Dans les entreprises, l’essor du management par les algorithmes

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  • Management : « Les algorithmes sont plus opaques que les méthodes de contrôle traditionnelles », Régis Martineau, Professeur à l’ICN Business School

    Le chercheur Régis Martineau explique, dans une tribune au « Monde », que nous sommes entrés dans une phase d’« oligarchie numérique », où les entreprises dominantes, comme les Gafam, dictent les règles dans presque tous les aspects de la vie et du travail.

    Les algorithmes s’appuient sur le big data et l’intelligence artificielle pour prédire et analyser les comportements des individus. Ils sont devenus essentiels, au cours de la dernière décennie, dans le fonctionnement des organisations : ils peuvent être utilisés pour mieux connaître les clients, faciliter une meilleure prise de décision, assurer une coordination plus fluide ou encore améliorer l’apprentissage organisationnel. Ils sont par ailleurs essentiels à l’économie de plate-forme et à l’industrie 4.0.

    Mais les algorithmes ne bouleversent pas seulement les modèles économiques ou la relation client, ils modifient aussi les modes de management. Ainsi, dans les organisations, est pratiqué de plus en plus le « management algorithmique », une nouvelle forme de management, qui s’appuie sur les algorithmes pour organiser les modes de production et de contrôle. Qu’y a-t-il de nouveau avec le management algorithmique ?

    Selon la synthèse réalisée récemment par des chercheurs de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT) et de l’université Stanford (Cafifornie), les algorithmes ont, comparés aux systèmes de contrôle traditionnels, trois caractéristiques qui les distinguent.
    Instantanés et interactifs
    Tout d’abord, ils permettent de capter davantage d’aspects du comportement humain : les dispositifs connectés peuvent désormais enregistrer avec plus d’acuité les mouvements corporels (jusqu’aux mouvements du visage et les données biométriques) et les pensées des salariés (à travers les vidéos et les enregistrements audio, mais aussi l’analyse des données textuelles).

    Cela permet de prescrire et d’encadrer le travail d’une manière nouvelle, souvent de manière beaucoup plus stricte et en temps réel. Par exemple, Uber analyse les données d’accélération et de freinage pour produire des « nudges » incitant les chauffeurs à prendre des pauses. Certaines entreprises analysent le vocabulaire utilisé et les sentiments exprimés sur les réseaux par les salariés ; quand d’autres localisent les employés qui interagissent fréquemment ensemble ou, au contraire, ceux qui s’isolent. D’autres utilisent même la reconnaissance faciale pour évaluer le moral de leurs employés.

    Ensuite, les algorithmes sont instantanés et interactifs : on peut maintenant davantage calculer, sauvegarder et communiquer des informations en temps réel. Cela a des conséquences importantes sur les modes d’évaluation des salariés, qui se fait de plus en plus instantanément à travers notamment les notes attribuées par les consommateurs.

    Amazon, Craigslist, Upwork, eBay, Uber, Lyft, Airbnb, TripAdvisor, pour ne citer que les plus connues, utilisent ces évaluations pour attribuer les commandes aux individus les mieux notés et rendre les « mal notés », ou ceux dont le comportement s’écarte de la prescription, moins visibles. Par ailleurs, les algorithmes utilisent cette instantanéité pour « gamifier » le travail, au travers d’applications qui utilisent les techniques de récompense ou d’incitation inventées dans le monde du jeu vidéo.

    Mêmes questions et mêmes réactions

    Enfin, les algorithmes sont plus opaques que les méthodes de contrôle traditionnelles. La plupart des travailleurs ne saisissent pas complètement quels types de données sont collectés à leur sujet, comment elles sont utilisées ou comment les contester. De plus, avec le « machine learning », les algorithmes sont particulièrement difficiles à déchiffrer, y compris pour les spécialistes de l’intelligence artificielle eux-mêmes.
    Cette opacité rend le contrôle particulièrement strict et rend difficile le « gaming » (le jeu avec les règles), qui, traditionnellement, permet aux individus d’aménager des espaces de liberté dans l’entreprise.
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    Voilà pour le « nouveau monde ». Cependant, l’« ancien monde » n’est jamais trop près de disparaître. En réalité, comparé aux formes traditionnelles du contrôle, le management algorithmique repose les mêmes questions et provoque les mêmes réactions, déjà bien connues.

    Rien de nouveau dans ces gestes répétitifs de travailleurs non qualifiés ; ce paiement à la (micro) tâche ; ces « journaliers » incertains d’être assignés à une tâche éphémère ; cette facilité de remplacement du facteur travail (par d’autres plus précaires ou par des machines) ; cette précarité qu’entraîne un contrat de travail non protecteur ; cette surveillance stricte… Autant d’éléments déjà bien décrits dans les romans de Steinbeck ou dans les films de Chaplin.

    Les joies du stakhanovisme

    De manière plus surprenante, on y renoue même avec les joies du stakhanovisme : les livreurs à vélo connaissent bien ce système qui indique le nombre de kilomètres parcourus, et qui les compare à ce livreur mythique, qui parcourt des distances chaque mois dignes d’un coureur du Tour de France… Au final, entre « gamification » et discours enthousiastes sur l’intelligence artificielle d’un côté ; et précarité et surveillance accrue de l’autre, les travailleurs transportent dans leurs poches un bien étrange Big Brother…
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    L’histoire du management a montré que nous avons déjà connu des périodes où de nouvelles technologies venaient bouleverser les modes de management. A chaque fois, au début, ces nouvelles formes de management sont célébrées comme des innovations bénéfiques, tout en rendant le contrôle plus intrusif et plus strict ; et sont très peu débattues, malgré leurs implications humaine, éthique et juridique importantes. Ensuite, elles sont contrebalancées par des mouvements qui les font évoluer vers un management plus humain (par exemple, le mouvement des relations humaines avait répondu au taylorisme).

    Les sciences des organisations peuvent donc aider à prendre du recul sur les algorithmes et à penser des politiques adaptées. Selon des recherches historiques récentes, nous serions actuellement dans une phase d’« oligarchie numérique », c’est-à-dire un laisser-faire qui laisse le numérique – et les entreprises qui en sont les leaders, particulièrement les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) – se développer de manière incontrôlée, dans tous les aspects de la vie et du travail.

    Pour contrer ou mieux encadrer ce mouvement, les pouvoirs publics et les organisations collectives du travail doivent se saisir du sujet pour que les intérêts et les limites du numérique au travail soient collectivement et politiquement débattus, pour en venir à une « démocratie numérique ».

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/04/26/management-les-algorithmes-sont-plus-opaques-que-les-methodes-de-controle-tr

    #travail #management #algorithmes

    • Dans les entreprises, l’essor du management par les algorithmes

      C’est le manageur dont le travail se voit aujourd’hui le plus transformé par l’intelligence artificielle (IA), affirme une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), publiée en décembre 2021. Juste derrière le professionnel de la finance. L’essor du big data dans les années 2000, couplée à l’utilisation de systèmes informatiques capables de traiter une quantité de données sans précédent, a permis le développement de logiciels ultra-perfectionnés, capables de participer aux décisions les plus stratégiques dans l’entreprise. Ainsi, 32 % environ des emplois risquent d’être modifié radicalement par le progrès technologique, estime une autre étude de l’OCDE parue en 2019. Selon l’organisme international, les fonctions supérieures d’encadrement et de décision sont les prochaines sur la liste.

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