• Facebook, les failles de l’empire
    https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/03/24/les-failles-de-l-empire-facebook_6118865_3234.html?xtor=EPR-33281062-[la-let

    Parmi les documents internes à Facebook qu’a fait fuiter, en octobre 2021, la lanceuse d’alerte Frances Haugen, un élément est passé relativement inaperçu : la peur du réseau social et de sa filiale Instagram d’être dépassés auprès des jeunes et de se faire ringardiser par TikTok, le réseau social champion des vidéos courtes. « Sur Instagram, le contenu n’est pas aussi drôle et intéressant que sur TikTok. Ce qu’on y trouve est souvent assez basique et moins amusant, et il y a beaucoup de contenus copiés », assenait un adolescent, figurant parmi les 35 utilisateurs interrogés dans le cadre d’une étude, parue en avril 2021.
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    Dans un autre document, daté de mars 2021, les auteurs relevaient des tendances « préoccupantes » : « TikTok a doublé [en 2020] son temps par utilisateur et les ados y passent deux à trois fois plus de temps que sur Instagram » ; « La migration d’ados d’Instagram vers Facebook est minimale » ; les utilisateurs de Facebook nés après 2000 effectuent des visites plus fréquentes, mais « plus courtes et superficielles »…

    Le 2 février, ces tourments confidentiels sont devenus une réalité publique. Pour la première fois depuis sa création, en 2004, le réseau social Facebook a annoncé avoir, au quatrième trimestre 2021, perdu des utilisateurs quotidiens (un million de personnes). Une goutte d’eau parmi son 1,93 milliard d’usagers ou les 2,82 milliards combinés de Facebook, Instagram et WhatsApp. Toutefois, le spectre du recul plane aussi sur les trois réseaux de l’entreprise, qui a été renommée Meta : ils n’ont gagné que 10 millions d’utilisateurs en trois mois.
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    Conjugués à des résultats publicitaires jugés décevants (+ 37 % de chiffre d’affaires total, à 118 milliards de dollars, soit 107 milliards d’euros, pour 2021, mais + 20 % au quatrième trimestre), ces chiffres ont valu à Meta de perdre 26 % de sa valeur en une séance et de voir ainsi 251 milliards de dollars de capitalisation boursière partir en fumée. Un record dans l’histoire de la Bourse.

    « Facebook est en train de mourir », écrivait le site d’information Protocol, début février 2022. Attaquée sur le terrain de l’éthique depuis l’élection de Donald Trump, en novembre 2016, l’entreprise de Mark Zuckerberg montre aujourd’hui des failles dans le business. « Son modèle économique s’est pris un uppercut », résume Daniel Ives, analyste chez Wedbush Securities.
    La menace TikTok

    Pour Meta, le premier front est lié à TikTok : que faire face à l’explosion des vidéos courtes, de quelques secondes, popularisées par le réseau chinois ? Face aux analystes, Mark Zuckerberg se veut rassurant. « Nous avons déjà vécu avec succès des transitions : le passage du Web au mobile, puis du fil d’actualité [qui classe les contenus sur la page d’accueil d’un utilisateur Facebook] aux stories », affirme-t-il. Constatant l’essor d’Instagram, puis de WhatsApp, Facebook les avait rachetés. Puis, confronté au succès des « stories » de Snapchat, le groupe avait copié ce format de vidéos verticales de quelques dizaines de secondes. Pour contrer TikTok, Mark Zuckerberg compte dorénavant sur Reels, sa réplique maison des vidéos courtes, déployée sur tout Facebook en février, et présente sur Instagram depuis 2020.

    Cette stratégie défensive peut-elle de nouveau fonctionner ? Les analystes sont partagés. TikTok est plus puissant que ne l’était Snapchat. En effet, le réseau revendique un milliard d’utilisateurs mensuels et, aux Etats-Unis, il propose aux annonceurs davantage de prospects de 18-24 ans qu’Instagram, relève le cabinet d’analyse financière MoffettNathanson.

