dans les grandes villes, le phénomène des « serial » propriétaires

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  • « Le banquier nous a déroulé le tapis rouge et nous avons enchaîné les achats » : dans les grandes villes, le phénomène des « serial » propriétaires

    Un million de ménages, soit 3,5 % des foyers français, détiennent chacun au moins cinq logements. Le phénomène est prégnant dans le cœur de Paris et celui des grandes villes comme Lyon ou Marseille, et concerne aussi bien des héritiers que des investisseurs.

    Son portefeuille d’appartements atteint désormais la trentaine de biens. Marcel Crasnier, 75 ans, fiscaliste de profession, a commencé à accumuler patiemment les mètres carrés à partir de 1992, à Angers et dans les communes alentour, pour les louer.

    Ses biens, il les administre en direct, y consacrant deux jours par semaine : « Je ne sais pas gérer l’épargne liquide, alors j’ai combiné mes connaissances en fiscalité, finance et immobilier, acheté des immeubles anciens que je rénove et mets en location vide de longue durée, à des loyers sociaux ou intermédiaires, par exemple de 400 à 450 euros par mois pour un deux-pièces. Je bénéficie ainsi des avantages fiscaux, avec des locataires stables et très peu d’impayés. » M. Crasnier dit tirer de ce patrimoine un revenu annuel d’environ 55 000 euros « mais, pendant quinze ans, j’ai surtout remboursé la banque », précise-t-il.

    Avisé, il établit sa stratégie d’investissements et de travaux à cinq ans, prévoyant autant que possible rentrées et sorties, logeant son patrimoine dans des sociétés civiles immobilières (SCI) et exploitant les possibilités de donation à ses enfants pour éviter de franchir le seuil de l’impôt sur la fortune immobilière, fixé à 1,3 million d’euros en patrimoine net, c’est-à-dire crédits déduits. « Mais, malgré mes prévisions, je n’y ai pas échappé certaines années, rattrapé par la flambée des prix de l’immobilier, particulièrement vive à Angers », avoue-t-il.

    Familles de commerçants

    C’est une réalité souvent méconnue : en France, les bailleurs privés multipropriétaires pèsent lourd. La publication par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), le 25 novembre 2021, dans son portrait social annuel, d’un chapitre consacré à ces multipropriétaires a surpris le monde de l’immobilier. Les statisticiens y révèlent que 1 million de ménages, soit 3,5 % des foyers français, détiennent chacun au moins cinq logements, et que cette minorité cumule donc à elle seule la moitié des appartements mis en location par des particuliers (hors bailleurs sociaux et institutionnels) sur tout le territoire.

    Le rêve de devenir rentier avant ses 40 ans, de s’affranchir du salariat et d’accéder à la « liberté financière » est de plus en plus partagé
    « Cette concentration, jusqu’ici jamais repérée, de la propriété locative ressort de l’exploitation fine des données du cadastre, qui recense non seulement les propriétaires de biens en direct, mais permet aussi d’identifier les porteurs de parts de sociétés civiles immobilières, comme c’est le cas de 31 % des multipropriétaires de plus de cinq logements et de 66 % de plus de vingt logements », détaille Sébastien Roux, qui a supervisé l’étude.

    L’emprise des multipropriétaires se révèle massive dans les centres-villes : 58 % du parc locatif privé parisien leur appartient, plus encore dans les arrondissements centraux. Même phénomène à Lyon, où elle atteint 50 % des logements, et plus de 60 % dans les quartiers centraux de la presqu’île, des pentes de la Croix-Rousse ou de Fourvière. A Marseille, leur part s’élève à 56 % des logements privés loués, à Lille, à 62 % et à Toulouse, à 51 %. Ces multipropriétaires appartiennent aux catégories « aisées » et « plutôt aisées » (les 40 % les plus riches) et sont, en général, plutôt âgés (70 % ont plus de 50 ans).

    Parmi les multipropriétaires, il y a de nombreux héritiers. François Thouard, administrateur de biens, connaît bien ces familles de commerçants, par exemple exploitants de brasseries, et d’indépendants qui ont, parfois depuis plus d’un siècle, hérité et accumulé de beaux patrimoines à Paris. « Jusque dans les années 1960, posséder des appartements était peu rentable, car les loyers étaient bloqués par la loi de 1948, se souvient-il. Mais cela n’a pas empêché certaines familles de faire construire parfois plusieurs beaux immeubles bourgeois côte à côte. Dans le 12e arrondissement, j’en ai compté jusqu’à seize, une rue entière bâtie au début du XXe siècle par le même architecte, mais il y en a aussi rue du Faubourg-Saint-Honoré… Ces propriétaires étaient peu soucieux de rentabilité mais soigneux envers leur patrimoine et prévenants pour leurs occupants. “Il faut que mes locataires soient comme des coqs en pâte”, m’enjoignait l’un d’eux, qui a gardé cet esprit. »

