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  • Jonathan Littell : « Tant que Poutine restera au pouvoir, personne ne sera en sécurité. Aucun de nous »
    TRIBUNE Jonathan Littell, Ecrivain et cinéaste

    Si le président russe croit qu’il est assez fort pour défier l’Occident, c’est parce que « tout ce que nous avons fait ou, plus précisément, pas fait depuis vingt-deux ans lui a appris que nous sommes faibles ».
    Il y a vingt-deux ans, une guerre vicieuse, déjà, a amené Vladimir Poutine au pouvoir. Depuis lors, la guerre est restée l’un de ses principaux outils. Il l’a continuellement utilisée, sans hésiter, au cours de son long règne. Poutine existe grâce à la guerre, et a prospéré par la guerre. Espérons maintenant que c’est encore une guerre qui causera sa chute. (abos) https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/03/jonathan-littell-tant-que-poutine-restera-au-pouvoir-personne-ne-sera-en-sec

  • « Nous sommes des psychologues et nous ne serons jamais des vendeurs de soins psychiques »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/29/nous-sommes-des-psychologues-et-nous-ne-serons-jamais-des-vendeurs-de-soins-

    Alors que le dispositif MonPsy entrera en vigueur le 5 avril, plus de 2 000 psychologues dénoncent, dans une tribune au « Monde », la gabegie du gouvernement et expliquent pourquoi ils entendent boycotter ce protocole, qu’ils étaient pourtant nombreux à appeler de leurs vœux.

    Tribune. Depuis plusieurs mois, Emmanuel Macron et Olivier Véran se félicitent d’une réforme concernant le remboursement de consultations auprès d’un psychologue qu’ils présentent avec emphase comme une avancée historique pour les personnes en situation de détresse psychique.

    Que l’on ne s’y trompe pas. Beaucoup de psychologues sont favorables à un dispositif de remboursement des séances au nom d’une égalité d’accès aux soins psychiques. Et puis, ne boudons pas notre plaisir : notre métier est enfin reconnu d’utilité publique, loin des clichés sulfureux qu’il charrie encore parfois. Pour autant, le dispositif MonPsy, qui entrera en vigueur à partir du 5 avril, est inacceptable et dangereux pour nous comme pour nos futurs patients.

    L’ensemble de la profession n’a cessé de le dire, mais nos demandes et propositions sont restées lettre morte. Si bien que nous, psychologues libéraux et exerçant en institution, sommes aujourd’hui déterminés à boycotter ce protocole dont nous étions pourtant nombreux à louer les motifs initiaux.

    Le service public de la santé psychique déconsidéré
    A titre liminaire, nous rappellerons au président de la République et à son ministre des solidarités et de la santé que le libre accès au soin psychique prodigué par des psychologues existe dans son principe noble, inconditionnel et gratuit, depuis une soixantaine d’années au sein de structures hospitalières et médico-sociales publiques.

    Or ces établissements ne sont plus en capacité d’effectuer leur mission (les listes d’attente pour la prise en charge de nouveaux patients varient de plusieurs mois à quelques années) parce que les gouvernements successifs les ont laissés progressivement dépérir en limitant leurs moyens et en transformant leur esprit.

    Jamais en France le service public de la santé psychique n’a été à ce point malmené et déconsidéré : fermeture de services de psychiatrie dans la fonction publique hospitalière, exclusion systématique de notre métier dans les revalorisations salariales, maltraitance de psychologues structurellement sous-payés, usés et démissionnaires du fait de procédures les soumettant à des contraintes incessantes et dénuées de sens.

    La santé mentale n’est pas qu’une affaire de médecine

    Dans ce contexte désolant, le dispositif promu par l’exécutif à destination du secteur libéral a tout de la poudre aux yeux jetée à des fins purement électoralistes. Qu’on en juge plutôt. En premier lieu, les séances ne seront remboursées que sur adressage préalable d’un médecin. Dans notre pratique quotidienne, une orientation du médecin est parfaitement compatible avec notre exercice.

    De fait, les médecins, majoritairement non formés à la prise en charge de la souffrance psychique dans son versant psychothérapique, nous envoient régulièrement des patients pour avis et suivi dans ce qui est une collaboration confraternelle nécessaire et féconde. Mais l’adressage (qui n’est ici rien d’autre qu’une prescription déguisée) est une affaire différente : il dit ce qui est bon pour un patient et commande une exécution par un professionnel de santé.

    A ce titre, il est antagoniste à toute démarche de soin psychique, laquelle s’inscrit dans un moment – le bon moment pour un patient – et dans une rencontre : la bonne rencontre entre le patient et son thérapeute. La santé mentale n’est pas qu’une affaire de médecine et de chimie, elle est aussi une affaire d’humanité, et les sciences humaines ont toute leur place dans la prise en charge de la souffrance psychique, à côté de la science médicale et sans nul besoin de lui être inféodée.

    Une méconnaissance stupéfiante de la profession

    La préservation de l’accès libre et direct aux psychologues doit être clairement garantie. D’autre part, les remboursements seront limités à une portion congrue de la population (250 000 personnes la première année, soit 0,5 % de la population) et en fonction des troubles. En effet, seuls « les troubles d’intensité légère à modérée » seront concernés, et les patients en burn-out ou prenant un traitement antidépresseur, souffrant de troubles alimentaires ou d’une addiction, seront de facto exclus de cette prise en charge.

    Quand les personnes seront plus gravement touchées, où trouveront-elles l’aide nécessaire ? Faudra-t-il attendre qu’elles soient hospitalisées pour être accompagnées décemment, si cela est encore possible ? Le troisième danger de ce dispositif réside dans le fait qu’il ne propose le remboursement que de huit séances par an au maximum. Huit, pas une de plus ! Cela montre une méconnaissance stupéfiante de notre profession et de ce qu’est une psychothérapie.

    Certaines thérapies courtes sont tout à fait fructueuses, et ce sont de toute façon les patients qui décident in fine du nombre de séances dont ils auront besoin. Mais pour que tout ce qui est douloureux et complexe puisse se dire, pour que l’élaboration de ce qui entrave puisse advenir, nos patients ont souvent besoin de plus de huit séances.

    Vers la paupérisation de la profession

    Si le nombre de séances annuelles remboursées est limité à huit, comment allons-nous clore de manière imposée ce qui a commencé à s’ébaucher ? « Vous vous êtes livrés tout l’été ? Eh bien ! payez maintenant ! » Ou bien : « Revenez l’an prochain même si vos souffrances sont toujours aussi aiguës. » Comment maintenir un lien de confiance avec nos patients qui devront alors payer de leur poche (s’ils en ont les moyens) pour continuer leur thérapie ?

    Cette rupture dans la continuité des soins est impossible à valider sur les plans éthique et thérapeutique, et nous demandons un rehaussement significatif du nombre de séances remboursées. Quatrième problème enfin, le montant des huit séances remboursées a été fixé à trente euros, sans dépassement possible. Cette décision est lourde de conséquences parce qu’elle condamne l’ensemble de la profession à une paupérisation sans précédent.