    À ce stade, les vidéos TikTok seraient particulièrement adaptées pour faire connaître et apprécier une marque

    De plus, reconnaît Meta, ses nouvelles vidéos courtes se vendent pour l’instant moins bien auprès des annonceurs que les formats classiques. MoffettNathanson estime ce manque à gagner à 7 % de ses revenus publicitaires, comme au début des stories. Selon Morgan Stanley, ce trou atteindra 11 milliards de dollars en 2023. Mais l’un comme l’autre croient Meta capable de bien « monétiser » les Reels à terme.

    « Facebook et Instagram sont des médias vieillissants, mais ils restent pour l’heure dominants d’un point de vue publicitaire », relativise Thomas Jamet, PDG de Mediabrands France et vice-président de l’Union des entreprises de conseil et d’achat média. A ce stade, les vidéos TikTok seraient particulièrement adaptées pour faire connaître et apprécier une marque. Néanmoins, Instagram et Facebook pourraient, de leur côté, compter sur la résilience de millions de PME dépensant des petits budgets de marketing direct, à l’image d’une pizzeria ciblant les habitants de la ville dans laquelle elle est implantée.

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    Le brouillage d’Apple

    La tornade TikTok n’est toutefois pas le seul « vent contraire » auquel Meta se dit confronté. Le 2 février, l’entreprise a dû reconnaître que des changements opérés par Apple avaient eu sur son chiffre d’affaires un impact, qui, pour 2022, devrait se chiffrer à 10 milliards de dollars. En effet, depuis avril 2021, le fabricant des iPhone oblige les applications à demander aux utilisateurs s’ils autorisent le « traçage » de leur activité sur d’autres services (70 % refuseraient). Cela empêche Facebook ou Instagram de voir si un utilisateur qui a cliqué sur une publicité pour le jeu Candy Crush, par exemple, l’a ultérieurement ouvert ou y a dépensé de l’argent. Et pose un problème pour mesurer l’efficacité de la publicité et la cibler.

    « Apple a réussi ce que Bruxelles ou Washington voulaient faire en régulant », ironise Daniel Ives. Le « désastre » serait d’autant plus grand que Google souhaite aussi limiter, d’ici deux ans, le traçage sur les smartphones Android.
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    D’autres sont plus nuancés. La précision de la mesure de l’efficacité des publicités avait baissé de 15 % à la suite du changement d’Apple ; Meta a ramené ce déficit à 8 %, relève MoffetNathanson. Ses ingénieurs utilisent pour cela des « données agrégées » sur un groupe d’utilisateurs ayant vu une publicité, afin d’estimer la part qui a consulté la page d’un produit ou procédé à un achat. Une méthode lente (soixante-douze heures) et moins efficace pour les PME, mais prometteuse, selon MoffettNathanson. Plus largement, Meta dit tester des techniques de ciblage « plus respectueuses de la vie privée », comme le « calcul multipartite sécurisé », inspiré de la cryptographie et censé limiter les données visibles par la plate-forme.

    Du bricolage ? « Les gagnants de demain seront ceux qui réussiront à faire de la publicité avec moins de données », souligne la fondatrice du cabinet d’études Creative Strategies, Carolina Milanesi, estimant que Meta pourrait en faire partie. « Pour l’entreprise, c’est une question à 500 milliards de dollars de valorisation boursière », sourit un ancien employé.
    Les fragilités du commerce

    Dans cette course destinée à sauver son modèle, Meta s’agite encore sur un autre front : le commerce. En effet, si, après avoir cliqué sur une publicité, l’internaute achète directement le produit sur Instagram ou Facebook, le problème est résolu. Et les marques incitées à davantage annoncer. Meta compte donc sur son 1,2 million de « Shops », des espaces sur lesquels les marchands peuvent, depuis deux ans, exposer leur catalogue de produits. Le groupe a aussi positionné WhatsApp, sa puissante messagerie chiffrée sans publicité, comme un outil de relation client, avec une version payante pour les entreprises.
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    Meta vante quelques résultats, dont le fait que 150 millions d’utilisateurs voient un catalogue de produits sur WhatsApp chaque mois. En outre, les publicités « click to messaging » – qui ouvrent une fenêtre de discussion avec l’entreprise sur Instagram, WhatsApp ou Messenger (autre filiale) – génèrent « plusieurs milliards de dollars de chiffre d’affaires ».

