Chypre, dernier refuge des Syriens après onze ans de guerre

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    Le 11 mars 2011 débutait la révolution syrienne. Elle a été depuis réprimée par Bachar al-Assad avec une violence sans limites. Quelque 6,6 millions de Syriens ont fui à l’étranger. Un exode qui se poursuit encore. Reportage à Chypre.

    « Crois-tu vraiment que mon cœur aura confiance en toi, ou qu’une belle parole effacera le mal ? » Au rez-de-chaussée d’une maison vétuste de Nicosie, Habib reprend une chanson d’Oum Kalthoum, l’icône égyptienne. Installé dans le salon humide, il s’excuse de ne pas trouver la bonne note. Sa voix a perdu de sa clarté. Habib, Syrien de 22 ans, n’a pas chanté depuis qu’il a quitté la Syrie. En juin 2021, il a fui Tartous, une ville située au bord de la Méditerranée, fief de la communauté alaouite à laquelle appartient Bachar al-Assad.

    « Moi, je suis parti pour avoir une vie normale. Je faisais des études de musique, mais je ne voulais pas faire le service militaire, explique Habib. Si je rejoins l’Armée nationale syrienne, je vais devoir tuer mes frères. Pareil, si je rejoins un groupe rebelle. Je ne veux pas tirer sur mon peuple. » En Syrie, tous les hommes de 18 à 42 ans ayant effectué leurs deux ans de service militaire obligatoire sont considérés comme réservistes. Après onze années de guerre, le régime de Damas manque de soldats et les réaffecte dans les rangs de l’armée nationale.

    Assis sur une chaise, Karim, la trentaine, enchaîne les cigarettes. Lui aussi a fui Tartous. Lui aussi est alaouite. Sur son téléphone, il fait nerveusement défiler les dernières nouvelles en provenance d’Ukraine. Depuis l’invasion du pays par la Russie, Karim suit heure par heure les déclarations des uns et des autres. « Chez nous, en Syrie, c’est pire. Car personne n’est contre. Personne ne s’est opposé à l’intervention de Poutine aux côtés de Bachar al-Assad. Et les destructions depuis onze ans sont mille fois plus importantes », tient à préciser le Syrien.

    Karim a tout fait pour éviter d’être enrôlé de force dans l’armée syrienne mais, recherché depuis plusieurs années, il a fini par s’enfuir. En novembre 2021, avec cinq amis, ils ont acheté un petit bateau de pêche, un GPS et pris la mer, direction Chypre, à une cinquantaine de kilomètres des côtes syriennes.

    Habib a fait le même « voyage de l’enfer » en juin 2021. Il hausse le ton et explique : « On est restés quatre jours en mer. On n’avait plus à manger, plus à boire. J’ai cru mourir en mer. Je voyais les jours et les nuits se succéder sans espoir. On avait acheté nous-mêmes ce bateau. On n’a pas fait appel à un passeur parce qu’à Tartous, il n’y en a pas. C’est trop dangereux ! Ce président a détruit notre pays. » Le jeune alaouite a encore du mal à prononcer le nom de Bachar al-Assad.

    Soudain, Karim hausse la voix à son tour. Il plonge sa main dans l’assiette posée devant lui. « Vous voyez ce morceau de viande, là ! À Tartous, c’est un luxe. On n’a plus d’argent. Ici, oui, ce n’est pas le paradis, mais je peux marcher librement dans la rue ! » Aujourd’hui, dans les zones contrôlées par le régime syrien, où vivent encore près de huit millions de personnes, le salaire mensuel est environ de 70 000 livres, soit près de 20 dollars. L’an dernier, le prix du pain a doublé. Ceux du carburant et du gaz ont triplé. L’électricité fonctionne en moyenne six heures par jour. Une situation économique qui pousse à l’exil des Syrien·nes épuisé·es par ces onze années de guerre.
    Plusieurs cas de Syriens refoulés en mer

    Dès 2014, lorsque la guerre s’est intensifiée, plusieurs millions de personnes ont quitté leur pays en quelques mois. Femmes, enfants, hommes… des familles entières sont montées dans des bateaux depuis les côtes turques pour rejoindre la Grèce. D’autres ont trouvé refuge à Beyrouth ou dans les villes turques proches de la frontière syrienne.