    En temps ordinaire, le tarif d’une séance de thérapie est de soixante euros en moyenne. Ce n’est pas un montant anodin, mais c’est ce qui nous permet de recevoir sept ou huit patients par jour tout en payant nos charges, le loyer de notre cabinet, nos formations et nos supervisions.

    Impossible de suivre correctement les patients

    Par ailleurs, dans notre pratique quotidienne, nous adaptons déjà nos tarifs aux moyens de nos patients : trente euros la séance, et même parfois moins. Si nous pouvons le faire, c’est précisément parce que d’autres patients ont les moyens de payer plus. On pourrait nous rétorquer que l’afflux de patients, lié au dispositif de remboursement, permettrait de compenser la perte sèche subie par les psychologues.
    A ceci près qu’il est rigoureusement impossible de faire ce métier correctement si nous recevons les patients à la chaîne. Nous refusons de recevoir de quinze à vingt patients par jour, entre vingt et trente minutes au maximum, au risque de nous abîmer dans ce rythme et d’abîmer nos patients avec.

    La survie de la profession, et d’un soin psychique dans le respect d’une éthique professionnelle et d’une qualité d’écoute, est menacée si des psychologues ubérisés acceptent ce dispositif contraint du début à la fin. La Cour des comptes, dans son rapport qui appelle à la généralisation du dispositif de remboursement des séances de psychothérapie (« Les parcours dans l’organisation des soins de psychiatrie », février 2021), semble pourtant percevoir le caractère ubuesque de la situation lorsqu’elle énonce que « la contrainte dans les soins mine l’alliance thérapeutique, reconnue comme précieuse dans le traitement ».

    Pour préserver l’éthique et l’humanité

    L’autre ironie amère de la situation est que l’on nous dit tous les jours, en cette période de pandémie, à quel point notre travail est précieux et, pourtant, jamais nous n’avons eu le sentiment d’être autant méprisés. Victimes de la reconnaissance de notre métier, il nous faudrait désormais l’exercer au rabais. Et ce au motif que l’Etat ne se donne plus les moyens de financer les institutions publiques dont la mission est d’intervenir gratuitement pour les publics les plus fragiles.
    Notre colère n’est en rien la traduction d’un quelconque réflexe corporatiste. Par-delà ces questions brûlantes soulevées par notre profession, nous sommes aussi solidaires de tous les professionnels exerçant un métier au cœur de l’humain : soignants, enseignants, travailleurs sociaux, magistrats, etc. Comme nous, ils sont touchés mais luttent sans relâche pour préserver l’éthique et l’humanité qui fondent leurs pratiques.

    S’il y a destruction de nos métiers et perte de sens de nos missions, il se produira un désastre pour celles et ceux qui font appel à nous. Nous sommes et resterons des professionnels responsables de notre éthique et autonomes dans nos méthodes et pratiques. Nous ne sommes ni des robots ni des clones, et nous ne gérons ni des flux ni des stocks. Nous sommes des psychologues et nous ne serons jamais des vendeurs de soins psychiques.

    Là où l’exécutif s’érige aujourd’hui en gestionnaire tatillon de l’intime, nous continuerons de prendre en charge la souffrance psychique d’êtres humains dont les problématiques, parce qu’elles sont diverses, complexes et singulières, ne seront jamais réductibles à un protocole contraint et standardisé.

    Les premiers signataires de cette tribune sont : Alain Abelhauser, professeur des universités en psychopathologie clinique, ancien vice-président de l’université Rennes-II, président du Séminaire interuniversitaire européen d’enseignement et de recherche en psychopathologie et psychanalyse (SIUEERPP) ; Solenne Albert, psychologue clinicienne ; Stefan Chedri, psychologue, psychothérapeute, psychanalyste ; Albert Ciccone, professeur de psychopathologie et psychologie clinique (université Lyon-II), psychologue, psychanalyste, membre du directoire du SIUEERPP ; Sebastien Firpi, psychologue clinicien hospitalier, psychanalyste, formateur en travail social, doctorant en psychopathologie clinique et psychanalyse, membre de l’Appel des appels ; Magali Foynard, psychologue spécialisée en neuropsychologie, psychothérapeute ; Isabelle Galland, psychologue clinicienne, présidente de l’Association des psychologues freudiens ; Nathalie Georges, membre de l’Association des psychologues freudiens, psychanalyste ; Roland Gori, professeur honoraire de psychopathologie à l’université, psychanalyste, essayiste, président de l’association Appel des appels ; Elise Marchetti, psychologue clinicienne, formatrice, chargée d’enseignements (université de Lorraine) ; Camille Mohoric-Faedi, psychologue clinicienne, M3P, #manifestepsy ; Patrick Ange Raoult, psychologue clinicien, psychologue conseil, psychothérapeute, docteur en psychologie, professeur HDR de psychopathologie, secrétaire général du SNP, directeur de publication de la revue Psychologues et Psychologies ; Catherine Reichert, psychologue clinicienne, psychothérapeute ; Claude Schauder, psychologue, psychanalyste, ancien professeur associé des universités en psychopathologie clinique, expert auprès de la Cours pénale internationale, président de l’association Lire Dolto aujourd’hui, membre de l’Appel des appels ; Ari Szwebel, psychologue clinicien, psychanalyste ; Frédéric Tordo, psychologue clinicien, docteur en psychologie clinique, M3P, #manifestepsy ; Michel Vandamme, psychologue des personnels hospitaliers, docteur en psychologie.

    #accès_aux_soins

  • « Les ouvriers n’ont pas disparu ; mais au lieu de fabriquer des objets, ils les déplacent », Juan Sebastian Carbonell

    Le sociologue pourfend les mythes de la fin du salariat et du remplacement des travailleurs par les machines, montrant la continuité entre capitalisme « à l’ancienne » et « nouvelle économie » du numérique.
    Juan Sebastian Carbonell est chercheur en sociologie du travail à l’ENS Paris-Saclay, où il participe à un projet du Groupe d’études et de recherche permanent sur l’industrie et les salariés de l’automobile (Gerpisa), réseau international interdisciplinaire de recherche sur l’industrie automobile, constitué au début des années 1990 à l’initiative de l’économiste Robert Boyer, du sociologue Michel Freyssenet et de l’historien Patrick Fridenson.
    Sa thèse, réalisée entre 2012 et 2018 sous la direction de Stéphane Beaud et Henri Eckert, portait sur les « accords de compétitivité » signés entre patrons et syndicats du secteur automobile à la suite de la crise de 2008, portant sur l’organisation du travail, les rémunérations et le maintien de l’emploi. Il vient de publier un essai, Le Futur du travail (éd. Amsterdam, 192 pages, 12 euros).

    Comment passe-t-on d’une thèse de sociologie à un essai aussi ambitieux, où vous décrivez les évolutions contemporaines du travail, et proposez les moyens de remédier à ses travers ?

