• Entre plage et travail, la vie en apesanteur des « digital nomads »
    https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2022/08/14/entre-plage-et-travail-la-vie-en-apesanteur-des-digital-nomads_6137996_34510

    Entre plage et travail, la vie en apesanteur des « digital nomads »
    Par Jessica Gourdon (Lisbonne, envoyée spéciale )
    Publié hier à 06h00, mis à jour hier à 18h29
    Temps de Lecture 5 min.
    Le phénomène est en plein essor. Gagnants de la mondialisation, ces télétravailleurs permanents combinent vacances et activité professionnelle dans le monde entier, au risque de la standardisation des expériences.
    « Et toi, qu’est-ce que tu fais ici ? What’s your story ? » Ce soir, à Lisbonne, mieux vaut savoir résumer efficacement son parcours pour alimenter la conversation avec Svenia, Keith, Mikko, Clara ou Gillian. Dans l’appartement, ils sont une vingtaine : des Américains, une poignée de Français, un Finlandais, des Allemandes… Tous moins de 40 ans. Chacun a déposé sa contribution au dîner sur la table du salon : portobellos farcis, toasts au guacamole, bières fraîches. Les rouleaux de printemps maison arrivent sous les applaudissements.Tous les membres de cette joyeuse troupe louent des chambres dans un immeuble en « coliving » géré par Outsite, une entreprise spécialisée dans les espaces pour travailleurs nomades. Le pari de ces « hôteliers » d’un genre particulier ? Proposer, pour une semaine ou quelques mois, un cadre de vie clés en main à ces jeunes habitués à voyager et à télétravailler dans le monde entier. Que cela soit à Lisbonne, sur les îles Canaries ou à Bali, le package est bien ficelé : une chambre dans une maison ou un appartement, avec salon et cuisine à partager, un espace de coworking, des activités en option… Et bien sûr, un Wi-Fi de compétition.
    Ceux présents ce soir-là se connaissent depuis peu, mais l’entente va de soi. Qu’ils soient développeurs Web, créateurs de contenus, graphistes, consultants en marketing digital ou entrepreneurs, tous habitent le même village global, celui de l’économie numérique. On discute en anglais de la session d’initiation au surf proposée samedi, du cours de yoga de la veille, ou du verre sur un roof top prévu sous peu. Après le dîner, le groupe WhatsApp « Outsite Lisbon » crépitera de photos et de messages.Ainsi va la vie des digital nomads. Incarnations paroxystiques de la société du télétravail post-Covid et de l’économie dématérialisée, ils tirent profit de leur pouvoir d’achat et de leur flexibilité pour brouiller les frontières : celles des vacances et du travail, de la vie privée et de la vie professionnelle, du temporaire et du permanent. Au gré des durées des visas, des rencontres ou des restrictions sanitaires, ils changent de destination tous les mois ou tous les trimestres, surveillant les spots en vue dans « Nomad List », un site de référence (60 000 membres revendiqués).
    Le nombre de « nomades » est en plein essor, si l’on en croit le succès des blogs, podcasts, et autres forums pour initiés. A lui seul le groupe Facebook « Digital Nomads de Lisbonne » compte 33 000 personnes, celui de Tenerife 20 000. Certains pays, comme le Mexique ou l’Argentine, proposent désormais des visas pour les digital nomads. A Lisbonne, où ils sont légion, ces télétravailleurs ont contribué à gentrifier certains quartiers et à y faire flamber les loyers. « Ils tendent à se regrouper aux mêmes endroits, pas trop chers, avec des plages, et du bon Wi-Fi », reconnaît Liora Nuchowicz, responsable clientèle chez Selina, une entreprise créée au Panama en 2014 qui gère quatre-vingts établissements spécialisés dans vingt-cinq pays. D’ici 2023, Selina compte doubler son nombre d’implantations.
    La vie nomade, Madison Billings l’a commencée un peu par hasard. Il y a deux ans, cette Américaine de 25 ans, commerciale pour une société d’informatique, a quitté le Texas pour des vacances au Costa Rica. Elle y a découvert un Hôtel-Club où il était possible de télétravailler dans un cadre idyllique, en bord de mer. « Là, je me suis dit : “ce truc existe vraiment ?” C’est possible de bosser sur un lieu de vacances ? A ce moment-là, mon entreprise était encore en télétravail complet à la suite de la crise du Covid. J’ai testé mon VPN, j’ai demandé si je pouvais rester sur place quelque temps, ils ont dit O.K. Depuis, je ne suis presque pas rentrée à Austin, à part pour rendre mon appartement », raconte-t-elle. Un abonnement souscrit auprès de Selina lui permet de voguer d’un pays à un autre dans des résidences de la société.
