« La gauche paye d’avoir relégué l’égalité au second plan »

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    • Notre démocratie est-elle à bout ? Avec une abstention record et une absence de majorité claire, ces législatives mettent en lumière l’épuisement de notre régime politique. Nous avons demandé à Jacques Rancière quel était son regard sur ce scrutin. Esprit original, ancien élève d’Althusser et militant de la Gauche prolétarienne, le philosophe travaille sur l’articulation de l’art, de la politique et la pensée de l’émancipation. Défenseur de « ceux qui ne sont rien », il a publié en début d’année « les Trente Inglorieuses », recueil des interventions qu’il a consacrées à la vie politique de 1991 à 2021.

      L’OBS. Lorsque nous vous avons rencontré en début d’année, vous n’attendiez rien de la Présidentielle, que vous inspirent les scrutins qui viennent de s’achever ?

      Jacques Rancière. Je n’en attendais rien, cela ne veut pas dire que je n’en espérais rien personnellement mais, plus radicalement que cette élection ne laissait pas de place à l’inattendu : le scénario du candidat de droite rempart contre l’extrême droite est bien rodé et son déroulement a été totalement conforme aux prévisions. Il découle de la logique de l’ordre consensuel : depuis que les partis de gauche se sont ralliés à la « nécessité objective » imposée par le capitalisme absolutisé, le TINA (there is no alternative), abusivement nommé « libéralisme », l’opposition droite-gauche ne peut plus fournir son contenu à la machine électorale présidentielle. Reste l’opposition entre ceux qui vivent bien dans cet ordre et ceux qui le vivent mal et cherchent un bouc émissaire comme responsable de leur mal-être. Mais cette opposition n’est elle-même qu’un partage des rôles : le parti consensuel au pouvoir lève les barrières à la circulation des capitaux et ferme les frontières par où veulent passer les humains indésirables. L’extrême droite, elle, assure la gestion imaginaire de cette indésirabilité.

      En sommes-nous au triomphe de l’extrême droite ou bien la Nupes peut-elle ranimer une opposition de gauch e ?

      Quand on parle de triomphe de l’extrême droite, il faut bien s’entendre. Cette fois comme les précédentes, l’extrême droite institutionnelle a été battue sur le plan des résultats électoraux. Mais, depuis vingt ans que se joue ce scénario du « front républicain », on a pu constater qu’elle ne cessait de progresser et, surtout, que ses idées se sont largement imposées non seulement dans la droite modérée mais aussi dans la gauche socialiste et parmi l’intelligentsia qui se dit républicaine. Pour ce qui est de la Nupes, il s’agit pour l’instant d’un rassemblement électoral, formé dans la logique de notre système présidentiel. En dehors des sièges que ses différentes composantes ont pu conserver ou gagner, sa fonction est essentiellement celle d’un substitut. Substitut aux forces de gauche d’hier, enracinées dans la logique du développement industriel et du progrès social ; substitut à la constitution d’une force politique nouvelle qui déterminerait elle-même ses objectifs et ses moyens d’action et serait capable de diriger sur le terrain des actions de masse contre l’ordre capitaliste global et ses retombées locales. De l’émergence d’une telle force, la Nupes peut tout au plus entretenir le rêve, si elle ne devient pas un moyen de l’étouffer dans les querelles d’amendements qui sont l’amusement ordinaire de nos oppositions parlementaires. Je serais heureux de me tromper. Mais l’histoire de la gauche chez nous n’incite pas à l’optimisme.

      « C’est nous, ou le désastre »

      La Nupes s’est vue taxée pendant toute la campagne de dangereuse « extrême », par un Président qui qualifie lui-même sa ligne « d’extrême centre »…

      Ce Président n’a pas fait un gros effort d’imagination. La lutte contre les extrêmes appartient de longue date à la rhétorique des partis de droite qui désirent passer pour centristes. Mais elle a pris des accents nouveaux dans la logique du consensus. Le consensus s’est donné un adversaire bien défini : l’insécurité et il nous présente un monde où nous sommes sans cesse menacés de tomber dans ce gouffre. L’insécurité, c’est tout ce qui nous menace si nous n’obéissons pas à la logique consensuelle qui prétend elle-même se confondre avec la simple nécessité objective. Et finalement c’est tout ce qui n’est pas exactement conforme à cette logique consensuelle. Tout cela revient à dire : c’est nous, ou le désastre.

      Quelle légitimité pour un pouvoir choisi par si peu d’électeurs, surtout parmi les moins de trente ans ?

      Il y a bien longtemps déjà que notre système gouvernemental fonctionne selon une logique de double légitimité, celle qui vient du peuple – c’est-à-dire tel que la façonne le système représentatif et celle qui vient de la science – c’est-à-dire de la science officielle, celle qui transforme en nécessité objective les réquisits du capitalisme absolutisé. La tendance actuelle dans le monde est partout au renforcement de pouvoirs oligarchiques, dont la légitimité essentielle est simplement d’être là et de représenter l’ordre normal des choses, un ordre éventuellement sanctifié par Dieu, Marx ou le CAC 40. Le problème ne tient pas donc au nombre de gens qui votent pour les candidats officiels. C’est celui de la constitution de forces étrangères à cet ordre normal des choses et capables de lutter contre lui.

      Un Président prétendant incarner seul « la raison » et la République, comme vous le pointiez depuis longtemps et n’hésitant pas à tancer ou faire tancer le petit peuple, comme cette lycéenne du Tarn, c’est l’attitude d’un monarque ne tolérant pas d’opposition ?

