Grandir connectés, vraiment ? Entretien avec Anne Cordier

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    L’ouvrage collectif Digital Literacy : Curriculum Development and Implementation in European Countries est disponible en ligne. Anne Cordier, professeure des universités en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lorraine et membre du Centre de recherche sur les médiations (CREM), a rédigé la contribution française à ce nouveau Yearbook du Cidree, réseau européen dont l’Institut français de l’éducation fait partie. Elle répond à nos questions.

    Votre contribution à l’ouvrage du Cidree s’intitule « From home to school, and vice versa ? Digital education in France ». Pourquoi avoir choisi cet angle ?

    Lorsque j’ai été sollicitée pour apporter ma contribution à l’ouvrage du Cidree sur la culture numérique du point de vue français, le titre m’est venu naturellement. En effet, nous sommes, comme tous les systèmes éducatifs, confrontés à un objet, le « numérique », qui est d’abord un objet socialement partagé avant d’être intégré dans l’école comme moyen d’enseignement puis comme objet d’apprentissage. Cela résonne tout particulièrement en France, où les recherches sont nombreuses sur la dialectique enfant-adolescent/élève ainsi que sur l’intégration du numérique en éducation, et où l’on se préoccupe en premier lieu des inégalités sociales, économiques et culturelles, que l’école a pour mission de résorber.

    Qui plus est, les chercheuses et chercheurs français sont fortement mobilisé.es, notamment en sciences de l’information et de la communication, en sociologie et en sciences de l’éducation, pour investiguer les pratiques sociales des publics scolaires, en reconnaissant la légitimité de ces pratiques et la nécessité de les prendre en compte dans le cadre éducatif scolaire.

    Enfin, le terme même de « culture numérique » est porteur en soi d’une grande richesse, et je souhaitais témoigner de cet enjeu crucial qui se pose aujourd’hui à notre système éducatif : celui de ne pas confondre l’outillage et le recours au numérique pour enseigner-apprendre, et l’éducation au numérique, qui considère ce dernier comme un fait social, porteur de notions et de problématiques politiques, sociales et éthiques.

    Yearbook du Cidree aujourd’hui, rapport du Cnesco Des usages juvéniles du numérique aux apprentissages hors la classe en 2020, articles de revues « interface » ou professionnelles : vous publiez régulièrement dans des espaces situés entre le monde scientifique et celui des acteurs et actrices de l’éducation. En quoi ces pratiques d’écriture sont-elles à la fois différentes, bénéfiques et/ou difficiles pour une enseignante-chercheuse ?

    À vrai dire, je dois d’abord vous avouer qu’il me parait tout à fait normal en tant que chercheuse de communiquer dans différents espaces de publicisation – dans le sens « rendre publique » – de la recherche. Il ne s’agit pas de produire pour exister personnellement, de se mettre sur le devant de la scène, pas du tout, mais de rendre justice à celles et ceux qui nous consacrent du temps lors de nos enquêtes de terrain. Les enfants, les adolescent‧es, les enseignant‧es, les parents, toutes ces personnes qui me consacrent du temps et de l’énergie lorsque j’enquête, je leur dois de restituer leurs paroles, leurs points de vue. Pour qu’ils et elles soient entendu‧es.

    Après, je ne vous le cache pas, et vous avez raison : publiciser la recherche sur tous ces espaces très différents, c’est une grande exigence, qui met à l’épreuve la capacité à vulgariser en s’adaptant aux publics les plus divers, et à faire preuve d’une grande rigueur. Parce que communiquer à destination de professionnel‧les de l’éducation, communiquer à destination du grand public, communiquer à destination d’enfants, d’adolescents ou de parents – je le fais régulièrement dans le cadre de rencontres au sein de municipalités, d’établissements scolaires ou structures associatives –, ça n’a rien à voir. Cela oblige à sortir de sa zone de confort – car finalement c’est très confortable d’écrire un papier pour une revue scientifique, les codes nous sont connus, et l’on n’est pas exposé de la même manière. C’est aussi une grande responsabilité à mes yeux : respecter ces publics les plus divers en n’entretenant pas des paniques morales infructueuses au moyen de discours simplificateurs et en communicant la science de façon rigoureuse et pédagogique.

    Pour finir, quels sont vos chantiers de recherche actuels ? Je pense par exemple à l’enquête Enfances et littératies numériques (ELN) soutenue par la Direction du numérique pour l’éducation (DNE) dans le cadre des « GTnum »…

    Je vais avoir du mal à tout vous raconter tant il y en a ! Ce qui rassemble ces chantiers de recherche, qu’ils soient individuellement ou collectivement menés, c’est une approche sociale, qui consiste à s’immerger dans des terrains, auprès des acteurs et des actrices, et à chercher à comprendre, en contexte, le sens qu’ils et elles donnent à leur vécu, leur façon d’appréhender le monde, de faire société.

    Plus précisément, en ce moment, j’enquête chaque semaine en collège et en école primaire pour le compte du projet GTNum ELN – Enfances et Littératies Numériques, que je porte en co-animation avec André Tricot. Il s’agit pour l’équipe de proposer à terme des pistes d’action pour accompagner les premiers apprentissages numériques des élèves de cycles 2 et 3, en lien avec les familles et les territoires dans lesquels ils évoluent. ELN est un des nombreux projets collectifs dans lesquelles je suis engagée en ce moment, et qui me conduisent à réaliser constamment des enquêtes de terrain.

    Et puis, il y a ce chantier personnel, qui me tient beaucoup à cœur, et qui dure maintenant depuis 2012 : une enquête longitudinale portant sur 12 individus né‧es en 1995-1996, et qui me permet d’analyser leur rapport à l’information au fil du temps et de leur parcours.

    Tous ces chantiers sont extrêmement stimulants et nourrissent ma réflexion scientifique et professionnelle sur l’éducation à l’information, aux médias et au numérique. Alors, au plaisir de poursuivre nos échanges !

    #Anne_Cordier #Education