    Cependant, l’entreprise livre peu de détails, et cette diversification reste limitée. Dans Shops, la possibilité de payer directement sur Instagram ou Facebook n’est pour l’instant accessible qu’aux Etats-Unis. Un avantage encore loin d’être décisif face à Amazon, Google ou Apple, qui, eux aussi, cherchent à rentabiliser leur gigantesque base d’utilisateurs, dans une logique de « jardin fermé ».
    Le lointain métavers

    Au-delà de la fortification de son empire contesté, Mark Zuckerberg mène aussi une stratégie offensive. En pleine polémique sur les révélations de Frances Haugen, il a renommé Facebook « Meta », en référence au « métavers » : dans une longue vidéo du 28 octobre 2021, il y a exposé son rêve d’un monde virtuel total, permettant de socialiser, travailler, se divertir, jouer, faire du commerce, etc. On y voyait un loft en 3D sur une île tropicale, l’avatar d’un ami en robot métallique, une réunion de télétravail avec un collègue en hologramme…
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    « L’enjeu, pour Meta, est de tenter de maîtriser sa propre plate-forme pour ne plus dépendre d’Apple ou de Google », juge un ex-employé. Pour l’heure, Meta dispose de sa filiale Oculus, leader des casques de réalité virtuelle, et de son magasin d’applications (où est prélevée une commission de 30 %). Le groupe a lancé sa plate-forme de réalité virtuelle Horizon, disponible aux Etats-Unis et bientôt sur smartphone, sans casque. Mais aussi un outil de création d’avatars. Ou encore les lunettes connectées Ray-Ban Stories, capables de filmer ou de téléphoner, et commandées à la voix. Mais il faudra des années pour voir ses lunettes de réalité augmentée « Nazare », avec des écrans dans les verres.

    La rentabilisation semble lointaine. « Renommer toute l’entreprise “Meta” aujourd’hui est risqué. C’est comme si une pizzeria se rebaptisait “La Maison du hamburger”, mais ne vendait pas de hamburgers avant trois ans », observe M. Ives. La branche métavers affiche une perte de 10 milliards de dollars en 2021 (sur 56 milliards de résultat brut).

    De plus, comme le rachat d’Instagram et WhatsApp, le métavers attire déjà les régulateurs antitrust, qui s’intéressent au prix très bas des casques Oculus ou à l’obligation de créer un compte Facebook pour les utiliser. Conséquence : Meta envisage déjà d’y renoncer. M. Zuckerberg, pour sa part, affirme vouloir un métavers ouvert, avec des normes communes, afin que les avatars et les biens virtuels soient utilisables chez ses concurrents Microsoft, Roblox ou Epic Games, l’éditeur du jeu Fortnite. Toutefois, Meta est moins en phase qu’Epic avec cet esprit de coopération, car son « ADN » de « jardin fermé » la pousse à vouloir « dominer » le métavers, pense Michael Pachter, spécialiste du secteur chez Wedbush Securities.
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    Le grand dessein de Mark Zuckerberg suscite enfin des doutes plus profonds. Le journaliste David Gerard y voit un parallèle avec le projet de monnaie numérique que Facebook a dû abandonner en raison de l’hostilité de nombreux Etats : « Comme Libra, le métavers est le symptôme d’une entreprise qui ne sait plus quoi faire pour croître. Or, il n’y a pas de demande », estime l’auteur du livre Libra Shrugged : How Facebook Tried to Take Over the Money (autoédition, novembre 2020, 182 pages).

    Pour Carolina Milanesi, « les investisseurs croient en Mark Zuckerberg comme entrepreneur », mais « sa vision du métavers peut apparaître légèrement détachée de la réalité ». « En regardant sa vidéo, on pouvait se demander : “Est-ce cela que nous voulons ?” », dit-elle. Censé être une réponse aux questions existentielles de Meta sur son business actuel, le pari sur le métavers pourrait au contraire en ajouter une.

    Alexandre Piquard

    #Facebook #Métavers #Economie_numérique