    « Ça, c’est chez moi », lance Clara Perrot, 28 ans, en montrant une photo du box qu’elle loue en France. Avant de quitter Paris, elle y a entassé ses affaires. Après quelque temps au Maroc, la voici chez Outsite, à Lisbonne, où elle travaille en free-lance comme « Designeuse UX » pour des applications. Sa chambre lui coûte 1 200 euros par mois tout compris, ménage, charges, espace de coworking. « Au bout de trois ans de CDI, je n’en pouvais plus de Paris, je fréquentais toujours les mêmes gens, je ne me projetais pas dans ce chemin, les enfants, l’achat de l’appartement… Je voulais la mer, le soleil, être nourrie par les rencontres. Ce que j’aime avant tout dans ce mode de vie, c’est ma liberté. »
    D’une destination à l’autre, il arrive que certains se retrouvent, partent en excursion ensemble, partagent des cours de cuisine ou s’échangent des missions professionnelles. « On se fait un réseau professionnel très utile, car nous sommes tous plus ou moins dans le même milieu », poursuit Madison Billings.Après trois ans de voyage (Inde, île Maurice, Madagascar, Bali, Portugal, Espagne, Brésil…), une autre jeune Française, Isaure Heyle, déroule volontiers la liste des bienfaits qu’elle en a tirés, à titre personnel : adaptabilité, compréhension interculturelle, maîtrise de l’anglais, capacités de communication, d’organisation, d’autonomie… « Changer d’environnement, ça booste la créativité », ajoute cette consultante en réseaux sociaux, également productrice d’un podcast sur les digital nomads.
    « Offrir la possibilité de travailler à distance, pour une entreprise, c’est une manière d’attirer de bons candidats ou de retenir les talents, expose Florian, entrepreneur nomade, vivant en ce moment à Lisbonne. Il y a encore des difficultés sur le plan juridique, mais dans les faits, rien n’empêche une boîte américaine de recruter un ingénieur français installé à Lisbonne ou à Barcelone ». Lui-même gagne sa vie en conseillant des entreprises sur leur utilisation du réseau social Twitch et grâce au trading de cryptomonnaies. Son associé est à Singapour, il emploie des free-lances dans divers endroits en Europe. Avec son gros sac à dos, ce sportif voyage tout en travaillant. Pendant la crise sanitaire, la fermeture des salles de sport l’avait incité à quitter le Portugal pour le Mexique. Là-bas, elles étaient ouvertes.Pareil rythme peut sembler aberrant pour ceux qui n’imaginent pas tenir longtemps dans cette vie de sacs à dos et de valises, en apesanteur. Mais les nomads interrogés affirment avoir fait le deuil, au moins provisoirement, d’un ancrage. « Je ne voyage qu’avec sept kilos, et cela crée un détachement matériel vis-à-vis des choses qui est très agréable, reprend Isaure Heyle. Je suis davantage intéressée par les expériences que par l’achat d’objets ». Beaucoup admettent s’interroger sur l’impact carbone de leur choix de vie. Avec un bémol, avancé par Isaure Heyle : « c’est du slow travel : on ne prend pas l’avion pour un week-end, mais pour plusieurs semaines ». Reste que ces voyages génèrent leur lot de fatigue et de difficultés. Jongler avec les décalages horaires, les connexions Internet parfois incertaines, basculer en mode « boulot » sans contraintes extérieures… D’autres évoquent la lassitude d’être toujours dans la planification de l’étape à venir. Sans oublier les relations amoureuses durables, difficiles à nouer, même si des couples voyagent ensemble. Et aussi, chez certains, le sentiment de solitude. « Je suis parfois fatigué des discussions superficielles, de rencontrer toujours de nouvelles personnes auxquelles on raconte la même chose. Beaucoup de nomades parlent des difficultés à être pleinement dans les vacances et pleinement dans le travail », reconnaît Eliott Meunier, un entrepreneur et youtubeur passé par la Thaïlande, le Sri Lanka, l’Espagne et le Portugal. Clara, une autre Française de Lisbonne, a décidé de sortir du circuit des résidences de télétravailleurs, et de chercher un appartement à elle dans la capitale portugaise. Histoire de se poser un peu, au moins pour un moment.

