Isolé dans sa tour d’ivoire : comment Poutine en est arrivé à lance...

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    « Plus rien ne sera jamais comme avant, la Russie que l’on connaissait n’existera plus », regrettait à chaud Gleb Pavlovski, ancien conseiller de Poutine devenu critique. Une tonalité qui revenait en boucle sur les réseaux sociaux. « C’est totalement incroyable », réagissait auprès de Mediapart Elena Tchernenko, respectée correspondante diplomatique du quotidien Kommersant, pourtant loin d’être d’opposition.

    Dans la foulée, de très nombreux « Russia watchers » (observateurs et spécialistes de la Russie) faisaient leur mea culpa sur Twitter, pour n’avoir pas cru, jusqu’au dernier instant, que le président russe irait aussi loin.

    La surprise a été telle que même le journaliste chargé du desk anglophone de Russia Today (RT) en Russie s’est senti obligé de s’excuser d’avoir cru au bluff jusqu’au bout, avant de se murer dans le silence depuis. Un de ses jeunes collègues à Moscou a démissionné. « Même en Russie, très peu d’experts pensaient que cela arriverait, rappelait Kadri Liik, chercheuse au Conseil européen des relations internationales (ECFR). Car cela contredit tout ce que l’on pensait savoir de la logique, des objectifs et moyens de la politique étrangère russe. »
    Vladimir Poutine lors d’une conférence de presse à Moscou, le 23 décembre 2021. © Photo Natalia Kolesnikova / AFP

    En plus d’un pan de la société russe abasourdi, le choix radical de Vladimir Poutine a ainsi pris de court toute une communauté habituée à déceler en lui un homme déterminé mais rationnel. « Tellement de spécialistes avaient l’habitude de traiter Poutine comme un acteur pragmatique… C’est terminé », ajoutait l’universitaire Seva Goutnitsky. « La présomption de rationalité avec laquelle j’analysais Poutine depuis 23 ans devra être jetée à la poubelle », écrivait le journaliste Leonid Berchidski.

    Appelée à bouleverser la Russie pour de longues années, la décision de Vladimir Poutine est le terme d’un long cheminement qui s’est récemment et brutalement accéléré, fruit d’une vision du monde emplie de revanchisme, de paranoïa et de frustration face à l’Occident, d’un homme isolé et radicalisé, au processus de décision de plus en plus solitaire et, enfin, de tout un système.

    Tour d’ivoire

    Divers éléments esquissent l’enfermement mental du dirigeant russe depuis deux ans. En premier lieu, la pandémie du Covid-19. Elle a, de l’avis de tous, grandement isolé un Vladimir Poutine qui craint démesurément le virus, et impose des conditions drastiques à tous ses visiteurs. Le boss, qui n’utilise notoirement pas d’ordinateur ni Internet, passerait énormément de temps devant les chaînes d’information officielles, qu’il influence sans doute autant qu’elles le confortent dans sa vision des événements – notamment sur les années de conflit dans le Donbass séparatiste.

    Les avis divergents ont disparu de son espace informationnel. « Il n’y a plus aucune discussion dans la prise de décision, confirme Tatiana Stanovaïa. Poutine ne parle plus, en réalité, qu’à ses conseillers militaires. Il est désormais clair qu’il a décidé d’envahir l’Ukraine avec un tout petit cercle autour de lui, l’état-major de l’armée, des généraux, peut-être des membres du GRU [le renseignement militaire – ndlr]. Cela l’a coupé de la possibilité de pondérer les risques de l’invasion. Le choc est réel, y compris pour des officiels de très haut rang. Le président n’a pas préparé son environnement à cette guerre. » En 2014 déjà, la décision de lancer l’annexion de la Crimée avait été prise en commando, avec un petit cercle d’individus.

    D’ordinaire discret, Nikolaï Patrouchev a ainsi donné depuis 2019 pas moins de quatre interviews au journal quasi officiel Argoumenty i Fakty (Arguments et faits), dans lesquelles il désigne notamment la main de l’Occident dans les soulèvements populaires. « Patrouchev a cette aura, il est très intelligent et connaît bien ses dossiers, je n’ai jamais été aussi nerveuse avant une interview qu’avant ma première rencontre avec lui », confie Elena Tchernenko, du journal Kommersant.

    Dans leur entretien de l’époque (2015), Patrouchev donne déjà une vision paranoïaque : Washington voudrait démanteler la Russie, et accaparer ses terres et ses ressources. Pour les faucons de Moscou, dont Poutine fait désormais partie, la menace de l’OTAN est réelle. Symbole terrible de la dérive d’un régime, l’ancien président « libéral » Dmitri Medvedev s’est aligné sur une ligne dure. Désormais numéro deux du Conseil de sécurité, il vient de déclarer que la crise actuelle était une bonne occasion de rouvrir le débat sur la peine de mort en Russie.

    « Un autre acteur de premier plan est désormais Sergueï Choïgou, le ministre de la défense, ajoute Andreï Soldatov. Il est très ambitieux et représente le soldat de Poutine, prêt à tout, déterminé, on l’a vu en Syrie. » Populaire, Choïgou, qui part régulièrement en vacances - très médiatisées - ou à la chasse avec Poutine, est de plus en plus en vue en Russie. Même s’il n’est pas un penseur et obéit surtout à Poutine, il a été plusieurs fois mentionné comme possible successeur du maître, et est le symbole de la militarisation de la Russie.

    Enfin, un idéologue comme Sergueï Karaganov peut légitimement sourire à la tournure des événements et savourer sa « victoire ». Le professeur, vétéran des relations internationales et ancien conseiller spécial de Vladimir Poutine, a toujours été partisan lui aussi de tourner le dos à l’Occident, qui a refusé la main tendue de la Russie, d’un pivot vers l’Asie et, si besoin, de frapper les premiers face à l’avancée de l’OTAN, avant que la Russie ne soit, selon lui, attaquée.

    #Poutine #Guerre #Destructivité