• La gauche doit embrasser la loi et l’ordre, par Slavoj Zizek
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    A Nanterre, le 29 juin 2023, lors de la marche blanche en mémoire de Nahel, 17 ans, abattu après un refus d’obtempérer. (Cyril Zannettacci/Vu pour Libération)

    S’intéresser aux racines des émeutes, telles que le chômage et le racisme institutionnel, ne doit pas mener la gauche à négliger les questions de la sécurité publique, estime le philosophe slovène. En France comme ailleurs, l’insécurité fait plus de mal aux pauvres qu’aux riches.

    Deux événements ont retenu l’attention du public au cours de cet été de plus en plus fébrile : la mutinerie militaire ratée en Russie et les émeutes violentes en France. Bien que les médias aient couvert ces deux actualités en détail, une caractéristique commune semble être passée inaperçue.

    Des pillages et des incendies se sont répandus en France après que la police a abattu un jeune homme de 17 ans, Nahel, dans la banlieue parisienne, à Nanterre, le 27 juin. A travers le pays, des émeutiers ont provoqué des destructions de biens et ont tiré des feux d’artifice sur la police, qui a répondu par des gaz lacrymogènes, des canons à eau et des grenades assourdissantes.

    Les événements ont pris une tournure encore plus inquiétante lorsqu’une partie des organisations syndicales de la police ont commencé à menacer le président Emmanuel Macron de révolte s’il ne résolvait pas la crise. Le 30 juin Alliance et Unsa-Police (deux des principaux syndicats de policiers) ont même publié un communiqué qui n’était rien de moins qu’une fissure dans l’édifice du pouvoir : en réaction aux émeutes, ces partisans de la ligne dure au sein des forces de l’ordre ont menacé d’agir contre leur propre Etat.

    Face à la mort de Nahel et aux émeutes, le discours prévisible de la gauche a été de dénoncer les préjugés raciaux de la police, de désigner l’égalité française comme une fiction, d’arguer que les jeunes immigrés se rebellent par absence de perspectives et de rappeler que le moyen de résoudre cette crise n’est pas une oppression policière toujours plus forte mais bien une transformation radicale de la société française. En bref, la colère monte depuis des années, l’assassinat de Nahel est la dernière détonation qui l’a révélée au grand jour. Et les manifestations violentes sont une réaction à un problème, pas le problème lui-même.

    Exclusion économique et injustice coloniale

    Il y a une part de vérité dans ce récit. En effet, comme l’ont révélé au grand jour les émeutes de 2005, à la suite de la mort de deux adolescents électrocutés alors qu’ils étaient poursuivis par la police, les préjugés et l’exclusion caractérisent la vie des jeunes immigrés et descendants d’immigrés en France. Pourtant, cette refonte de la société appelée des vœux par la gauche pour résoudre les problèmes historiques d’identité, d’exclusion économique et d’injustice coloniale est une solution sujette à caution. Elle suppose une issue progressiste à ces émeutes, alors qu’il n’y en a pas.

    Le fait que les manifestants aient pris pour cible les bus locaux, par exemple, qui jouent un rôle central dans le transport des travailleurs des banlieues défavorisées de la périphérie de Paris, indique deux choses : les émeutes ont détruit des infrastructures qui permettaient aux gens ordinaires de gagner leur vie, et les victimes de ces destructions sont les pauvres, et non les riches.

    Les soulèvements populaires pour jouer un rôle de progrès doivent être portés par une vision émancipatrice, l’espoir qu’un autre monde est possible, comme le soulèvement de Maidan en Ukraine en 2013-2014 et les protestations iraniennes en cours déclenchées par les femmes kurdes qui ont refusé de porter la burka. Dans ce cas, même la menace d’une action violente est parfois nécessaire à la résolution politique. Deux victoires historiques canonisées par les commentateurs libéraux – la montée au pouvoir du Congrès national africain (ANC) en Afrique du Sud et les manifestations américaines pour les droits civiques menées par Martin Luther King Jr – n’ont été possibles que parce qu’elles ont été soutenues par la perspective de la violence de la part de l’aile radicale de l’ANC et des noirs américains les plus militants. Les négociations sur la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et l’abolition de la ségrégation raciale aux Etats-Unis ont abouti grâce à ces menaces.

    Mais ce n’est pas le cas en France aujourd’hui, où la rébellion violente a peu de chances de se terminer par un quelconque accord progressiste pour les misérables de la Terre. Si la loi et l’ordre ne sont pas rapidement rétablis, le résultat final pourrait bien être l’élection de Marine Le Pen, leader du parti d’extrême droite du Rassemblement national. Les nationalistes anti-immigrés sont au pouvoir en Suède, en Norvège et en Italie – pourquoi pas en France ? Emmanuel Macron s’est présenté comme un technocrate sans position politique ferme. Mais cette posture, autrefois considérée comme une force, apparaît aujourd’hui comme une faiblesse fatale.