    #Covid-19#migrant#migration#postcovid#digitalnomad#sante#pandemie#teletravail

  • Entre plage et travail, la vie en apesanteur des « digital nomads »
    https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2022/08/14/entre-plage-et-travail-la-vie-en-apesanteur-des-digital-nomads_6137996_34510

    Entre plage et travail, la vie en apesanteur des « digital nomads »
    Par Jessica Gourdon (Lisbonne, envoyée spéciale )
    Publié hier à 06h00, mis à jour hier à 18h29
    Temps de Lecture 5 min.
    Le phénomène est en plein essor. Gagnants de la mondialisation, ces télétravailleurs permanents combinent vacances et activité professionnelle dans le monde entier, au risque de la standardisation des expériences.
    « Et toi, qu’est-ce que tu fais ici ? What’s your story ? » Ce soir, à Lisbonne, mieux vaut savoir résumer efficacement son parcours pour alimenter la conversation avec Svenia, Keith, Mikko, Clara ou Gillian. Dans l’appartement, ils sont une vingtaine : des Américains, une poignée de Français, un Finlandais, des Allemandes… Tous moins de 40 ans. Chacun a déposé sa contribution au dîner sur la table du salon : portobellos farcis, toasts au guacamole, bières fraîches. Les rouleaux de printemps maison arrivent sous les applaudissements.Tous les membres de cette joyeuse troupe louent des chambres dans un immeuble en « coliving » géré par Outsite, une entreprise spécialisée dans les espaces pour travailleurs nomades. Le pari de ces « hôteliers » d’un genre particulier ? Proposer, pour une semaine ou quelques mois, un cadre de vie clés en main à ces jeunes habitués à voyager et à télétravailler dans le monde entier. Que cela soit à Lisbonne, sur les îles Canaries ou à Bali, le package est bien ficelé : une chambre dans une maison ou un appartement, avec salon et cuisine à partager, un espace de coworking, des activités en option… Et bien sûr, un Wi-Fi de compétition.
    Ceux présents ce soir-là se connaissent depuis peu, mais l’entente va de soi. Qu’ils soient développeurs Web, créateurs de contenus, graphistes, consultants en marketing digital ou entrepreneurs, tous habitent le même village global, celui de l’économie numérique. On discute en anglais de la session d’initiation au surf proposée samedi, du cours de yoga de la veille, ou du verre sur un roof top prévu sous peu. Après le dîner, le groupe WhatsApp « Outsite Lisbon » crépitera de photos et de messages.Ainsi va la vie des digital nomads. Incarnations paroxystiques de la société du télétravail post-Covid et de l’économie dématérialisée, ils tirent profit de leur pouvoir d’achat et de leur flexibilité pour brouiller les frontières : celles des vacances et du travail, de la vie privée et de la vie professionnelle, du temporaire et du permanent. Au gré des durées des visas, des rencontres ou des restrictions sanitaires, ils changent de destination tous les mois ou tous les trimestres, surveillant les spots en vue dans « Nomad List », un site de référence (60 000 membres revendiqués).
    Le nombre de « nomades » est en plein essor, si l’on en croit le succès des blogs, podcasts, et autres forums pour initiés. A lui seul le groupe Facebook « Digital Nomads de Lisbonne » compte 33 000 personnes, celui de Tenerife 20 000. Certains pays, comme le Mexique ou l’Argentine, proposent désormais des visas pour les digital nomads. A Lisbonne, où ils sont légion, ces télétravailleurs ont contribué à gentrifier certains quartiers et à y faire flamber les loyers. « Ils tendent à se regrouper aux mêmes endroits, pas trop chers, avec des plages, et du bon Wi-Fi », reconnaît Liora Nuchowicz, responsable clientèle chez Selina, une entreprise créée au Panama en 2014 qui gère quatre-vingts établissements spécialisés dans vingt-cinq pays. D’ici 2023, Selina compte doubler son nombre d’implantations.
    La vie nomade, Madison Billings l’a commencée un peu par hasard. Il y a deux ans, cette Américaine de 25 ans, commerciale pour une société d’informatique, a quitté le Texas pour des vacances au Costa Rica. Elle y a découvert un Hôtel-Club où il était possible de télétravailler dans un cadre idyllique, en bord de mer. « Là, je me suis dit : “ce truc existe vraiment ?” C’est possible de bosser sur un lieu de vacances ? A ce moment-là, mon entreprise était encore en télétravail complet à la suite de la crise du Covid. J’ai testé mon VPN, j’ai demandé si je pouvais rester sur place quelque temps, ils ont dit O.K. Depuis, je ne suis presque pas rentrée à Austin, à part pour rendre mon appartement », raconte-t-elle. Un abonnement souscrit auprès de Selina lui permet de voguer d’un pays à un autre dans des résidences de la société.
