Entre révolution artistique et lutte armée

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  • Carl Einstein (1885-1940) : Entre révolution artistique et lutte armée
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    Cette critique cinglante du « monde de l’art » conduit Einstein à écrire en parallèle de son livre sur Braque des fragments -non mis en forme définitive ni publiés de son vivant- sous le titre Die Fabrikation der Fiktionen, (La fabrication des fictions), qui constituent une sorte de règlement de compte avec ce monde.

    « Les artistes aux environs de 1910, écrit-il, appartenaient à une génération qui avait grandi dans l’utopie d’un ciel progressiste. Cette génération s’imaginait pouvoir faire surgir des paradis, comme par enchantement, des formules intellectuelles. Les esthètes pressentaient que la tradition bourgeoise classique était finie […] Cependant les intellectuels ne voyaient pas que leur art était enraciné dans le subjectivisme libéral et bourgeois. Les peintres et poètes combattirent la tradition mais seulement de façon formelle [la réalité qui se jouait en dehors de leurs tableaux, ils la contestèrent à peine]. D’autre part, ils croyaient pouvoir réfuter des faits par des tableaux. C’est ici qu’était la limite de l’art. […] On se sentait vaguement situé à gauche ; cependant les individualistes redoutaient la montée des masses ; si elles réussissaient, c’était la fin du subjectivisme esthétique […] Dans d’innombrables pays européens les tentatives (soulèvements) des travailleurs furent réprimés. Alors l’avant-garde se réfugia plus désespérément encore dans l’imaginaire et masqua son indécision sous des métaphores lyriques et une morale d’ordre privé. » [57]

    Ce qu’il avait identifié comme un remède contre la nature « autiste » des expériences de l’individu isolé, le regroupement – « on se protège contre l’isolement et l’on se lie à des groupes et des forces collectives » [58] - s’est avéré inefficace. 

    « Les intellectuels s’étaient écrit leur propre histoire et, bluffant, s’y étaient héroïsés. On avait mis en scène une criante industrie de réclame pour convaincre les acheteurs de la nécessité et de l’importance des produits spirituels. Nous signalons cette historiographie falsifiante où les intellectuels propageaient un culte du génie sans vergogne ainsi que leur propre déification. Les primadonnas cérébrales s’étaient statufiées en représentants des dieux et des fétiches, mettant en scène la vénération qui leur était utile. […] Les intellectuels escamotaient leur conditionnement historique et de milieu. Les conditions humaines profondes auxquelles l’œuvre d’art doit son existence étaient occultées. Ainsi on inventait une histoire des miracles éblouissants. » [59]

    « Puisqu’on ne se révoltait pas dans les faits, on limitait la révolte au fictif et au rhétorique. Les intellectuels ne s’acquittaient de leur ressentiment que par la voie esthétique ; on jouait à la révolte. » [60]

    « L’intellectualité n’a d’importance que quand elle s’insère dans un large procès social auquel elle se soumet… Maintenant il ne s’agit plus de transformer une fiction ou d’inventer un état donné mais de coopérer à la transformation des faits sociaux. » [61]

    Dans la perspective d’Einstein le fascisme est l’expression la plus extrême d’une « fabrication de fictions » : « Les allemands spécialement pratiquaient un impérialisme métaphysique sans scrupules […] Il est caractéristique comme ce peuple ancre maintenant son existence dans une hypothèse évidemment fausse et se livre passionnément à de vagues généralités. Les allemands livrent un exemple néfaste de la force hypnotique des idéologies le plus souvent erronées. On peut parler ici d’une pathologie idéologique d’un peuple. Les allemands ont élevé une vague hypothèse, qui est réfutée par toute réalité, à la doctrine de base de leur vie. (L’allemand justement, qui aime à obéir, absolutise passionnément.) » [62]

    Le 19 juillet 1936 éclata en Espagne la révolution -en réaction au putsch des généraux contre la République sous la direction de Franco. Ouvriers et paysans s’arment, occupent des mairies et forment des conseils. Ils organisent la lutte armée contre les conspirateurs. Einstein saisit immédiatement cette occasion d’abandonner le milieu ambiguë artistique dans lequel il avait identifié auparavant l’ouverture de brèches éblouissantes vers l’avenir mais également tant de mondanités stériles et révoltantes. C’était le moment de passer à l’action. Meffre dit –en référence à la notion de la « défense du réel » d’Einstein : « … il partira en Espagne défendre contre la fiction du fascisme la réalité des Républicains espagnols ». [64] Et lui-même écrira rétrospectivement à son ami Picasso : « il faut quand même savoir où les mots finissent ». [65]

    Avant de partir en Espagne, il n’informa personne, même pas ses amis les plus proches, de sa démarche pour se joindre à un peuple en lutte. Plus tard il expliquera ses raisons à Kahnweiler : « quand j’ai quitté Paris sans dire un mot, je savais très bien pourquoi, je comprenais à un moment où les autres ne voyaient pas très clairement quelle partie se jouait ici […] je partais sans prendre congé, car je ne voulais pas donner des explications, sortir des mots, quitter les métaphores. Car jamais je n’étais un rond de cuir poétique et jamais je ne le serai. » [66]

    [...] Contre l’orientation imposée par les différents gouvernements espagnols républicains qui prônaient la politique du « La guerre d’abord, la révolution après ! » Einstein insista sur l’unité entre guerre et révolution comme cadre d’un changement en profondeur : « Cette colonne anarcho-syndicaliste est née au sein de la révolution. C’est elle qui est sa mère. Guerre et révolution ne font qu’un pour nous. […] Nous sommes concrets tout simplement et nous croyons que l’action produit des idées plus claires qu’un programme progressif qui s’évapore dans la violence du faire. »

    […] Il y a deux éléments dans la peinture pseudo-révolutionnaire : un académisme à travers lequel on croît rendre hommage aux masses et aux dirigeants des partis et des organisations, et, de l’autre côté un dilettantisme face aux faits ; c’est-à-dire que l’on peut peindre une barricade de manière académique mais le tableau sera réactionnaire à cause d’une conception picturale qui ne correspond pas à l’époque. […] Qu’est-ce qu’il faut faire ? Tenter donc d’en finir avec le rôle assez compromis des intellectuels, abandonner le privilège d’une lâcheté honorable mal payée et aller dans les tranchées. Notre existence est tant menacée qu’il n’y a même pas un lieu pour l’art. On ne peut pas mener une vie de rentier, de rêve, ni de maquereau [en français dans le texte] d’une réalité faussée. » [73]

    #art #esthétisme #révolution