    Ce que j’ai pu observer au cours de mes enquêtes dans le monde du travail, ce que me disaient les ouvriers, les syndicalistes, les manageurs, les directeurs d’usine, mais aussi ce que dit la recherche en sociologie ne correspondait pas à ce que je pouvais lire par ailleurs dans les médias, dans le débat public, ou dans de nombreux essais qui ont eu un grand retentissement, comme La Fin du travail de Jeremy Rifkin (La Découverte, 1995), ou Le Deuxième Age de la machine d’Andrew McAfee et Erik Brynjolfsson (Odile Jacob, 2014). J’ai donc voulu diffuser auprès du grand public les résultats de la recherche scientifique sur le sujet, qui sont loin de confirmer la fin du salariat ou le remplacement technologique.

    Enfin, si la pandémie de Covid-19 a en effet révélé les transformations du travail, ce n’est pas, comme on le répète à satiété, dans le sens d’une plus grande autonomie conquise grâce au travail à distance. Je crains au contraire que le futur du travail, loin du « monde d’après » fantasmé que l’on nous promet, ne ressemble étrangement au travail du « monde d’avant »…

    Il est pourtant difficile de nier que le déploiement des technologies numériques ait un effet sur le travail…

    Bien sûr, mais cet effet est complexe et contradictoire. Je distingue dans mon livre quatre conséquences de ce déploiement. La première est effectivement le « remplacement » du travailleur par une machine ou un algorithme qui reproduit sa tâche et se substitue donc à son poste de travail. Mais les trois autres conséquences sont tout aussi importantes.

    La deuxième est la redistribution du travail, lorsque l’introduction de la technologie permet d’affecter le travailleur remplacé à d’autres tâches. Cela peut aller dans le sens d’une déqualification – « il faut que n’importe qui puisse faire n’importe quoi », comme le dit un technicien d’usine interrogé – mais aussi d’une requalification, lorsque le travailleur remplacé est formé à l’utilisation de la technologie – par exemple dans les usines les postes de « conducteur d’installation industrielle » –, ou que des postes sont créés dans les industries technologiques elles-mêmes.

    La troisième est l’intensification du travail : la technologie ne permet pas toujours, comme on pourrait le croire, une simplification des tâches, mais au contraire les complexifie et les accélère.
    La quatrième est l’accroissement du contrôle managérial sur le processus de travail, que les technologies rendent plus transparent, plus mesurable et donc plus facilement soumis à la surveillance hiérarchique.

    Finalement, à l’échelle macroéconomique, les technologies détruisent-elles plus d’emplois qu’elles n’en transforment ou en créent ?

    On peut le mesurer au niveau de chaque entreprise, ou plutôt de chaque établissement. Mais la réponse sera différente en fonction du secteur d’activité. Automatiser une activité de série, comme l’automobile, où il est possible de remplacer les tâches répétitives des humains par celles effectuées grâce à des machines, n’a pas les mêmes conséquences sur l’emploi que dans une industrie de flux, comme le raffinage ou la chimie, où l’automatisation n’enlève rien à la nécessité d’effectuer des tâches complexes nécessitant de nouvelles compétences.

    La fameuse diminution du nombre d’emplois industriels en France n’est pas uniquement due à l’automatisation, mais aussi à la désindustrialisation et aux choix managériaux des directions d’entreprise en faveur du lean management, c’est-à-dire la réduction systématique du nombre de postes à production égale, ou encore aux restructurations et aux délocalisations. Les 200 000 emplois de l’industrie automobile française, sur les 400 000 qui existaient il y a dix ans, n’ont pas disparu : ils existent toujours, mais en Roumanie, au Maroc ou en Slovaquie.

    On se désole de l’effondrement des effectifs ouvriers dans l’automobile, mais pourquoi n’y comptabilise-t-on pas les ouvriers des usines de batterie, qui ne sont pas répertoriés dans le même secteur par la statistique ? Bref, les emplois ouvriers ne disparaissent pas, ils se transforment. Malheureusement, pas forcément en bien. La polarisation du débat sur la quantité d’emplois nous fait oublier de considérer la question de leur qualité.

    Vous faites allusion à la précarisation croissante, à l’ubérisation, qui rogne peu à peu le statut du salariat ?

    C’est ici que l’observation du travail réel donne sans doute le résultat le plus contre-intuitif, car tout le monde peut connaître ou observer cette montée du précariat. Or, les chiffres ne confirment pas du tout cette impression de fin du salariat, ou de remplacement du statut de salarié par l’emploi précaire. Entre 2007 et 2017, malgré dix ans de crise économique, la part de l’emploi en contrat à durée indéterminée dans l’emploi total est restée à peu près stable en France, passant de 86,4 % à 84,6 %. Il n’y a pas eu d’explosion de la précarité.

    De même, la durée moyenne de l’ancienneté dans l’entreprise, malgré les plans sociaux, les restructurations, les licenciements, est restée à peu près la même. Elle a même augmenté durant les périodes de crise, pour une raison bien simple : on ne cherche pas un autre emploi quand la conjoncture est mauvaise. Et c’est exactement l’inverse quand elle s’améliore : ce qu’on présente aujourd’hui comme le phénomène inédit de la « grande démission » est simplement le signe que la conjoncture s’améliore, permettant comme à chaque fois dans une telle période une plus grande mobilité sur le marché de l’emploi.

    Mais cela ne veut bien sûr pas dire que la précarité n’existe pas ! Seulement, elle est extrêmement concentrée sur des catégories précises : les jeunes, les femmes, les immigrés, dont la durée d’accès à l’emploi stable s’est considérablement allongée. Ce sont eux les précaires, pas l’ensemble des travailleurs.

    Le véritable problème du salariat n’est pas la précarisation, mais les transformations du salariat lui-même, attaqué en son cœur pour tous les travailleurs. Ce que l’on observe aujourd’hui dans la réalité du travail, c’est l’accroissement des horaires flexibles et atypiques (la nuit, le week-end), la multiplication des heures supplémentaires, et la stagnation voire le recul des rémunérations, avec l’accroissement de la part variable liée aux résultats de l’entreprise ou du travailleur lui-même. En cela, oui, la situation des salariés s’est détériorée.

    Ces mutations ne s’incarnent-elles pas dans la situation de ce qu’on appelle les « nouveaux prolétaires du numérique », qui travaillent pour les GAFA et les plates-formes comme Uber, Deliveroo, etc. ?

    Il faut relativiser ce qui serait une « radicale nouveauté » du travail de ces personnes. Tout d’abord, elles ne sont pas si nombreuses : les plates-formes n’emploieraient en France, selon l’OCDE, que 1 % à 6 % de la population active – la fourchette est large car une même personne pouvant travailler pour plusieurs d’entre elles, il y a un nombre indéterminé de doubles comptes. Et surtout, leur modèle économique est extrêmement fragile, car il repose essentiellement sur la docilité de ces travailleurs ; or leurs luttes pour de meilleures rémunérations et conditions de travail, ou la simple application du droit, sont de plus en plus fréquentes. Car ces travailleurs ne sont finalement pas si éloignés du salarié classique.

