• Emmanuel Macron : une lobbyiste du vin au cœur du quinquennat et de la campagne du président-candidat


    Audrey Bourolleau avec Emmanuel Macron, lors de la visite du candidat d’En marche !, au Salon de l’agriculture, le 1er mars 2017. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

    si le temps manque pour lire les tripatouillages évoqués, la conclusion peut suffire :

    Au sein de l’équipe de campagne du candidat Macron, celle que La Revue du vin de France rêvait en « ministre » ou « secrétaire d’Etat » en 2017 est aujourd’hui accompagnée par une autre ex-lobbyiste : l’ancienne directrice générale de l’Association nationale des industries alimentaires, Catherine Chapalain. Deux mastodontes de l’économie française dont les intérêts dépassent ensemble les 220 milliards d’euros.

    – - -

    Des documents obtenus par « Le Monde » révèlent comment Audrey Bourolleau, ex-conseillère du chef de l’Etat, a défendu à l’Elysée les intérêts du secteur de l’alcool, après avoir été la déléguée générale de l’organisation de lobbying de la filière viticole.

    Elle avait incarné l’afflux de représentants de la société civile et du secteur privé dans les cercles du pouvoir, au début du quinquennat d’Emmanuel Macron. En 2017, le nouveau chef de l’Etat avait désigné Audrey Bourolleau, lobbyiste en chef de la filière viticole française, comme conseillère « agriculture, pêche, forêt et développement rural » à son cabinet. Et c’est à elle, encore, que le candidat Macron a confié cette année la tête de son groupe de campagne consacré aux questions d’agriculture et d’alimentation, rôle qu’elle avait déjà rempli il y a cinq ans.
    A l’époque, le « rétro-pantouflage » de Mme Bourolleau avait d’emblée suscité l’indignation au sein de la communauté de la santé publique, troublée par cette irruption, au cœur du pouvoir, du lobby de l’alcool, deuxième cause de mortalité prématurée évitable après le tabac, et responsable du décès de 41 000 personnes chaque année en France, selon Santé publique France.

    Une quinzaine d’organisations, dont la Fédération française d’addictologie ou la Ligue nationale contre le cancer, avaient dit redouter les « conflits d’intérêts qui pourraient survenir au détriment de la santé publique ». Audrey Bourolleau avait beau avoir démissionné de Vin & Société, l’organisation de lobbying de la filière viticole dont elle était la déléguée générale depuis 2012, les associations signalaient que, selon la loi sur la transparence de la vie publique de 2013, « l’apparence du conflit suffit (…) à le caractériser ».

    Un négociant invité à la visite d’Etat en Chine

    Audrey Bourolleau est-elle allée au-delà des apparences pendant ses deux ans à l’Elysée ? Un extrait de sa correspondance électronique, obtenu par Le Monde par le biais d’une demande d’accès aux documents administratifs, semble montrer que oui. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), chargée d’examiner les déclarations d’intérêts des agents publics, a-t-elle recommandé des mesures de déport à la conseillère ? Cette information, couverte par le secret professionnel, n’est pas publique.
    Loin de se déporter des sujets liés à l’alcool, la conseillère du président apparaît, dans une demi-douzaine de documents, comme une facilitatrice du lobby alcoolier à l’Elysée. A l’automne 2017, elle reçoit Antoine Leccia, le président de la Fédération des exportateurs de vins et spiritueux de France, qui avait sollicité Emmanuel Macron par courrier. En janvier 2018, le négociant fera partie de la délégation présidentielle au cours de la première visite d’Etat en Chine.
    En mars 2019, c’est elle qui prépare les « EDL » (éléments de langage) que le « PR » (président de la République) doit prononcer lors de la réception à l’Elysée de près de 150 invités de la filière brassicole à l’occasion de l’arrivée de la bière de printemps. « La France n’est plus elle-même si elle oublie cet art de vivre dont elle a si profondément le génie et votre secteur y contribue », doit conclure le « PR ».

    Un plan national de lutte édulcoré

    Mais Mme Bourolleau est aussi directement intervenue sur les politiques de lutte contre les consommations nocives d’alcool. Un courriel du 21 août 2018, en particulier, la montre en pleine interférence dans la rédaction du plan national de mobilisation contre les addictions de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) pour la période 2018-2022.
    Des propositions de modifications, sur la question de l’alcool exclusivement, qu’elle estime justifiées « en raison de la sensibilité du sujet alcool, [qui] pourrait de nouveau créer une agitation inutile des filières vin, bière et spiritueux », écrit-elle à ses collaborateurs, ajoutant : « Il faudrait éviter de laisser le moindre espace pour une interpellation des filières sur ce rapport. »
    Les occasions sont rares de pouvoir démontrer l’influence exercée sur un texte. Il faut pour cela pouvoir disposer du document de travail, de la trace d’une intervention, et du document final. Or une simple lecture de la version définitive du plan de la Mildeca suffit à le constater : les suggestions de Mme Bourolleau ont été prises en compte. En d’autres termes, l’ex-lobbyiste du vin a contribué à l’édulcoration de la stratégie du gouvernement sur l’alcool.