    « Ça, c’est chez moi », lance Clara Perrot, 28 ans, en montrant une photo du box qu’elle loue en France. Avant de quitter Paris, elle y a entassé ses affaires. Après quelque temps au Maroc, la voici chez Outsite, à Lisbonne, où elle travaille en free-lance comme « Designeuse UX » pour des applications. Sa chambre lui coûte 1 200 euros par mois tout compris, ménage, charges, espace de coworking. « Au bout de trois ans de CDI, je n’en pouvais plus de Paris, je fréquentais toujours les mêmes gens, je ne me projetais pas dans ce chemin, les enfants, l’achat de l’appartement… Je voulais la mer, le soleil, être nourrie par les rencontres. Ce que j’aime avant tout dans ce mode de vie, c’est ma liberté. »
    D’une destination à l’autre, il arrive que certains se retrouvent, partent en excursion ensemble, partagent des cours de cuisine ou s’échangent des missions professionnelles. « On se fait un réseau professionnel très utile, car nous sommes tous plus ou moins dans le même milieu », poursuit Madison Billings.Après trois ans de voyage (Inde, île Maurice, Madagascar, Bali, Portugal, Espagne, Brésil…), une autre jeune Française, Isaure Heyle, déroule volontiers la liste des bienfaits qu’elle en a tirés, à titre personnel : adaptabilité, compréhension interculturelle, maîtrise de l’anglais, capacités de communication, d’organisation, d’autonomie… « Changer d’environnement, ça booste la créativité », ajoute cette consultante en réseaux sociaux, également productrice d’un podcast sur les digital nomads.
    « Offrir la possibilité de travailler à distance, pour une entreprise, c’est une manière d’attirer de bons candidats ou de retenir les talents, expose Florian, entrepreneur nomade, vivant en ce moment à Lisbonne. Il y a encore des difficultés sur le plan juridique, mais dans les faits, rien n’empêche une boîte américaine de recruter un ingénieur français installé à Lisbonne ou à Barcelone ». Lui-même gagne sa vie en conseillant des entreprises sur leur utilisation du réseau social Twitch et grâce au trading de cryptomonnaies. Son associé est à Singapour, il emploie des free-lances dans divers endroits en Europe. Avec son gros sac à dos, ce sportif voyage tout en travaillant. Pendant la crise sanitaire, la fermeture des salles de sport l’avait incité à quitter le Portugal pour le Mexique. Là-bas, elles étaient ouvertes.Pareil rythme peut sembler aberrant pour ceux qui n’imaginent pas tenir longtemps dans cette vie de sacs à dos et de valises, en apesanteur. Mais les nomads interrogés affirment avoir fait le deuil, au moins provisoirement, d’un ancrage. « Je ne voyage qu’avec sept kilos, et cela crée un détachement matériel vis-à-vis des choses qui est très agréable, reprend Isaure Heyle. Je suis davantage intéressée par les expériences que par l’achat d’objets ». Beaucoup admettent s’interroger sur l’impact carbone de leur choix de vie. Avec un bémol, avancé par Isaure Heyle : « c’est du slow travel : on ne prend pas l’avion pour un week-end, mais pour plusieurs semaines ». Reste que ces voyages génèrent leur lot de fatigue et de difficultés. Jongler avec les décalages horaires, les connexions Internet parfois incertaines, basculer en mode « boulot » sans contraintes extérieures… D’autres évoquent la lassitude d’être toujours dans la planification de l’étape à venir. Sans oublier les relations amoureuses durables, difficiles à nouer, même si des couples voyagent ensemble. Et aussi, chez certains, le sentiment de solitude. « Je suis parfois fatigué des discussions superficielles, de rencontrer toujours de nouvelles personnes auxquelles on raconte la même chose. Beaucoup de nomades parlent des difficultés à être pleinement dans les vacances et pleinement dans le travail », reconnaît Eliott Meunier, un entrepreneur et youtubeur passé par la Thaïlande, le Sri Lanka, l’Espagne et le Portugal. Clara, une autre Française de Lisbonne, a décidé de sortir du circuit des résidences de télétravailleurs, et de chercher un appartement à elle dans la capitale portugaise. Histoire de se poser un peu, au moins pour un moment.

    #Covid-19#migrant#migration#postcovid#digitalnomad#sante#pandemie#teletravail#mondialisation