    Le numérique a en fait créé de très nombreux emplois d’ouvriers dans la logistique. Les entrepôts sont la continuation des usines du XXe siècle en matière d’organisation et de nature des tâches effectuées. Il s’agit de vastes concentrations de travailleurs manuels en un lieu unique ; mais au lieu de fabriquer des objets, ils les déplacent. Le secteur de la #logistique emploie aujourd’hui en France 800 000 ouvriers (hors camionneurs), à comparer aux 190 000 salariés de l’automobile.

    Mais s’agit-il pour autant d’une nouvelle « classe ouvrière », partageant une culture, une identité commune ?

    La notion de classe ne se résume pas en effet à l’affectation à un type de travail donné. Mais l’historien britannique Edward Palmer Thompson [1924-1993] a montré que ce n’est pas l’appartenance de classe qui produit une culture, des luttes sociales et une « conscience de classe », mais les luttes qui produisent cette culture et cette conscience. Il y a donc une continuité manifeste entre le capitalisme « à l’ancienne » et la prétendue « nouvelle économie » du numérique : les salariés des entrepôts d’Amazon, les « partenaires » d’Uber ou de Deliveroo, et même les microtravailleurs d’Amazon Mechanical Turk, de Facebook ou de Google, payés quelques centimes par clic et dispersés partout dans le monde, luttent aujourd’hui pour améliorer leur rémunération et leurs conditions de travail, comme le faisaient les ouvriers de l’automobile au XXe siècle. Même s’ils ne sont pas en CDI.

    Dans votre livre, vous critiquez les propositions visant précisément à améliorer, face aux employeurs, la position des travailleurs précaires – comme le revenu de base – ou celle des salariés en général – comme la cogestion. Pourquoi ?

    Le revenu universel est selon moi une « solution » individualiste, qui fait passer le travailleur de la dépendance de l’employeur à celle de l’Etat. Il affaiblirait la capacité de lutte collective, qui seule permet d’obtenir de meilleures rémunérations et conditions de travail. C’est le collectif de travail qui a le potentiel politique subversif capable d’imposer un rapport de force dans la relation de subordination qu’est, de toute manière, le salariat. Quant à la cogestion, elle couronnerait le type de lutte que les syndicats ou la social-démocratie ont menée au siècle dernier, mais cela ne donnerait pas d’aussi bons résultats que par le passé dans le monde actuel.
    Aujourd’hui, il s’agit d’émanciper les travailleurs du travail tel qu’il leur est imposé, et je soutiens pour cela une proposition positive, qui pourrait fédérer le mouvement social : la réduction pour tous du temps de travail à 32 heures. Il faut libérer la vie du travail, augmenter le temps dérobé à l’emprise des employeurs.

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/22/juan-sebastian-carbonell-les-ouvriers-n-ont-pas-disparu-mais-au-lieu-de-fabr

    #travail #sociologie

  • « Vouloir produire plus au nom de l’indépendance agricole, c’est comme vouloir mettre plus d’automobiles sur les routes au nom des économies d’énergie »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/19/vouloir-produire-plus-au-nom-de-l-independance-agricole-c-est-comme-vouloir-

    #paywall 😒

    Chronique. Lorsque les cours sont au plancher, il faut produire le plus possible pour éviter la ruine ; lorsqu’ils s’envolent, il faut produire le plus possible pour rafler la mise. La guerre en Ukraine n’est pas perdue pour tout le monde et ce ne sont pas les vendeurs de bicyclettes qui en tirent, ces jours-ci, le meilleur profit.

    Depuis le début du conflit, les lobbys agro-industriels ont poussé leurs arguments avec un succès éclatant. Jusqu’à remettre en cause, en France au moins, la stratégie « Farm to Fork » (« de la ferme à la fourchette »), le volet agricole du Pacte vert de la Commission européenne. Le président candidat Emmanuel Macron l’a annoncé jeudi 17 mars : le projet de verdissement de l’agriculture européenne sera « adapté » à l’aune de la crise. Le ministre de l’agriculture, Julien Denormandie, ayant déjà annoncé la fin des jachères en France, on peut s’attendre à ce que cette adaptation s’apparente à une volonté de démantèlement en bonne et due forme.

    • Réduction des pesticides et des engrais de synthèse, sortie progressive de l’élevage industriel, augmentation des surfaces cultivées en agriculture biologique : tout cela nous mènerait à une « décroissance » incompatible avec la crise ukrainienne. « Nous demandons à pouvoir produire plus », a exigé Christiane Lambert, présidente de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), le 3 mars sur Franceinfo. « L’Europe ne peut en aucun cas se permettre de produire moins », a obtempéré, deux semaines plus tard, M. Macron.
      Emballement inédit des cours
      Cela semble tomber sous le sens. Plus d’un quart des exportations mondiales de blé venant de Russie et d’Ukraine, il paraît à première vue criminel de ne pas chercher à produire plus, d’être non autonome et de ne pas nourrir le monde affamé, en particulier les pays du Sud, dont l’approvisionnement en blé dépend de l’hémisphère Nord. Ce narratif plein d’humanité a le mérite d’être facile à comprendre. Mais, hélas !, il est faux.

      Un obstacle majeur à l’approvisionnement des pays du Sud en céréales est, outre les quantités disponibles, leurs prix. Or ceux-ci sont fixés par les marchés. Ces dernières semaines, l’emballement des cours des matières premières agricoles a été inédit et il a, jusqu’à présent, eu bien plus à voir avec l’affolement et/ou la spéculation qu’avec de réelles pénuries. Ce qui motive l’agro-industrie à produire plus – c’est-à-dire les cours élevés – est donc exactement ce qui entrave l’accès des plus pauvres à la nourriture.

      Une petite augmentation de la production européenne (sans doute pas plus de quelques pourcents) pourrait-elle faire baisser substantiellement ces cours ? C’est peu probable. Les marchés agricoles sont si financiarisés que les fluctuations des cours reflètent de moins en moins la disponibilité et/ou la qualité réelles des ressources. En outre, nul ne sait comment fonctionnent ces marchés dans une situation où la folie d’un seul homme détermine le sort de plus d’un quart de la production de blé mondiale.

      Pour garantir la sécurité alimentaire, les aides aux plus pauvres sont sans doute plus efficaces qu’une augmentation marginale de la production européenne – obtenue au prix d’une dégradation encore accrue du climat et de la biodiversité.

      Tour de bonneteau

      Quant à la supplique des milieux agro-industriels pour plus d’indépendance alimentaire, elle relève du tour de bonneteau. Car l’agriculture conventionnelle ne fonctionne que sous perfusion d’hydrocarbures, dont il n’a échappé à personne qu’ils sont peu abondants en Europe. Les pesticides de synthèse ? Des dérivés de la pétrochimie. Les engrais azotés (dont la Russie est le premier exportateur mondial et la France le premier importateur européen) ? Ils sont produits grâce au gaz naturel et leur prix a plus que triplé en un an. Dans le système actuel, vouloir produire plus au nom de l’indépendance agricole, c’est donc un peu comme vouloir mettre plus d’automobiles sur les routes au nom des économies d’énergie.

