« Contre la pensée tribale qui fragmente l’humanité, il faut tenir le discours de l’universel »

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  • Un entretien très important avec le philosophe sénégalais Blaise Bachir Diagne, l’un des principaux représentants d’une pensée décoloniale puisant dans l’histoire africaine. Au croisement de la philosophie française (Bergson), de la négritude (cf. les références à Césaire et Senghor) et des références à des penseurs et leaders africains (Nelson Mandela), Blaise Bachir Diagne théorise un universalisme inclusif et affranchi de l’impensé des dominations coloniales. A lire en lien avec la dernière séance sur Aimé Césaire

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    « Contre la pensée tribale qui fragmente l’humanité, il faut tenir le discours de l’universel »
    Publié le 01 avril 2022

    Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne appelle, dans un entretien au « Monde », à ne rien céder face aux enfermements identitaires qui gangrènent nos sociétés et à toujours garder l’humanité comme horizon.
    Il est reconnu comme l’un des philosophes les plus importants de notre temps. Né en 1955 à Saint-Louis, au Sénégal, Souleymane Bachir Diagne est le premier Sénégalais à avoir intégré l’Ecole normale supérieure (Paris), où il s’est spécialisé en philosophie des sciences. Il enseigne depuis 2008 la philosophie à l’université Columbia (New York).

    Naviguant entre les trois continents, ce citoyen du monde imprégné de mystique musulmane a tissé une pensée complexe, ambitionnant de donner voix au pluriel de l’humanité sans jamais renoncer à construire un universel véritablement commun à tous les hommes. Souleymane Bachir Diagne met ainsi en garde contre « les tribalismes et les enfermements nationalistes » qui sont pour lui l’ennemi de la civilisation, et fait sienne la parole de Léopold Sédar Senghor, « l’orgueil d’être différent ne doit pas empêcher le bonheur d’être ensemble ».

    Vous êtes de passage en Europe alors que notre continent se trouve bouleversé par la guerre qui vient d’éclater en Ukraine. Que vous inspire cette situation dramatique ?

    C’est tout simplement affreux, avec ces enfants qui voient leur vie complètement chamboulée du jour au lendemain, doivent quitter l’école, sont jetés dans les rues avec leur mère. Et tous ces réfugiés. Cette situation éveille en moi de la crainte. Qu’est-ce que tout cela va donner, tant sur le plan militaire qu’économique ?
    Je n’aurais jamais pensé entendre de la bouche d’un président américain les mots « troisième guerre mondiale ». Pas plus que je n’aurais pensé entendre de la bouche d’un président russe les mots « bombe atomique » [le 24 février, Vladimir Poutine a menacé ceux qui tenteraient d’“interférer” dans son “opération militaire” d’une réponse immédiate qui conduirait à des conséquences qu’ils n’ont encore jamais connues].
    Il faut, bien évidemment, répondre à cette invasion, et les sanctions économiques sont probablement la seule option. Mais qui sait quels seront leurs effets ? On voit déjà, avec l’essence et le blé, que le monde entier est frappé. Et s’il faut absolument essayer de penser diplomatie et négociation, tout semble être fait pour saboter cette voie.
    Au-delà du conflit en Europe de l’Est, nous vivons dans un monde rongé par les inégalités grandissantes, la menace climatique, le développement des populismes et des nationalismes, la montée des obscurantismes – non seulement religieux, mais aussi liés à la science. Les intellectuels ont-ils une part de responsabilité dans cette crise mondiale ?
    Ils auront une part de responsabilité s’ils ne font pas le travail qui doit être le leur. C’est justement dans ces moments où tout est sombre qu’il faut à tout prix faire en sorte que les lumières de la pensée éclairent encore notre chemin.
    Vous avez raison de souligner que nous vivons une période d’obscurantisme. Le travail des intellectuels est de lutter contre l’obscurantisme, notamment vis-à-vis de la science, et même des simples faits. La masse de désinformation et de complotisme est telle qu’il est devenu difficile de se frayer un chemin.
    Il faut, en outre, se battre contre le nationalisme et le tribalisme. Nous sommes en train de fragmenter notre humanité en autant de tribalismes. Contre cette pensée tribale, les intellectuels doivent tenir le discours de l’universel. C’est notre responsabilité, et elle est extrêmement difficile à assumer dans la période actuelle. Le filet de voix des intellectuels est assourdi par le brouhaha, le bruit et la fureur des obscurantismes et des tribalismes.

    Qu’appelez-vous le tribalisme ? Est-il, pour vous, le plus grand ennemi de la civilisation ?

    Je le pense. J’appelle tribalisme cet enfermement, cette obsession des identités déjà théorisée par un philosophe très important pour moi, Henri Bergson [1859-1941]. Selon lui, nous sommes dominés par un instinct de tribu : nous nous sentons tout naturellement unis à ceux qui ont le même sang, la même langue, la même couleur de peau ou religion que nous. De ce point de vue, la notion d’humanité semble être une abstraction. C’est précisément pourquoi il est de notre responsabilité, en tant qu’humains, de sortir de nos tribus afin d’aller vers cette idée d’humanité.
    Pour ce faire, Bergson dit qu’il existe deux types de moteurs. Le premier, c’est la raison philosophique. Cette dernière nous enseigne que l’idée d’humanité doit être un principe moral et éthique pour nos actions. Le second moteur est la religion. Bergson pense qu’elle est même, dans le cas présent, plus efficace que la raison philosophique, parce qu’elle fonctionne sur l’émotion, qui est contagieuse. Ce que Bergson décrit ici, c’est évidemment la religion ouverte. Car il est malheureusement possible de mettre la religion au service de nos enfermements identitaires et d’en faire une machine d’exclusion, voire de guerre.
    Si j’affirme que nous sommes aujourd’hui dans une forme de tribalisme, c’est parce que tout est ramené à des questions d’identité, d’enfermements nationalistes. Pour faire une allusion à la situation de la France, je n’aurais jamais cru qu’une expression aussi absurde que « grand remplacement » serait au centre d’une élection présidentielle. Elle n’a de sens que dans le cadre d’une pensée tribaliste, où une tribu s’inquiète d’être remplacée par une autre. Mais lorsque vous pensez à la hauteur de la société humaine, cette expression n’a aucun sens. L’humanité a toujours été en mouvement, en mélange.❞
    (...)

    #philosophie_decoloniale #universalisme #tribalisme #negritude