Dans les quartiers populaires de Marseille, l’islamophobie de la campagne a dopé le vote pour Jean-Luc Mélenchon
Les discours radicaux des candidats d’extrême droite ont contribué à mobiliser des électeurs déjà attirés par le candidat de La France insoumise.
Il est 20 heures, dimanche 10 avril et, alors que les premières estimations présidentielles tombent dans les QG de campagne, une soixantaine d’électeurs attendent encore de voter à l’école de La Solidarité (15e), imposante cité tout au nord de Marseille. Hedi Ramdane, le président du bureau 1 587, adjoint municipal à la jeunesse, vient de verrouiller les grilles et pousse à l’intérieur les derniers arrivés. Tous voteront avant que le bureau ne ferme, à 20 h 44.
Dans ce quartier populaire, où les Marseillais de confession musulmane sont majoritaires et le ramadan très suivi, cette affluence tardive surprend même l’élu, originaire de la « Soli » et habitué du bureau. « Pour que ces gens restent là alors qu’ils devraient rompre le jeûne, c’est qu’ils sont très motivés », glisse-t-il, en tentant d’accélérer les votes. Dans la file d’attente, femmes, hommes, jeunes adultes, affichent des motivations claires. « On ne va pas se mentir, il y a des racistes qui se présentent. Si Zemmour n’était pas candidat, je ne serais pas là », assure Karim Rhali, grand gaillard de 18 ans qui vote pour la première fois. Son copain Malek Seddi, 21 ans, ne s’est pas déplacé aux régionales de 2021. Aujourd’hui, comme Karim, il vient voter Mélenchon. « C’est le seul qui est avec les plus pauvres. Le seul qui nous a défendus quand Zemmour et Le Pen ont attaqué les musulmans », assure-t-il.
« Dans cette campagne, il y a eu des mots très violents dits contre notre religion, nos pratiques, nos origines », se livre d’une voix douce Soraya Chachoua, 43 ans, agente dans les écoles. Venue plusieurs fois dans la journée, elle a reculé devant l’attente. Mais à 19 h 30, elle est restée. Et patiente depuis une heure. « Je n’ai pas le choix, il faut que je vote », insiste-t-elle.
« Un agrégat de raisons »
En 2017 à La Solidarité, Jean-Luc Mélenchon était arrivé en tête avec 29 % des voix. Ce dimanche soir, il dépasse les 66 %. Un score qui aurait même pu être plus élevé. Derrière le bureau où sont assis les assesseurs, une pile d’enveloppes est remisée. « Ce sont les votes de gens venus spontanément, sans savoir qu’ils devaient d’abord s’inscrire sur les listes électorales », explique Hedi Ramdane. Il ouvre une enveloppe au hasard. Un bulletin Mélenchon apparaît.
Leader sur l’ensemble de Marseille, avec 17 576 voix de plus qu’en 2017, le candidat « insoumis » a su mobiliser toutes les strates de son électorat. Mais c’est dans les quartiers populaires qu’il explose littéralement ses plafonds électoraux, malgré une participation en baisse . 63 % à Air-Bel (11e), 79,83 % à Saint-Mauront au pied de la cité Felix-Pyat (3e) dont les bureaux ont aussi fermé tardivement, 84,24 % à Font-Vert (14e). Cités du nord et de l’est comme zones paupérisées de l’hypercentre dont il est député, ont plébiscité Jean-Luc Mélenchon.
« On sentait des signes ostentatoires d’adhésion », ironise Mohamed Bensaada, membre du « parlement » de l’Union populaire, qui, trois semaines plus tôt, prédisait déjà un succès à Marseille. Ce militant acharné des quartiers défavorisés refuse qu’on réduise l’adhésion à son candidat dans ces territoires à « un réflexe communautaire ». « Ici comme ailleurs, le vote Mélenchon est un agrégat de raisons : sa personnalité, son programme écologiste, sa fibre sociale, sa campagne remarquable, la meilleure de tous les candidats », enchaîne-t-il. Les « insoumis », rappelle-t-il également, ont mené un travail de fond pour inscrire des jeunes sur les listes électorales. « Combien ? Difficile à dire. Mais sur les 20 000 électeurs supplémentaires à Marseille, beaucoup sont venus grâce à nous », estime-t-il.
« Une question de dignité »
S’il le relativise, Mohamed Bensaada n’élude pas l’électrochoc provoqué par l’irruption d’Eric Zemmour, chez les électeurs issus des immigrations de la fin du XXe siècle. Qu’ils soient musulmans pratiquants ou non. « Il a tellement fait péter tous les tabous que ça a troublés beaucoup d’entre nous. Et face aux stigmatisations, Mélenchon a été le seul à dire : “laissez ces Français tranquilles” », affirme-t-il.
« Un élément commun du vote Mélenchon dans nos quartiers, c’est la peur créée par la parole islamophobe de Zemmour et Le Pen », confirme la sociologue Karima Berriche, ancienne directrice du centre social de la cité de la Busserine (14e). Pour preuve de cette émotion, elle évoque un appel qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux avant le vote. Un texte dont l’origine reste inconnue mais qui, intitulé « communiqué des imams et prédicateurs », appelle « les citoyens français de confession musulmane à voter pour le moins pire des candidats : Jean-Luc Mélenchon. Le seul à avoir abordé la question de la liberté des musulmans (…) ».
« J’ai reçu moi aussi ce communiqué, mais personne ne sait qui en est à l’origine », sourit presque l’imam marseillais Abdessalem Souiki. Lui assure n’avoir donné aucune consigne, mais estime que le vote Mélenchon a été « une question de dignité » pour les musulmans marseillais. « C’est le seul candidat à ne pas les avoir stigmatisés », observe-t-il. « Certaines mosquées ont donné des indications claires », confie, sans vouloir les citer, Nassurdine Haidari, imam originaire de la cité Felix-Pyat. « A l’heure où l’extrême droite fait 30 % et la loi sur le séparatisme met les musulmans dans une position très inconfortable, Mélenchon est apparu aux yeux de la communauté comme le seul candidat dont le discours républicain pouvait la défendre », conclut-il.
Gilles Rof
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