      Que faire, alors ? « Il faut écouter les scientifiques », demandait Mme Lambert, le 28 février sur Public Sénat. Cela tombe bien : près de 200 agronomes, agroéconomistes et agroécologues européens ont pris fortement position, vendredi 18 mars, dans un texte demandant aux décideurs de « ne pas abandonner les pratiques agricoles durables pour augmenter la production de céréales ».

      « Les efforts politiques visant à faire abandonner les objectifs de durabilité de la stratégie “Farm to Fork” (…) ne nous protègent pas de la crise actuelle, expliquent les signataires, ils l’aggravent plutôt et la rendent permanente. » Pour ces chercheurs, trois grands leviers peuvent être actionnés face à la crise actuelle. D’abord, réduire la consommation de viande et de laitages, ce qui permettrait de produire et d’exporter bien plus de céréales de consommation humaine (plus de 60 % des terres arables européennes sont dévolues à l’alimentation des animaux). Ensuite « verdir » les modes de production pour réduire la dépendance aux engrais de synthèse et aux pesticides. Enfin, réduire le gaspillage systémique (le blé gaspillé dans l’Union européenne représente environ la moitié des exportations ukrainiennes).

      Tout cela est-il possible ? L’agronome et économiste Xavier Poux, et le politiste Pierre-Marie Aubert l’ont montré dans un ouvrage copieux (Demain, une Europe agroécologique. Se nourrir sans pesticides, faire revivre la biodiversité, avec Marielle Court, Actes Sud, 320 pages, 22 euros), qui dessine avec précision le scénario de transformation de nos systèmes productifs vers une agriculture indépendante, non toxique et durable. Quant à savoir si une telle mutation est réaliste, la crise actuelle nous pose la question symétrique : n’est-ce pas plutôt le maintien du statu quo qui manque de réalisme ?

    • J’ai entendu cette interview atroce de C.Lambert FNSEA qui disait devoir demander à l’Europe la #fin_des_jachères. Mais le principe des #jachères est un principe ancien, qui est protégé justement par l’Europe pour des raisons écologiques parce que cela permet de laisser reposer la terre pour ne pas l’épuiser. Mais le ministre de l’agriculture n’en a cure, J.Denormandie ne semble même pas évoquer le fait qu’il va falloir demander ce droit à l’Europe … c’est acté semble-t-il. La guerre est un tapis rouge (sang) pour la FNSEA.

  • La violence des émeutes paie, exemple récent en Corse
    https://ricochets.cc/La-violence-des-emeutes-paie-exemple-recent-en-Corse.html

    La réalité fait régulièrement exploser les mythes "pacificateurs" propagés par l’Etat et ses organes : Corse : les risques d’une volte-face - Le gouvernement a fait savoir qu’il était disposé à envisager « l’autonomie » de l’île, une position contraire à la fermeté affichée jusque-là par Emmanuel Macron. Ce changement, en pleine campagne électorale et après des affrontements entre manifestants et forces de l’ordre, accrédite l’idée dangereuse que la violence paie. (...) Non seulement le chef de l’Etat donne (...) #Les_Articles

    / Révoltes, insurrections, débordements...

    #Révoltes,_insurrections,_débordements...
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/17/corse-les-risques-d-une-volte-face_6117920_3232.html

  • L’Arabie saoudite, royaume de la peine de mort
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/15/l-arabie-saoudite-royaume-de-la-peine-de-mort_6117592_3232.html

    Les autorités saoudiennes ont annoncé avoir tué 81 condamnés à mort dans la seule journée du samedi 12 mars. Cette atteinte aux droits de l’homme s’ajoute aux précédentes exactions du prince héritier Mohammed Ben Salman.

    L’édito n’ira pas jusqu’à se demander comment MBS reste un bon pote à nous autres, mais réussit à parler du Venezuela et à glisser le nom de Maduro dans l’article.

  • Ukraine : « La guerre ramène les vieux stéréotypes avec les hommes courageux et les femmes en pleurs »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/13/ukraine-la-guerre-ramene-les-vieux-stereotypes-avec-les-hommes-courageux-et-

    Alors que les féministes ont toujours espéré que l’éducation des filles, et celle des garçons, ferait disparaître les conflits armés, les guerres balaient les changements de mentalité et nous « renvoient au monde d’avant » regrette, dans une tribune au « Monde », l’écrivaine Geneviève Brisac

    Tribune. Dans une nouvelle de 1920 intitulée Une Société, Virginia Woolf (1882-1941) met en scène quatre jeunes filles décidées à en finir avec l’irresponsabilité politique, artistique, technique et intellectuelle de générations de femmes qui se sont consacrées à la reproduction de l’espèce et ont laissé modestement aux hommes le soin de la marche du monde.

    Elles forment une société secrète, un club de questionneuses qui est chargé d’enquêter sur les lieux du pouvoir et les méthodes de son exercice. Chacune part inspecter un territoire. La première pousse la porte de bureaux directoriaux, la deuxième s’occupe des palais de justice, la troisième visite des universités, la quatrième sonde les arts et la littérature. Elles rient beaucoup. Elles se moquent un peu. Elles deviennent des anthropologues de la domination masculine.

    Leurs recherches s’affinent. Elles reviennent pleines d’admiration pour l’ingéniosité, l’inventivité technique, l’intelligence et le courage des hommes. Ils n’ont pas produit que de bons livres, loin de là, ils sont méprisants, frimeurs et affamés d’honneurs ridicules, mais elles sont heureuses de chanter leurs louanges – les femmes adorent chanter les louanges des hommes, l’inverse est moins avéré –, même si ce qu’elles ont observé, l’esprit de compétition, la violence, l’irrésistible pulsion productive, les inquiète. Et je les comprends.

    Le retour des clichés ancestraux
    Et puis l’inattendu se produit. La guerre éclate. Et leur joyeux optimisme vole en éclats. Nous périrons, dit Cassandra très sombre, asphyxiées par cette activité inarrêtable. Car la guerre balaie les changements de mentalité, les libertés, les audaces des utopies, la fraternité. La guerre et ses destructions ramènent les vieux stéréotypes. C’était il y a cent ans et beaucoup de choses ont changé. Aucun doute là-dessus. Mais pas celles-là.

    Geneviève Brisac
    Ecrivaine

    • On me fera remarquer que des jeunes femmes ukrainiennes prennent pourtant les armes. Et de moins jeunes aussi. Et sur les plateaux de télévision, où les virologues ont été remplacés par des généraux, il y a quelques femmes spécialistes de géopolitique. Pourtant, avec brutalité, les images terribles dont nous sommes assaillis nous renvoient au monde d’avant. Hommes au front et femmes fuyant les bombes, des bébés dans les bras.

      Hommes courageux et femmes en pleurs. Enfants en larmes disant adieu à leur père à travers une vitre de train. Nous étions si sûres de n’en être plus là. Car la plupart des hommes ont peur, bien sûr, et la plupart des femmes sont courageuses, on le sait. A égalité. Alors comment expliquer ce retour des clichés ancestraux ? La guerre survient et notre universalisme se brise comme la vague sur le granit.