    Guerre civile « froide » aux Etats-Unis

    En Russie, il était difficile de ne pas voir le caractère comique de la marche d’Evgueni Prigojine sur Moscou. Elle s’est achevée en moins de trente-six heures après que le Kremlin a proposé un marché. Evgueni Prigojine a évité un procès, mais a été contraint de retirer ses mercenaires de l’Ukraine et de s’installer au Belarus. Nous n’en savons pas assez pour savoir ce qui s’est réellement passé : sa marche était-elle destinée à une attaque d’envergure sur Moscou, ou s’agissait-il d’une menace vide, d’un geste qui n’était pas destiné à être réalisé, comme Prigojine lui-même l’a suggéré ?

    L’épisode tout entier peut aussi avoir été une forme brutale de négociation commerciale – une tentative d’empêcher l’adoption d’une loi stipulant que les forces irrégulières telles que le groupe Wagner devaient être placées sous le commandement des forces armées régulières. Qu’il s’agisse d’une tentative de coup d’Etat ou d’une négociation, l’événement témoigne de la réalité selon laquelle la Russie est en train de devenir un « Etat failli » – un Etat qui doit traiter avec des gangs militaires incontrôlés comme des partenaires dans une affaire véreuse.

    Les événements en France et en Russie s’inscrivent dans une tendance à l’instabilité, à la crise et au désordre en Europe. Aujourd’hui, les Etats faillis ne se trouvent pas seulement dans les pays du Sud, de la Somalie au Pakistan en passant par l’Afrique du Sud. Si l’on mesure cette catégorie à l’effondrement du pouvoir de l’Etat, à l’atmosphère de guerre civile idéologique, aux assemblées bloquées et à l’insécurité croissante des espaces publics, alors la Russie, la France, le Royaume-Uni et même les Etats-Unis devraient être compris de la même manière.

    Le 19 juin 2022, les républicains du Texas ont approuvé des mesures déclarant que le président Joe Biden « n’a pas été légitimement élu » et ont réprimandé le sénateur républicain John Cornyn pour avoir participé à des discussions bipartites sur le contrôle des armes à feu. Ils ont également voté un programme qui déclare que l’homosexualité est « un choix de vie anormal » et qui demande aux écoliers du Texas « d’apprendre l’humanité de l’enfant à naître ».

    La première mesure, à savoir l’invalidation de l’élection de Joe Biden, constitue une avancée évidente vers une guerre civile « froide » aux Etats-Unis : la délégitimation de l’ordre politique. En France, l’évocation d’une guerre civile à venir est de rigueur à l’extrême droite. Le 30 juin, à la radio française, Eric Zemmour, politicien et polémiste du parti nationaliste Reconquête, a décrit les émeutes comme les « prémices d’une guerre civile, d’une guerre ethnique ».

    Dans cette situation générale, la gauche doit s’approprier le slogan de l’ordre public. L’un des faits les plus attristants de l’histoire récente est que le seul cas d’invasion du siège du pouvoir par une foule révolutionnaire fut l’assaut du Capitole des Etats-Unis à Washington DC, le 6 janvier 2021, par les partisans de Donald Trump. Ils considéraient l’élection comme illégitime, un vol organisé par les élites politico-économiques. Les libéraux de gauche ont réagi avec un mélange de fascination et d’horreur. Certains de mes amis se lamentaient en disant : « Nous devrions faire quelque chose de similaire ! » L’envie et la condamnation se sont mêlées lorsqu’ils ont vu des gens « ordinaires » s’introduire au sommet de la souveraineté de l’Etat, créant un carnaval qui a momentanément suspendu les règles de la vie publique.

    Autoritarisme sauvage

    En lançant une attaque populaire contre le siège du pouvoir, la droite populiste a-t-elle volé à la gauche le monopole de la résistance au système en place ? Le dilemme politique de notre temps se réduit-il au choix entre des élections parlementaires contrôlées par des élites corrompues et des soulèvements contrôlés par la droite dure ? Il n’est pas étonnant que Steve Bannon, l’idéologue de la droite populiste, se déclare « léniniste du XXIe siècle » : « Je suis un léniniste. Lénine… voulait détruire l’Etat, et c’est aussi mon objectif. Je veux que tout s’écroule et que tout l’establishment actuel soit détruit. » Tandis que les trumpistes s’extasiaient devant le 6 janvier, la gauche libérale se comportait comme de bons vieux conservateurs, demandant à la Garde nationale d’écraser la rébellion.