    Page 17 de la version de travail, relève-t-elle tout d’abord, la phrase suivante pose problème : « L’enjeu désormais est de communiquer sur le fait que toute consommation d’alcool comporte des risques. » Cette partie « fera très fortement réagir les filières [qui] estimeront que cela revient à remettre en question la notion de consommation modérée », alerte la conseillère présidentielle.
    La question de santé publique qui se loge derrière cette remarque est en effet parmi celles qui enflamment le secteur. Depuis le vote de la loi Evin contre le tabagisme et l’alcoolisme en 1991, les alcooliers ont structuré leur lobbying autour de la « modération ». Leur slogan « à consommer avec modération », par exemple, a été conçu pour saper la portée du message sanitaire « L’abus d’alcool est dangereux pour la santé ». Or, depuis plusieurs années, un nombre croissant d’études scientifiques dénoncent les risques liés à toute consommation d’alcool, même minime, en matière de cancer notamment.

    En vue d’un « compromis », Mme Bourolleau propose donc de remplacer la phrase par une autre : « L’enjeu est de communiquer sur le fait que les risques liés à la consommation d’alcool augmentent avec la quantité consommée (risque de cancer sans effet de seuil, y compris en deçà des repères). » C’est cette version plus light et moins limpide qui apparaîtra dans le plan publié par la Mildeca quelques mois plus tard.

    Un « système souhaité par le président »

    La deuxième interpellation de la conseillère concerne justement « l’évolution du message sanitaire », « sujet sensible pour les filières ». L’enjeu : ce message doit-il abandonner la notion d’« abus » pour devenir « l’alcool est dangereux pour la santé » tout court ? C’est ce que recommandait en mai 2017 une expertise de l’Institut national du cancer (INCa) et Santé publique France, qui jugeait « obsolète » l’avertissement actuel au vu des connaissances scientifiques.
    Mais, pour être en cohérence avec « le fond du message que le gouvernement souhaite tenir sur l’alcool », Mme Bourolleau propose de « conserver en l’état » ce passage. Le plan final de la Mildeca s’en tiendra donc à cette recommandation aussi « hyper-prudente » que floue : « Elaborer des scénarios d’évolution du texte du message sanitaire législatif. »

    Sollicitée par Le Monde, la Mildeca indique ne pas être « en mesure de faire de commentaire » sur cet épisode. Mais son plan a été publié avec près d’un an de retard et « nous savions que tout bloquait sur la partie alcool », explique Nathalie Latour, alors déléguée générale de la Fédération Addiction. Au vu du document révélé par Le Monde, « nos soupçons sont confirmés par des faits, estime-t-elle. Il paraît limpide que l’arbitrage s’est exclusivement fait dans le sens des intérêts économiques et en fonction des souhaits du lobby de l’alcool ». Mme Latour, qui se dit « navrée », insiste cependant sur un point : « C’est un choix politique, un système souhaité par le président de la République et le gouvernement, pas le fait de cette femme seule. »
    Des représentants reçus à l’Elysée
    A quel titre Mme Bourolleau agissait-elle à l’Elysée ? La porte-parole des alcooliers pouvait-elle réellement échanger cette casquette pour celle de défenseuse de l’intérêt général ? Ni Audrey Bourolleau ni la présidence de la République n’ont répondu aux sollicitations du Monde.
    Peu avant cet épisode, en mai 2018, la conseillère du président était directement sollicitée par sa successeure à la tête de Vin & Société, Krystel Lepresle. « Mesdames les conseillères, écrit la lobbyiste à Mme Bourolleau et à son homologue sur les questions de santé, Marie Fontanel, nous souhaitions partager avec vous le bon avancement de nos travaux avec Matignon. » A l’invitation de l’Elysée, les filières de boissons alcoolisées ont en effet élaboré des propositions pour le plan national de santé publique Priorité Prévention. Elles s’apprêtent alors à partager les « axes stratégiques ainsi que les mesures-phares de leur contribution à la lutte contre les consommations excessives d’alcool et les comportements à risque » avec des membres des cabinets du premier ministre et des ministères de la santé et de l’agriculture, ainsi que le président de la Mildeca. Mais Mme Lepresle souhaiterait aussi présenter leur contribution à Emmanuel Macron en personne, « si vous le jugez opportun ». Les représentants du secteur seront reçus à l’Elysée le 27 juin.