      « Les femmes sont pacifistes par culture »

      Les questions que soulevait Woolf dans Une société et dans Trois Guinées restent entières. Les femmes sont pacifistes par culture. Les féministes ont toujours espéré que l’éducation des filles, celle des garçons, l’accès à tous les métiers, le partage des tâches et la déconstruction des rôles maternel et paternel feraient bouger les lignes et disparaître pour toujours les guerres et leurs atrocités.

      Aujourd’hui, nous sentons le sol se dérober sous nos pas, et, comme disait encore Virginia Woolf, l’avenir nous apparaît comme un paysage brouillé par la pluie qui aveugle le pare-brise.

  • « Jamais la sobriété énergétique de nos concitoyens n’a été aussi cruciale pour notre destin »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/11/russie-jamais-la-sobriete-energetique-de-nos-concitoyens-n-a-ete-aussi-cruci

    Les Européens doivent, dès aujourd’hui, diminuer leur consommation pour se passer des hydrocarbures russes, plaident les deux économistes.

    Tribune. En 2019, l’exportation d’énergie fossile par la Russie représentait un revenu de 233 milliards de dollars, soit 14 % du produit intérieur brut du pays. La moitié de ces exportations bénéficiait aux consommateurs européens. Depuis, les prix du gaz naturel, du charbon et du pétrole sur les marchés européens ont été multipliés respectivement par 8, par 5 et par 2.

    C’est un formidable ballon d’oxygène pour financer la machine de guerre russe, auquel les Etats européens n’ont pas encore osé toucher tant notre dépendance à cette énergie est importante. Il s’agit d’une passivité coupable, qui nous rend complice de la tragédie qui se déroule sous nos yeux en Ukraine aujourd’hui et sans doute ailleurs demain.

    En allumant votre chaudière, en démarrant le moteur de votre voiture, et même en allumant votre ampoule à incandescence, vous contribuez à la victoire de la Russie. Il est urgent que les Européens se libèrent de leur dépendance énergétique russe. Le Pacte vert européen va nous y aider, puisque l’objectif de réduction des émissions de CO2 de 55 % d’ici à 2030 conduira à éliminer le charbon, puis le gaz naturel, du bouquet électrique européen.

    Jean-Michel Glachant
    Directeur de la Florence School of Regulation/Institut universitaire européen de Florence

    Christian Gollier
    Directeur général de l’Ecole d’économie de Toulouse /Université de Toulouse-Capitole

  • Guerre en Ukraine : « Le gel des réserves de la banque centrale russe, un coup de tonnerre sur la planète monétaire »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/10/guerre-en-ukraine-le-gel-des-reserves-de-la-banque-centrale-russe-un-coup-de

    La mesure de rétorsion qui vise Moscou pourrait inciter d’autres pays à accélérer la dédollarisation de leur économie, Chine en tête, détaille Marie Charrel, journaliste au « Monde », dans sa chronique.

    Chronique. L’invasion russe de l’Ukraine et la salve de sanctions économiques qui ont suivi vont bouleverser, à moyen et à long terme, le système financier international, même si les incertitudes sur l’évolution du conflit doivent inciter à la prudence sur l’ampleur des changements possibles. Samedi 26 février, les Occidentaux ont ainsi décidé de geler les réserves de la banque centrale russe détenues à l’étranger auprès d’autres instituts monétaires, comme ceux de la zone euro. En lui interdisant de piocher dans ce trésor de guerre, Américains et Européens veulent empêcher la banque centrale russe de défendre le rouble face à la crise économique et financière où le pays va plonger.

    Cette mesure sans précédent est un coup de tonnerre sur la planète monétaire. Elle laissera des traces. Elle signifie que la sécurité des réserves d’un pays détenues à l’étranger n’est pas garantie. Elles peuvent être prises en otage dans le cadre de sanctions, en particulier venant de Washington – car elles sont encore largement détenues en dollars, à hauteur de 59 % pour l’ensemble des réserves de change de la planète, selon le Fonds monétaire international (FMI). Loin devant l’euro (20,5 %).

    Après la crise asiatique de 1997, nombre de pays émergents ont considérablement gonflé ce butin, afin d’être en mesure de protéger leurs devises en cas de crise. Les sanctions ciblant la banque centrale russe inciteront-elles certains à diversifier leurs réserves – par exemple en se tournant vers l’or ou le yuan –, afin de les soustraire à l’influence américaine ? Sans nul doute.

    D’autant que, ces dernières années, les Etats-Unis ont également profité de la position dominante du billet vert pour imposer des amendes aux entreprises étrangères commerçant – en dollars – avec certains Etats. A l’exemple de BNP Paribas, condamnée en 2014 par Washington à payer 9 milliards de dollars pour avoir contourné des embargos américains dans quatre pays, dont l’Iran.

    Montée en puissance du yuan
    Depuis l’invasion de la Crimée, en 2014, la Russie a entamé la diversification de ses réserves, en augmentant notamment la part détenue en yuans. Elle a également développé son propre système de communication financière, le SPFS (« système de transfert de messages financiers »), afin de réduire sa dépendance au réseau occidental Swift, dont sept de ses banques ont été exclues début mars. Le SPFS pèse déjà 20 % des paiements effectués en Russie et est utilisé par une kyrielle de banques de l’ex-bloc soviétique.

    La Chine ne fait pas autre chose. Depuis 2005, elle internationalise lentement sa devise afin d’accompagner la montée en puissance de son économie, tout en la dédollarisant. En 2010, les entreprises chinoises ont été autorisées à payer leurs importations et exportations en yuans – jusque-là, elles le faisaient en dollars. Dans la foulée, le gouvernement a fait de Hongkong le premier centre offshore de sa monnaie, en autorisant une filiale de la Bank of China à y piloter l’offre du yuan à l’international. Cela a permis le développement d’une foule de services et de produits financiers autour de la devise chinoise, tels que des conseils en investissement, de la gestion d’actifs, et surtout, des émissions d’obligations en yuans.

  • « Les “couloirs humanitaires” piégés de Vladimir Poutine, signe de son usage tactique de la cruauté »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/09/les-couloirs-humanitaires-pieges-de-vladimir-poutine-signe-de-son-usage-tact

    Un texte d’une justesse époustouflante.

    Faire mine d’offrir une issue à une population assiégée pour mieux la détruire est une figure classique du style « poutinien » qui s’apparente à un culte de la cruauté, analyse, dans une tribune au « Monde », l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe.

    Publié aujourd’hui à 05h00 Temps de Lecture 4 min.

    Tribune. L’urgence de s’enfuir, avec enfants encore petits, vieille mère et chat, d’un lieu où la vie est devenue physiquement impossible, comme sous le tapis de bombes et de missiles russes à Marioupol, ville martyre et résistante, est une expérience d’une extrême violence. Quand l’alarme de l’instinct de survie prend aux tripes et enveloppe jusqu’au corps des proches, on perd toute paix intérieure : il faut partir ! Maintenant et en courant. Ce « partir ! », unique salut et aussi abomination, est, très exactement, un « espoir désespéré ».

