« On travaille davantage et on gagne moins » : les travailleurs de l’économie informelle frappés par l’inflation en Argentine
Le gouvernement a annoncé une aide pour atténuer l’impact de la hausse des prix, qui pénalise particulièrement les travailleurs non déclarés.
Par Flora Genoux(Buenos Aires, correspondante)
Publié le 28 avril 2022 à 15h00, mis à jour hier à 17h07
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Les effluves graisseux de steak haché à l’huile se mêlent au refrain d’annonces criées de toutes parts à la foule compacte : « Le sandwich, 100 pesos [81 centimes d’euro, au taux officiel] le sandwich », « escalope, escalope ! » Aux abords de Retiro, l’une des principales gares de Buenos Aires, les vendeurs ambulants multiplient les offres à l’heure du déjeuner, en jonglant avec une inflation qui ronge chaque jour un peu plus leurs marges.
L’envolée des prix, mal chronique argentin, a connu dernièrement une accélération, sous l’impact notamment de la guerre en Ukraine et de la hausse des tarifs sur les marchés de l’énergie et de l’alimentation. Selon le dernier bilan de l’Indec (institut de statistique argentin), l’inflation a atteint 6,7 % en mars. Du jamais-vu depuis vingt ans. Sur l’année glissante, la hausse des prix s’élève à plus de 55 %.
Trois alfajores, ces biscuits traditionnels argentins, pour 100 pesos, trois paquets de guimauve pour le même prix : le stand imbattable d’Estefania, 34 ans, attire sans cesse les chalands. « Le grossiste augmente ses prix, mais je ne le suis pas, sinon je ne vends plus rien », explique celle qui vit juste à côté, comme beaucoup de ses clients, dans la Villa 31, le quartier précaire le plus connu de la capitale : une poche dense de pauvreté, à quelques encablures d’immeubles huppés d’inspiration haussmannienne.
Risque d’explosion sociale
« Il y a dix ans, en vendant dans la rue, je pouvais dégager 100 % de marge sur un produit. Aujourd’hui, j’en suis à 20 % ou 30 % », calcule-t-elle. Sa voisine commerçante, Maria Concepcion, 41 ans, acquiesce, avec son chariot chargé de sandwichs enserrant des escalopes de viande. « On travaille davantage et on gagne moins. Ça fait plus de dix ans qu’on s’enfonce toujours un peu plus », déplore cette mère de deux enfants. « Le bœuf, le poulet, les fruits, les légumes, le pain, les œufs, tout augmente ! Ça ne va pas. »
Afin de repousser le risque d’explosion sociale et de limiter les effets dévastateurs de l’inflation sur les foyers les plus fragiles, le gouvernement de centre gauche a annoncé une aide exceptionnelle, le 18 avril. Les travailleurs de l’économie informelle – aussi nombreux que les personnes déclarées –, les petits autoentrepreneurs et les employées domestiques percevront 18 000 pesos (146 euros) en deux fois, s’ils en formulent la demande. Les retraites les moins élevées recevront un coup de pouce de 12 000 pesos. Une enveloppe qui s’élève à 200 milliards de pesos (1,62 milliard d’euros), confirment des sources gouvernementales au Monde, afin de « préserver le pouvoir d’achat et de garantir un cap d’équité économique et sociale », a déclaré le ministre de l’économie, Martin Guzmán, le 18 avril.
Le gouvernement assure mettre en place un système de filtre, sur la base du patrimoine entre autres, afin d’éviter l’effet d’aubaine pour les travailleurs non déclarés aux revenus confortables. Le plafond a été fixé à deux salaires minimaux, le salaire plancher s’élevant à 38 940 pesos au mois d’avril. Un revenu minimal qui, pour une « famille de référence » – avec deux adultes travaillant et deux enfants –, ne permet d’ailleurs pas de dépasser le seuil de pauvreté, rehaussé à 90 000 pesos au mois d’avril.
Si, selon les chiffres officiels, les salaires ont rattrapé l’inflation, à la faveur des négociations sectorielles, en fin d’année 2021, de nombreux Argentins, les plus vulnérables, ne bénéficient pas de telles revalorisations. Au début d’avril, les mouvements sociaux ont mis sous pression le gouvernement en organisant, pendant quarante-huit heures, des campements en plein cœur de la capitale, les manifestants réclamant davantage d’aides et des emplois.
Discorde au sommet de l’Etat
« Cette aide n’est pas solide. Pour résoudre le problème de l’inflation, il faut… baisser l’inflation, estime Jorge Colina, économiste et président du centre de recherche Idesa. Cela implique un projet crédible pour diminuer le déficit budgétaire, avec des mesures qui ne sont pas populaires, comme la réduction du nombre de fonctionnaires. » L’accord avec le Fonds monétaire international, portant sur la restructuration d’un prêt de 45 milliards de dollars (41,7 milliards d’euros) – accordé sous le précédent gouvernement, celui de Mauricio Macri (2015-2019, centre droit), en 2018 – et définitivement scellé le 25 mars, inclut un contrôle du déficit budgétaire. Il doit être ramené à 2,5 % du produit intérieur brut en 2022, puis à 1,9 % en 2023. Par ailleurs, la discorde au sommet de l’Etat « assombrit les perspectives », juge Jorge Colina.
Une mutuelle santé (liée au travail en Argentine), des cotisations sociales, des congés payés… Maria Concepcion aspire à un emploi déclaré, même si, depuis le début de sa vie active, elle a choisi le secteur informel. « Quand tu cherches un boulot, si tu finis par trouver quelque chose, on te paie une misère. Et il faut ajouter le coût des transports. » Grâce à la vente de sandwichs, confectionnés à domicile, à quelques pas de là, dans la Villa 31, elle parvient à dégager environ 50 000 pesos par mois (405 euros), plus que le salaire minimum. « Avec ça, on survit », relève-t-elle. La mère de famille, qui partage sa location avec sa nièce et son frère, compte par ailleurs sur une série d’aides publiques : l’allocation familiale, un bon alimentaire (revalorisé de 50 % en avril), et les couches pour son fils d’un an, distribuées par la mairie de la capitale (centre droit).
Maximiliano non plus n’a jamais signé de contrat de travail. « Je ne veux pas perdre une journée de boulot à chercher un emploi déclaré. Et puis, bon courage pour le trouver ! Mais je ne me plains pas, je me débrouille », balaie ce menuisier de 29 ans, employé à la journée, fier de dégager environ 65 000 pesos chaque mois. Il est éligible à l’aide du gouvernement, mais il n’en fera pas la demande. « Il y en a d’autres qui en ont plus besoin. »
Flora Genoux(Buenos Aires, correspondante)