    Mais, aujourd’hui, le Liban s’enfonce dans une crise politique et économique historique. En Turquie, les réfugié·es venant de Syrie ne sont plus les bienvenu·es et n’obtiennent plus de permis de travail. Rejoindre l’Allemagne, la France ou encore la Suède en faisant appel à des passeurs devient chaque jour plus difficile et risqué.

    Aux portes de l’Europe, des murs de barbelés se sont dressés pour empêcher l’arrivée de nouveaux exilés venus du Moyen-Orient ou d’ailleurs. Pour eux, la partie européenne de Chypre est encore accessible. Ils peuvent venir y déposer une demande d’asile, même si la majorité ignore que l’île ne fait pas partie de l’espace Schengen. Pas de libre circulation, donc, ils devront rester à Nicosie et dans les environs.

    L’année dernière, le Haut-Commissariat aux réfugiés a documenté plusieurs cas de refoulements de bateaux en provenance de Syrie, des « pushbacks » organisés par les autorités chypriotes. Une pratique illégale au regard du droit international. L’article 33 de la Convention qui protège les droits des réfugiés fixe clairement une règle : « Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée. »

    Les États ont l’obligation d’étudier les demandes d’asile. Pourtant, le 25 juin 2021, selon un rapport de l’agence onusienne que nous avons pu consulter, cinquante-sept personnes en provenance de Syrie ont été arrêtées par les gardes-côtes chypriotes, alors qu’elles s’apprêtaient à rejoindre l’île à bord d’un petit bateau. Toutes ont été transférées dans une embarcation plus grande et conduites vers les côtes libanaises, où elles ont été placées en centre de rétention puis expulsées vers la Syrie.

    « Nous ne pouvons pas accepter cela. Même si Chypre fait face à un afflux massif de personnes, nous devons suivre les règles internationales », s’agace Giorgos Koukoumas, membre du parti Akel, principal mouvement d’opposition. De son côté, le gouvernement chypriote dirigé par Disy, un parti conservateur, dément et assure que chaque réfugié est autorisé à faire une demande de protection auprès des autorités de l’île.
    Un avenir incertain

    Aujourd’hui, plusieurs milliers de Syriens vivent à Chypre, dans la partie européenne. Impossible de donner un chiffre précis. Ils patientent souvent plusieurs mois avant d’obtenir le statut de réfugié. En attendant, ils travaillent illégalement dans des chantiers de construction pour moins de cinquante euros par jour.

    Depuis quelques mois, Chlóraka, une ville côtière de 7 000 âmes, voit arriver chaque jour de nouveaux réfugiés syriens. Plus de 1 300 sont déjà venus s’y installer, et la plupart vivent dans un ancien complexe hôtelier très prisé des touristes avant la pandémie de Covid. Il n’y a plus d’eau dans les piscines depuis bien longtemps. Des restes de transats sont abandonnés autour de ce qui devait être avant le bassin le plus prisé des vacanciers. À la réception, les papiers s’entassent sur le comptoir, juste derrière des machines à laver, des vieux câbles, des sacs-poubelles. Le propriétaire des lieux s’est transformé en marchand de sommeil et loue désormais ses chambres aux exilés.

    Abdelsattar est originaire d’Idlib et vit dans l’une des 250 chambres autrefois destinées aux touristes. Il passe des heures à faire des ménages pour donner à cette chambre un semblant de normalité. « J’ai obtenu le statut de réfugié pour cinq ans mais je suis coincé ici. Je ne peux plus sortir de Chypre. Je n’ai pas de passeport », explique le jeune Syrien de 25 ans. Chaque mois, Abdelsattar paye 300 euros de loyer.

    Dans un bâtiment voisin, Abdallah nous fait visiter sa chambre. Il s’excuse du désordre et de la saleté. « Ici, rien ne marche. On n’a plus d’eau depuis plusieurs jours. »

    Assis derrière son bureau, où se mélangent des courriers jamais ouverts et des croquettes pour chat, le propriétaire, Neofyto Paranetis, s’agace de nos questions. « Les autorités chypriotes disent que c’est illégal, mais moi, au moins, j’offre un toit à ces gens ! » Dans un coin de la pièce, Abdallah souffle : « J’ai fui la Syrie parce que je ne pouvais plus supporter la misère. Mais en fait, ici, c’est pareil. »

    https://www.mediapart.fr/journal/international/270422/chypre-dernier-refuge-des-syriens-apres-onze-ans-de-guerre

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