    « Elle a donc jugé cela opportun », constate Nathalie Latour, qui ignorait jusqu’alors que les deux femmes de Vin & Société étaient à l’initiative de l’invitation. « La régulation se construit dans le dialogue avec toutes les parties prenantes, regrette-t-elle. Or là, l’Etat n’a pas joué son rôle de régulateur et a demandé aux acteurs économiques d’organiser la prévention. »

    Le Monde a également demandé à l’Elysée le compte rendu d’un rendez-vous d’Audrey Bourolleau et Marie Fontanel avec Krystel Lepresle en 2019, et avec Jean-Marie Barillère, président du Comité national des interprofessions des vins à appellation d’origine, fin décembre 2017. Mais « les entretiens des conseillères (…) avec des personnalités extérieures n’ont pas donné lieu à des comptes rendus écrits », précise dans un courriel Patrick Strzoda, directeur de cabinet d’Emmanuel Macron.

    Vinexpo sous le haut patronage de M. Macron

    L’Elysée n’a communiqué qu’une demi-douzaine de courriels et de notes internes. C’est très peu. Mais, par petites touches impressionnistes, ces documents racontent quelque chose de l’exercice du pouvoir dans les coulisses des cabinets.
    Comme ce message interne aux services de l’Elysée qui, en janvier 2019, mentionne au passage que le salon Vinexpo, qui se tiendra à Bordeaux en mai 2019, a été « placé sous le haut patronage du chef de l’Etat sur consignes de Madame Bourolleau ». Ou cette lettre du président de Vinexpo : « Très heureux » du haut patronage, Christophe Navarre demande à François-Xavier Lauch, chef de cabinet d’Emmanuel Macron, la permission de faire figurer cette distinction présidentielle sur les cartons d’invitation à un dîner de gala donné pour « les représentants de la presse internationale », à l’occasion de l’ouverture du salon au château d’Yquem (Sauternes).

    Un dénommé Antoine Cohen-Potin s’en réjouit lui aussi. Il l’écrit en décembre 2018 à Audrey Bourolleau depuis son adresse personnelle « wanadoo.fr », avant de solliciter un rendez-vous. Deux heures plus tard à peine, le secrétariat de celle-ci lui propose une date. « Communication corporate Relations extérieures Affaires publiques Fondations Culture Lifestyle Luxe » pour un cabinet de relations publiques qu’il dirige depuis 2014, M. Cohen-Potin a été directeur de la communication et des relations extérieures de Moët Hennessy au sein du groupe LVMH pendant douze ans. Ses clients ne sont pas connus, faute d’inscription au registre des représentants d’intérêts de la HATVP.

    Un « détricotage » de la loi Evin

    Mme Bourolleau a quitté l’Elysée en juillet 2019 pour rejoindre le château de Lévis-Saint-Nom (Yvelines), qui héberge Hectar, un campus agricole hi-tech financé par Xavier Niel (actionnaire à titre personnel du Monde). Fait notable, aucun autre « échange » avec les alcooliers n’a eu lieu ensuite, pendant au moins un an, avec son successeur ou les ministres de la santé et de l’agriculture, selon Patrick Strzoda.
    Baron Philippe de Rothschild, France Boissons/Heineken, Union des côtes de Bordeaux : en dehors d’un bref détour chez Bic, Audrey Bourolleau, 42 ans, avait jusqu’alors effectué toute sa carrière dans l’alcool. Ses talents de lobbyiste, acclamés par la profession, s’étaient fait notamment remarquer lors de la quatrième étape du « détricotage » de la loi Evin.

    Fin 2015, certaines mentions liées aux terroirs et au patrimoine sur les boissons alcooliques étaient ainsi sorties du périmètre de la loi, contre l’avis de la ministre de la santé Marisol Touraine, mais avec l’assentiment du président François Hollande et de son ministre de l’économie… Emmanuel Macron. Au même moment, Mme Bourolleau orchestrait pour Vin & Société l’opération Grain de raison sur les repères de consommation, dénoncée par la Haute Autorité de santé comme « une campagne publicitaire détourn[ant] un outil médical de lutte contre les dangers de l’alcool ».

    Au sein de l’équipe de campagne du candidat Macron, celle que La Revue du vin de France rêvait en « ministre » ou « secrétaire d’Etat » en 2017 est aujourd’hui accompagnée par une autre ex-lobbyiste : l’ancienne directrice générale de l’Association nationale des industries alimentaires, Catherine Chapalain. Deux mastodontes de l’économie française dont les intérêts dépassent ensemble les 220 milliards d’euros.
    https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/03/21/une-lobbyiste-du-vin-au-c-ur-du-quinquennat-et-de-la-campagne-electorale-d-e