      Notre système constitutionnel est clairement de coloration monarchiste et cette tendance n’a cessé d’être accentuée par les politiciens de droite ou de gauche qui ont occupé les sommets de l’Etat depuis De Gaulle. Rappelez-vous Fabius signifiant à Chirac, lors d’un débat électoral, qu’il fallait contrôler son langage lorsqu’on parlait au « Premier ministre de la France ». Alors, une simple lycéenne, trente-cinq ans plus tard… Cela dit, l’incroyable intervention de la gendarmerie au lycée le lendemain est un bon révélateur du rôle aujourd’hui donné aux forces de police. Les manifestants de 1968 qui scandaient « A bas l’Etat policier » n’avaient encore rien vu. A l’époque, l’on pouvait légalement refuser un contrôle d’identité, et celui-ci devait être légitimé par une situation de flagrant délit. Nous pouvons mesurer à quel point l’Etat policier s’est renforcé avec les progrès de l’ordre consensuel et « libéral ». Celui-ci ne cesse de donner à la police des pouvoirs d’intervention nouveaux, y compris celui de réprimer toute tentative, non seulement de critiquer son action, mais simplement de la filmer et d’en témoigner.

      Pourquoi la ruine de nos services publics, hôpital, école avec un effondrement des candidats au métier d’enseignant dont le salaire de départ a été quasi ramené au SMIC, ne nous mobilise-t-elle pas tous ?

      C’est la logique même de cet ordre consensuel, non seulement de supprimer les prestations sociales et les services publics soustraits à la loi du marché, mais de produire dans les têtes des aspirations à une vie de plus en conforme à la logique du marché, de plus en plus privatisée. Entre l’offensive contre les retraites de 1995 et la restriction actuelle du service public de la BNF, en passant par les démantèlements et privatisations de toutes sortes, ce parcours a été long et insidieux, pas toujours clairement perceptible dans sa durée et sa visée complète. C’est ce qui a permis d’isoler les luttes et de trouver, du même coup, des alliés contre leur particularisme. De fait, ce processus a su trouver, à chaque étape, des complicités actives ou passives du côté de la gauche. Cela a commencé par la mobilisation de la CFDT et des intellectuels d’« Esprit » contre les grévistes de 1995, dont la logique a été peu à peu adoptée par l’ensemble de la gauche dite de gouvernement. De son côté, l’extrême gauche prétendument radicale a volontiers repris le mépris léniniste vis-à-vis des revendications simplement économiques et jugé que le démantèlement des formes de protection sociale ouvrait la voie à l’affrontement enfin radical contre le capitalisme démocratique. Ceux qui se présentent comme républicains ont préféré imposer leur conception de la laïcité plutôt que réclamer des conditions décentes pour le métier d’enseignant. Et les écologistes ont choisi le vélo et la trottinette plutôt que de lutter contre la dégradation des transports publics. Le salut de la planète a remplacé le sens de l’histoire en tant que destinée collective primant sur ces mesquines affaires de services publics en difficulté. C’est en somme, l’égalité et son effectivité dans les conditions de la vie qui s’est trouvée reléguée à gauche comme une préoccupation de second plan, tandis qu’elle est, à droite, un objet de haine franche.

      La rentrée s’annonce explosive, entre la réforme des retraites qu’Emmanuel Macron qualifie de « promesse de campagne », une inflation qui fait plonger le pouvoir d’achat… Croyez-vous à un mouvement social d’ampleur ?

      On annonce rituellement des automnes chauds, à quoi s’ajoute, en période électorale, la promesse d’un troisième tour social. Mais le mouvement social ne suit pas les rythmes de la rentrée des classes. C’est même le propre de tout mouvement démocratique d’ampleur que d’être inattendu, de rompre avec les emplois du temps consacrés, qu’ils soient ceux des agendas gouvernementaux ou de la négociation syndicale. Seules sont chaudes les saisons qui créent leur propre temporalité et leur propre rythme d’action. Cela implique aussi de mettre un terme à la scission entre luttes économiques et luttes politiques. Les mouvements anti CPE ou anti-loi travail, les rassemblements de Nuit debout ou les actions des Gilets jaunes, en dépit de toutes leurs limitations, ont clairement montré la nécessité de dépasser ces cloisonnements pour constituer un espace démocratique nouveau.

      Que reste-t-il de notre démocratie, comment la rebâtir ?

      Poser la question ainsi, c’est toujours supposer que la démocratie existe comme un état de choses : un système institutionnel, un ensemble de mœurs politiques et de manières de vivre. Mais notre système institutionnel n’est pas une démocratie. A strictement parler, aucun pays au monde ne connaît un régime démocratique. Ce que l’on nomme aujourd’hui ainsi, c’est le régime représentatif, qui a viré fortement chez nous, à la fois vers la monarchie à travers la cinquième République, et à la fois vers l’oligarchie par l’intrication de plus en plus intime de la puissance étatique et des puissances financières. La démocratie n’est pas un cadre institutionnel qu’il faudrait revitaliser. C’est une pratique, une manière de faire exister un monde de l’égalité, un monde fondé sur le présupposé de l’égale capacité de tous. Des militants la font vivre aujourd’hui dans de nombreux domaines – éducation, santé, écologie, aide aux migrants et bien d’autres, faisant exister, un peu partout autour de nous, des fragments de monde égal et solidaire. Ceux-ci ont du mal à s’assembler, non pas, comme le croient les imbéciles, par manque de stratégie, mais simplement parce que la pratique de l’égalité est infiniment plus exigeante, plus fatigante que la routine inégalitaire. Mais c’est seulement sur ce terrain qu’existent aujourd’hui les ferments d’une démocratie authentique. Plus que jamais nous percevons que le conflit n’est pas entre des forces mais entre des manières de faire monde.

      #Jacques_Rancière