour réduire de manière planifiée nos émissions ?

      C’est un débat qu’il va falloir mettre sur la table assez rapidement. Aujourd’hui, je préfère mettre nos efforts sur les investissements massifs permettant de créer des alternatives et une refonte du système fiscal. Mais à mesure que l’on va avancer dans la transition le principe des quotas deviendra de plus en plus pertinent. Le Royaume-Uni avait commencé à imaginer un tel système avant la crise de 2008. Dans ce schéma, chacun se voyait attribuer une même « enveloppe » de crédits carbone. Une bourse secondaire de revente permettait un effet redistributif : il faut racheter des quotas pour dépasser son budget de départ.

      La philosophie qui porte ce système est intéressante car elle renverse la perversité actuelle : aujourd’hui, nous donnons de fait des droits de pollution supplémentaires à certains individus - essentiellement les plus aisés. Pourquoi des gens auraient davantage de droits de tirage sur la destruction de la planète que d’autres ? Absolument rien ne le justifie. Je pense que la première étape pour avancer, c’est de prendre conscience des écarts d’émissions entre individus et de la distance à parcourir pour atteindre les objectifs climat du pays.

      En France, la cible d’émissions individuelles c’est cinq tonnes en 2030. En réalité, la moitié la plus pauvre de la population y est déjà et une autre est largement au-dessus. Faisons en sorte que nos politiques publiques ciblent plus explicitement cette moitié supérieure, par exemple via des mesures fiscales ou réglementaires.

      En dehors de l’augmentation de la fiscalité sur les actifs fossiles, faut-il aussi augmenter les taxes sur l’aviation de tourisme ou les jets privés ?

      On peut cibler des consommations précises : les yachts, les vols intérieurs, etc. On peut aussi soumettre les propriétaires à des obligations de rénovation plus strictes qu’aujourd’hui pour en finir avec les passoires thermiques. En 2012, le plan « Bâtiment Grenelle » avait fixé un objectif de 400 000 rénovations de logements par an et l’adaptation des 800 000 logements sociaux les plus énergivores avant 2020. Seulement 10 % de l’objectif a été atteint, selon un rapport parlementaire. Il faut mettre à contribution les propriétaires pour accélérer le rythme. On a perdu dix ans là-dessus en France.

      Est-ce qu’il faut s’attaquer directement aux entreprises comme Total, qui a engrangé en 2021 un bénéfice d’environ 14 milliards d’euros ? En les nationalisant, par exemple ?

      Ce ne sont pas des Martiens qui détiennent Total. Derrière chaque entreprise, il y a des individus, des actionnaires, qui prennent des décisions ou refusent d’en prendre. L’enjeu, c’est de les identifier et de faire porter sur ces personnes, via des politiques fiscales, des réglementations ou des incitations, l’effort nécessaire à la bifurcation écologique.

      Faudrait-il envisager des nationalisations ?

      Dans certains secteurs stratégiques, oui. Le changement climatique est la plus grande défaillance de marché de l’histoire et nous avons besoin de pilotage à long terme, ce que les marchés ont encore beaucoup de mal à faire. Il est donc certain, si l’on veut sérieusement réussir cette transition écologique, que l’on aura besoin d’acteurs publics plus puissants que ces quatre dernières décennies. Alors que les patrimoines privés n’ont cessé d’augmenter, celui de l’Etat n’a, lui, fait que décliner. Il faut enrayer cette dynamique.

      Si l’on suit vos recommandations, une large partie des actifs financiers qui demeurent dans des secteurs fossiles perdront toute valeur demain si la transition énergétique est réellement engagée. Comment éviter que l’accumulation de ces actifs « échoués » ne se mue en une crise financière ?

      Ce qu’il faut d’abord avoir en tête c’est que le changement climatique non maîtrisé nous prépare des crises financières à répétition. Les investissements dans le secteur des énergies fossiles ont été faits depuis trente ans alors que nous disposions déjà de toutes les données nécessaires sur les effets catastrophiques des gaz à effet de serre. Les détenteurs de gros patrimoines polluants ne peuvent pas venir demander des compensations quand ils comprendront enfin les conséquences de leurs choix.

      Quant aux actifs détenus par des classes moyennes, des petits retraités anglo saxons par exemple qui ont mis leur épargne là-dedans, il faut les accompagner pour qu’ils en sortent au plus vite. Je ne propose pas ces différents outils fiscaux pour le simple plaisir de prendre de l’argent aux plus riches, mais bien pour empêcher des inégalités de richesse et de pollution extrêmes et financer un modèle social écologique.

      Comment peut-on créer de la prospérité sans carbone ?

      Une manière de le faire, c’est d’investir dans les secteurs du lien, de l’éducation, de la santé, des secteurs qui sont moins carbonés. Augmenter le salaire des profs, celui des soignants, ou bien créer un service public de la dépendance, ça génère moins de CO2 que de mettre le même argent dans la construction d’autoroutes ou de centrales à gaz. Il y a une alliance à imaginer entre le développement des services publics et l’écologie. Mais pour financer tout ça, il faut aussi repenser notre système fiscal. On en est encore loin.

      Vous pensez vraiment un renversement possible ?

      Nous demeurons coincés, depuis les années 1980, dans un mode de pensée héritée de la droite américaine qui clame que pour que l’économie fonctionne, il faut le moins d’Etat possible, le moins d’impôts possible. Ce modèle est à bout de souffle, on le voit et on peut espérer qu’un mouvement de balancier va avoir lieu. Mais vous avez raison, rien n’est encore écrit. Le fonctionnement économique actuel et les modes de vie insoutenables des plus riches nous conduisent dans le mur.

      Revenons sur les voyages spatiaux de Bezos et de ses confrères : on voit l’absurdité totale de la concentration des richesses. Dans la mesure où nous sommes dans une situation où nos émissions de carbone doivent diminuer drastiquement, il n’est pas acceptable que les dernières tonnes émises le soient pour assouvir les désirs de consommations ostensibles des plus privilégiés.

      Emilie Brouze, Sébastien Billard, Rémi Noyon

      « Insoutenables inégalités », de Lucas Chancel (éd. Les Petits matins, 2021 - nouvelle édition augmentée).