    Un des classiques du jeu « poutinien » est d’offrir en paroles un « couloir humanitaire », promesse qui devrait produire des départs frénétiques dans un immense et immédiat soulagement. Après leur départ déchirant et désiré, les assiégés, se croyant sauvés par l’offre de fuite licite, passent, en à peine quelques heures d’un chemin fou, du statut de citoyens (avec leurs logements et leurs droits, notamment de vote) à celui de réfugiés ayant tout perdu. Là, dans tel couloir censé être sûr, on apprend qu’il y a des mines. Ailleurs, que la file des bus salvateurs est bombardée, quand ce n’est pas des familles entières au bord de la route… L’agresseur décide du trajet. Il filmera les personnes en route pour sa propagande stupéfiante, où les faits aussi seront trahis, renversés en leur contraire.

    Quel est le sens tactique de ces trahisons récurrentes ? On avait déjà noté, en Syrie, une figure de ce style « poutinien » en trois phases. D’abord un bombardement de civils. Puis, deuxième phase, blessés et sauveteurs parviennent, en panique et avec des larmes de sang, jusqu’à un lieu de soins. Puis, troisième phase, arrive un seul avion russe à l’horizon, tranquille, qui vise très exactement ce lieu de soins… Il s’agirait de détruire le moral des civils en les poussant au désespoir absolu, avec ce troisième temps de cruauté pure. Une chose est la violence de destruction des forces de l’agresseur, autre chose est cette façon de produire, par le rythme et les cibles des bombardements, choisies dirait-on pour leur vulnérabilité, une souffrance accrue des civils.

    Viser la souffrance morale

    On dirait que les guerres du président russe ont choisi l’usage tactique du « faire souffrir » envers les civils, en sus des actions militaires où il a toujours l’avantage du rapport de force. Dans la guerre actuelle, l’offre de couloirs humanitaires – suscitant cet espoir désespéré de la fraction la plus vulnérable de la population et trahissant délibérément sa promesse de « silence » des bombes au moment de monter dans le bus – s’inscrit dans ce style poutinien consistant à viser, au-delà de la destruction, un surcroît de souffrance morale des victimes.

    Les guerres du pouvoir russe, depuis 1999 et l’anéantissement insensé de Grozny sous les bombes, qui aurait dû alerter la communauté internationale, ciblent sans aucun frein les populations civiles dans leurs zones de survie si difficiles – écoles, crèches, hôpitaux… –, comme si c’était une tactique réfléchie. A moins que ce ne soit une forme de culte de la violence la plus cruelle comme signe de force d’un pouvoir russe qui réprime, torture en prison et assassine ses opposants.

    Toute position de domination extrême tend à produire des excès de cruauté envers les dominés, dans les prisons en temps de paix comme en temps de guerre contre les familles de civils désarmés. Mais dans le système de croyance poutinien, la domination politique et donc militaire s’exprime dans une culture machiste de la violence, sur un ton d’ironie sadique, qui pose les actes de cruauté comme autant de performances remarquables. Signe de ce culte de la dureté politique, la phrase du président russe adressée avant la guerre à l’Ukraine : « Ma belle, que cela te plaise ou non, il va falloir supporter. »

    Une criminalité d’Etat

    Prononcée le 7 février en face du président français, ce n’est pas une phrase de militaire mais de violeur sûr de lui, ironique et jouissant du mal qu’il va faire, non pas en termes de victoire militaire mais de production de douleur morale en sus de la souffrance physique de la victime. Dans le système bureaucratique russe héritier du régime soviétique, les plus cruels sont les plus promus, et c’est sans doute dans cette sélection des pires que le plus dangereux d’entre eux, le dénommé Vladimir Poutine, est arrivé au sommet.

    Sa psychologie calamiteuse est non pas délirante, mais plus vraisemblablement pétrie de ce sadisme plus social que psychiatrique qui s’accroît dans l’exercice de certaines professions et au cours de la jouissance du pouvoir absolu, et qui lui permet de mettre en pratique sans problème l’usage tactique de la cruauté, forme de criminalité d’Etat d’extrême violence contre les civils.

    Ce choix de « style » est aussi un des signes de ce qu’il se passe « dans sa tête », lieu d’interrogation planétaire : le président russe en guerre ne déteste pas seulement l’idée de démocratie, mais aussi le corps physique des manifestants qui, dans le monde entier, ont demandé héroïquement plus de démocratie dans les grandes manifestations historiques de la décennie 2010. Il n’est pas seulement partisan de la répression physique de ces foules, mais recherche aussi la défaite de leur force morale, celle qui brillait sur les écrans au moment où les manifestants occupaient les places publiques, et qui fondait la légitimité du rêve de démocratie. Il s’agit de leur faire payer cela, aux civils, en foule, en familles, tous manifestants potentiels. Tu crèves sous les bombes que je t’envoie ? Eh bien, viens dans mon couloir « humanitaire » déguster la trahison du dernier espoir que je te donne.

    Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue et ethnologue. Dans le cadre de ses travaux à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, elle a travaillé sur l’esthétique du corps et sur le genre.

    #Poutine #Désir_détruire #Guerre #Masculinisme

  • Chronique sur la paix-guerre. On est ultra violent, mais pas avec des armes, donc ca va. Les pacifistes peuvent dormir tranquilles.

    Mais ca montre bien que la Russie non plus, n’a pas trop envie de déclarer la guerre. Sinon, ca serait déjà fait avec le taquet économique qu’on lui a collé.
    Mais à ce train là, ca ne va pas tarder. Quand tu te noies, tu tiens 2 minutes, mais au dela, t’as bien envie de remonter.

    Tant qu’on n’a pas dit « Jacques a dit », on n’est pas en guerre, ok ? C’est des querelles de voisinage.

    L’Europe baigne dans cette zone grise qui n’est pas encore la guerre, mais qui n’est plus la paix
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/09/sommes-nous-deja-en-guerre-mais-comment-definit-on-la-guerre-en-2022_6116684

    Tout en aidant l’Ukraine, les pays de l’OTAN sont déterminés à ne pas se laisser entraîner dans un conflit armé face à la Russie. La limite entre paix et guerre est très ténue, explique Sylvie Kauffmann

  • « La guerre en Ukraine, non, ce n’est pas la Russie qui la fait mais les chars de Poutine », André Markowicz
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/01/andre-markowicz-la-guerre-en-ukraine-non-ce-n-est-pas-la-russie-qui-la-fait-

    Le traducteur né à en Tchécoslovaquie d’une mère russe, explique dans une tribune au « Monde », que rien ne devait séparer les Ukrainiens et les Russes, et que ces derniers, dans « leur majorité silencieuse, sont atterrés » par l’agression commise en leur nom contre leur voisin.