    A l’origine de cette situation étrange, nous trouvons une combinaison unique d’anarchie et d’autoritarisme sauvage. Nous entrons dans une période alliant subtilement une multiplication des insurrections et une montée de l’#ochlocratie (1), avec une concentration sans précédent du pouvoir entre les mains de quelques-uns. C’est ce que la philosophe Catherine Malabou appelle « la combinaison à la fois insensée, monstrueuse et inédite d’une verticalité sauvage et d’une horizontalité incontrôlable ». Et comme la « fonction sociale » de l’Etat s’est érodée au fil des années d’austérité, il ne peut plus s’exprimer que « par l’usage de la violence ».

    C’est pourquoi il est essentiel de ne pas se contenter de rejeter et de condamner l’Etat en tant qu’instrument de domination. Face aux catastrophes naturelles, aux problèmes de la santé publique ou aux instabilités sociales, les forces progressistes doivent tenter de s’emparer et d’utiliser le pouvoir de l’Etat, non seulement pour calmer les craintes des populations dans l’urgence, mais aussi pour combattre leurs racines – racistes, xénophobes, sexistes, anti-progressistes – artificiellement créées pour maintenir les populations sous contrôle.

    La gauche ne doit pas craindre d’ajouter à ses tâches celle d’assurer la sécurité des gens ordinaires : il y a des signes clairs de la décadence croissante des mœurs publiques, des gangs de jeunes terrorisant les lieux publics, des gares aux centres commerciaux. Le simple fait de mentionner cette décadence est souvent rejeté comme étant un discours réactionnaire, et la réaction standard est que nous devons regarder les « racines sociales plus profondes » de ces phénomènes que sont le chômage, et le racisme institutionnel.

    S’intéresser aux « racines sociales plus profondes » des émeutes ne doit pas mener la gauche à négliger les questions de la sécurité publique. Car elle se condamne elle-même, en concédant à l’ennemi un domaine important d’insatisfaction qui, en période d’anarchie, pousse les gens vers la droite. L’insécurité fait beaucoup plus de mal aux pauvres qu’aux riches qui vivent tranquillement dans leurs ghettos dorés.

    (1) Régime politique dans lequel la « foule » (okhlos) a le pouvoir d’imposer sa volonté.

    Cet article a été publié le 4 juillet dans The New Statesman.

    Traduit de l’anglais par Rodolphe Dourouni.

    • « Marxiste », il faut le dire vite et, en effet, avec des guillemets. Le lacanisme n’a jamais été soluble dans le marxisme, et ce clown l’a prouvé durant toute sa vie.

      Cela dit, affirmer que la rage aveugle et destructrice qui a frappé certains quartiers ne mène à rien, ce n’est pas absurde.

      Ce qui l’est, c’est d’orienter ces jeunes et « la gauche » à faire confiance à l’Etat de la bourgeoisie et de laisser penser que celui-ci n’est pas le problème mais un garant de l’ordre ! Ce qui l’est, c’est de brandir la loi et l’ordre quand ceux-là n’ont jamais servi fondamentalement qu’à maintenir un ordre social qui donne tout les pouvoirs à une classe de prédateurs parasites qui détruisent sur leur passage tout ce qui fait société et solidarité.

      Si notre amuseur public était marxiste, il dirait plus probablement que la révolte destructrice de la jeunesse est la conséquence de l’absence d’organisation du camp des travailleurs, de son manque de combativité et de politisation.

      LO écrivait il y a peu :

      En matière de pillage et de destruction, les jeunes émeutiers n’arriveront jamais à la cheville de la grande bourgeoisie prête à mettre la terre entière en coupe réglée, à détruire la planète, à exploiter l’humanité et à fomenter les guerres.

      En revanche, en s’organisant, en liant consciencieusement leurs intérêts avec ceux du monde du travail pour se faire respecter du grand patronat, mais aussi de la police et de la justice, ils pourraient réellement changer les choses.

      Une perspective dont Zizek n’a pas idée, lui qui n’a jamais été lié — de près ou de loin — au mouvement ouvrier.

      C’est pourquoi, du reste, il s’intéresse à « la gauche », dont il n’y a pourtant jamais rien eu à en attendre sinon le maintien du désordre capitaliste.

  • Russia is winning the economic war - and Putin is no closer to withdrawing troops | Larry Elliott | The Guardian
    https://www.theguardian.com/commentisfree/2022/jun/02/russia-economic-war-ukraine-food-fuel-price-vladimir-putin

    Larry Elliott is the Guardian’s economics editor

    The perverse effects of sanctions means rising fuel and food costs for the rest of the world – and fears are growing of a humanitarian catastrophe. Sooner or later, a deal must be made

    It is now three months since the west launched its economic war against Russia, and it is not going according to plan. On the contrary, things are going very badly indeed.