    « Préparer notre retraite »

    Le phénomène des multipropriétaires concerne aussi de nouveaux arrivants. « Depuis dix ans, beaucoup de jeunes investisseurs s’intéressent à l’immobilier, commencent par acheter un appartement à crédit, et, quand ils voient que ça marche, se prennent au jeu et enchaînent les opérations », observe Manuel Ravier, fondateur de la société Investissement locatif, qui propose de telles opérations clés en main. Le mouvement s’accélère depuis 2017 et les réseaux sociaux bruissent de ces fortunes vite faites, parfois surfaites, étalées et vantées par des influenceurs qui se targuent d’avoir réussi et de pouvoir prodiguer des conseils… payants. Ils surfent sur le rêve, de plus en plus partagé, de devenir rentier avant ses 40 ans, de s’affranchir du salariat et d’accéder à ce qu’ils appellent la « liberté financière », comme si vivre d’un travail était une idée dépassée…

    Marguerite et Hassan (les prénoms ont été changés), 34 et 33 ans, ingénieurs en informatique en activité, ont, dès leur sortie d’école, en 2012, décidé de devenir propriétaires et acquis un deux-pièces de 35 mètres carrés, dans le 15e arrondissement de Paris. « Très vite, nous nous sommes sentis à l’étroit et avons voulu plus grand, raconte Hassan. En constatant la faible rentabilité locative des grands appartements, on a trouvé plus intéressant de devenir nous-mêmes locataires, mettre notre deux-pièces en location et acheter un studio en plus, dans le 17e arrondissement. Le banquier nous a d’ailleurs déroulé le tapis rouge et nous avons, depuis, enchaîné les achats. »
    Le couple est aujourd’hui propriétaire de huit appartements dans Paris et d’un immeuble de rapport de huit appartements en Seine-et-Marne, de petites surfaces plus rentables que les grandes, toutes louées meublées avec des baux classiques d’un an. Hassan évalue ce patrimoine à 2,5 millions d’euros, face à une dette bancaire de 1,9 million d’euros, que les loyers remboursent. « Je ne veux pas devenir rentier, précise-t-il, mais ce patrimoine nous permet des choix professionnels plus libres et, surtout, de préparer notre retraite, depuis que j’ai compris qu’elle ne dépasserait pas la moitié de ce que nous gagnons aujourd’hui », conclut-il.

    « Je me suis piqué au jeu »

    Les règles fiscales assujettissent les revenus fonciers au barème de l’impôt ordinaire, sauf lorsque des intérêts d’emprunt et des travaux les grignotent et créent donc un déficit… lui-même partiellement répercutable sur les autres revenus, jusqu’à 10 700 euros l’an. Un tel dispositif encourage à se relancer sans arrêt dans de nouvelles opérations, où l’investisseur fait donc en sorte que ses frais soient remboursés par le fisc.

    « Trop de gens ont peur d’utiliser le levier du crédit pour investir », observe Bertrand (qui souhaite conserver l’anonymat), fils de notaire, investisseur depuis l’âge de 18 ans, aujourd’hui vendeur d’espace publicitaire sur le Web et déjà détenteur, avec son associé au sein d’une SCI, de 35 appartements, pour l’essentiel à Lille, Tourcoing (Nord), Melun et Brest (Finistère), dans des quartiers où l’immobilier est abordable et d’une bonne rentabilité, jusqu’à 8 %. « Pour moi qui suis indépendant, sans chômage ni retraite, c’est une sécurité. J’aime le contact avec les locataires, leur livrer de beaux appartements, et j’ai pris goût à ces affaires, je me suis piqué au jeu, il y a un côté grisant », reconnaît-il.

    « Les restrictions bancaires en vigueur depuis le 1er janvier 2022, qui plafonnent le taux d’endettement des emprunteurs à 35 % de leurs revenus, risque tout de même de freiner l’appétit d’immobilier », prévoit M. Ravier.

    La logique d’accumulation par des multipropriétaires bailleurs crée une rude concurrence pour les acheteurs de leur propre logement et contribue sans doute au ralentissement de l’accession à la propriété. La part des propriétaires de leur résidence principale est, depuis 2010, bloquée à 58 %.

    https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/04/11/logement-les-multiproprietaires-poids-lourds-du-parc-locatif-prive_6121558_3

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