    Tribune. Je suis né à Prague. Mon père, journaliste communiste à la fin des années 1950, y était en poste, et ma mère, venant d’Union soviétique, l’avait rejoint. Là, en 1959-1960, elle a appris le tchèque avec joie, et le fait est que voir une jeune Soviétique essayer de parler tchèque, les gens, ça leur faisait plaisir. Ma mère me raconte souvent comment les gens l’aidaient, la soutenaient, étaient heureux qu’elle vienne d’URSS – et pourtant, ils avaient vécu le stalinisme, la guerre froide battait son plein et le pays vivait dans la misère dite socialiste, mais non, il y avait quelque chose, avec elle – une personne toute simple, qui travaillait (comme médecin), qui s’intéressait aux gens, qui était heureuse d’apprendre, quelque chose de doux, de sympathique. La raison en était claire : l’URSS avait chassé les nazis. Mes parents ont gardé beaucoup d’amis en Tchécoslovaquie.

    Puis il y a eu 1968 [l’invasion de Prague par les chars russes]. Je revois mes parents à la plage (c’était le mois d’août), l’oreille collée au transistor. Je me souviens de leur expression. Je me souviens des amis qu’ils n’ont pas pu revoir.

    La honte et l’amertume

    Je ne suis retourné en Tchécoslovaquie qu’une seule fois de ma vie, en 1977. Cette année-là, mes parents avaient décidé d’y passer un mois entier, à Prague, puis à la campagne, chez des amis russo-tchèques, Frantichek et Natacha, en Moravie. Et je me souviens de la façon dont les gens se retournaient sur nous, avec froideur, avec colère, quand ils nous entendaient parler russe. Je parlais français avec mon père – tout était sourire, gentillesse. J’avais le malheur de dire un mot en russe à ma mère et plus rien n’existait, qu’une haine froide, résignée. Et je me sentais coupable sans l’être, coupable de partager la langue de ces gens qui avaient délibérément tué l’espoir. Je n’ai jamais voulu retourner à Prague, à cause de ça, et c’est le même sentiment qui me revient aujourd’hui, de honte et d’amertume impuissantes.

    Poutine a donné une ampleur nationale à un mot inventé par Igor Chafarevitch, un nationaliste fasciste (partisan des dernières prises de position de l’écrivain Alexandre Soljenitsyne – 1918-2008), la « russophobie ». Dès que nous protestons contre la politique russe, nous sommes accusés d’être russophobes (et de même, en Bretagne, dès que nous protestons contre le poids croissant des nationalistes, nous sommes qualifiés [l’autrice, traductrice et éditrice] Françoise Morvan et moi, de « brittophobes »). J’ai souvent parlé de ces « phobies » inventées par les fanatiques de tout poil.

    Poutine parle au nom des intérêts de la « Russie » et s’indigne de la « russophobie » de l’Occident. Mais ce n’est pas la Russie qu’il défend. Il défend les intérêts d’un clan mafieux qui s’est emparé des rouages de l’État russe au début des années 1990. Il offre le point le plus abject de déchéance de l’histoire russe. Son palais de Gelendjik à lui seul, tel que l’a montré dans une enquête l’opposant Alexeï Navalny, est l’expression de cette ignominie non seulement par le luxe volé sur la misère, mais par le mauvais goût, la laideur, la crasse, j’allais dire « escobardienne » de ses fumoirs et de ses salles de strip-tease.

    Un crime commis au nom de la « Russie »

    Ce qui se commet depuis des années, c’est un crime contre la culture russe, et la guerre contre l’Ukraine porte ce crime à son paroxysme : rien ne devait séparer les Ukrainiens et les Russes. Dénier à un peuple de 44 millions de personnes le droit d’exister hors de la soumission au régime de Poutine est un crime commis au nom de la « Russie » contre les Russes qui, dans leur majorité silencieuse (silencieuse, parce que la terreur règne et que le black-out des informations est de plus en plus épais) sont atterrés. Certains – nombreux ! – protestent, écrivent, démissionnent de leur poste (et ce sont des héros, parce que, ce qu’ils risquent, ce n’est pas seulement leur salaire).

    Quelle sera la suite ? Concrètement, le parallèle avec Prague est faux, parce qu’il n’y a eu quasiment aucun combat en Tchécoslovaquie. Le parallèle est à chercher avec Budapest en 1956, parce que l’armée ukrainienne résiste avec un grand courage. Poutine sait que l’Occident n’interviendra pas militairement (pas plus qu’en 1956 ou, au XIXe siècle, pendant les révoltes polonaises de 1830 et 1863). Il prépare la suite.

    Le 25 février, à Grozny, nous avons assisté à une revue militaire d’hommes en noir, les soldats que le président tchétchène Ramsan Kadyrov a solennellement envoyés se battre en Ukraine. L’armée russe n’a pas la capacité de contrôler des villes comme Kharkiv ou Kiev. Ce rôle va revenir aux troupes de Kadyrov : faire régner la terreur en sorte que (comme c’est le cas de la population tchétchène) toute opposition soit tuée. Comme en 1941, les hommes en noir de la SS… Le but de l’invasion est, je le rappelle, de « punir » les soi-disant « néonazis » et les « narcomanes »… Remplacez nazis par islamistes, gardez les narcomanes, et vous avez la justification de Kadyrov par Poutine. La terreur ne fera que grandir à mesure que la tension avec le monde grandira.

    Ce n’est pas l’ancienne URSS que Poutine veut reconstituer, mais bien l’Empire russe : son modèle n’est pas Staline, mais Nicolas Ier. Or, ne l’oublions pas, quand Mikhaïl Lermontov [1814-1841] s’est laissé mourir, en duel, avant d’avoir 27 ans, l’empereur de Russie Nicolas Ier, a dit : « A chien, mort de chien. » Telle fut son épitaphe pour le plus grand poète russe après Alexandre Pouchkine [1799-1837] – et Pouchkine lui-même s’est laissé mourir en duel après avoir compris que Nicolas Ier lisait ses lettres, que la police était partout et qu’il n’y avait plus moyen, en Russie, de séparer l’Histoire et la Maison.

    La guerre en Ukraine, non, ce n’est pas la Russie qui la fait, ce sont les chars de Poutine. Et je pense aujourd’hui, avec une douleur et une honte infinies, aux Ukrainiens qui haïront les Russes comme les Tchèques de mon adolescence nous haïssaient, nous, dans les rues de Prague, quand je parlais à ma mère en russe – parce que, ma mère, je ne peux toujours pas lui parler une autre langue que celle qu’elle m’a fait si profondément aimer.

    • Les chars que Poutine il a acheté avec ses petits sous, et pilotés par ses robots vont faire la guerre sur le territoire ukrainien, et la quincaillerie européenne va tenter d’aller détruire les chars de Poutine, sur le territoire de l’Ukraine, en détruisant le territoire de l’Ukraine, et en tuant les ukrainiens. Mais tout va bien, tant que ça ne se passe que sur le territoire ukrainien, tout va bien se passer. Parce que évidemment, les russes ne seront jamais tentés de riposter à tout ce qui s’envolera des territoire de l’Otan pour détruire la quincaillerie de Poutine stationnée en Ukraine.

      Voilà les raisonnements des uns et des autres. On n’arrivera pas à la 3ème guerre mondiale, parce que tout cela va se passer au dessus du territoire de l’Ukraine.