    Sanctions were imposed on Vladimir Putin not because they were considered the best option, but because they were better than the other two available courses of action: doing nothing or getting involved militarily.

    The first set of economic measures were introduced immediately after the invasion, when it was assumed Ukraine would capitulate within days. That didn’t happen, with the result that sanctions – while still incomplete – have gradually been intensified.

    There is, though, no immediate sign of Russia pulling out of Ukraine and that’s hardly surprising, because the sanctions have had the perverse effect of driving up the cost of Russia’s oil and gas exports, massively boosting its trade balance and financing its war effort. In the first four months of 2022, Putin could boast a current account surplus of $96bn (£76bn) – more than treble the figure for the same period of 2021.

    When the EU announced its partial ban on Russian oil exports earlier this week, the cost of crude oil on the global markets rose, providing the Kremlin with another financial windfall. Russia is finding no difficulty finding alternative markets for its energy, with exports of oil and gas to China in April up more than 50% year on year.

    That’s not to say the sanctions are pain-free for Russia. The International Monetary Fund estimates the economy will shrink by 8.5% this year as imports from the west collapse. Russia has stockpiles of goods essential to keep its economy going, but over time they will be used up.

    But Europe is only gradually weaning itself off its dependency on Russian energy, and so an immediate financial crisis for Putin has been averted. The rouble – courtesy of capital controls and a healthy trade surplus – is strong. The Kremlin has time to find alternative sources of spare parts and components from countries willing to circumvent western sanctions.

    When the global movers and shakers met in Davos last week, the public message was condemnation of Russian aggression and renewed commitment to stand solidly behind Ukraine. But privately, there was concern about the economic costs of a prolonged war.

    These concerns are entirely justified. Russia’s invasion of Ukraine has given an added boost to already strong price pressures. The UK’s annual inflation rate stands at 9% – its highest in 40 years – petrol prices have hit a record high and the energy price cap is expected to increase by £700-800 a year in October. Rishi Sunak’s latest support package to cope with the cost-of-living crisis was the third from the chancellor in four months – and there will be more to come later in the year.

    As a result of the war, western economies face a period of slow or negative growth and rising inflation – a return to the stagflation of the 1970s. Central banks – including the Bank of England – feel they have to respond to near double-digit inflation by raising interest rates. Unemployment is set to rise. Other European countries face the same problems, if not more so, since most of them are more dependent on Russian gas than is the UK.

    The problems facing the world’s poorer countries are of a different order of magnitude. For some of them the issue is not stagflation, but starvation, as a result of wheat supplies from Ukraine’s Black Sea ports being blocked.

    As David Beasley, the executive director of the World Food Programme put it: “Right now, Ukraine’s grain silos are full. At the same time, 44 million people around the world are marching towards starvation.

    In every multilateral organisation – the IMF, the World Bank, the World Trade Organization and the United Nations – fears are growing of a humanitarian catastrophe. The position is simple: unless developing nations are energy exporters themselves, they face a triple whammy in which fuel and food crises trigger financial crises. Faced with the choice of feeding their populations or paying their international creditors, governments will opt for the former. Sri Lanka was the first country since the Russian invasion to default on its debts, but is unlikely to be the last. The world appears closer to a full-blown debt crisis than at any time since the 1990s.

    Putin has rightly been condemned for “weaponising” food, but his willingness to do so should come as no surprise. From the start, the Russian president has been playing a long game, waiting for the international coalition against him to fragment. The Kremlin thinks Russia’s threshold for economic pain is higher than the west’s, and it is probably right about that.

    If proof were needed that sanctions are not working, then President Joe Biden’s decision to supply Ukraine with advanced rocket systems provides it. The hope is that modern military technology from the US will achieve what energy bans and the seizure of Russian assets have so far failed to do: force Putin to withdraw his troops.

    Complete defeat for Putin on the battlefield is one way the war could end, although as things stand that doesn’t appear all that likely. There are other possible outcomes. One is that the economic blockade eventually works, with ever-tougher sanctions forcing Russia to back down. Another is a negotiated settlement.

    Putin is not going to surrender unconditionally, and the potential for severe collateral damage from the economic war is obvious: falling living standards in developed countries; famine, food riots and a debt crisis in the developing world.

    The atrocities committed by Russian troops mean compromising with the Kremlin is currently hard to swallow, but economic reality suggests only one thing: sooner or later a deal will be struck.