en Lituanie, les espoirs déçus des demandeurs d’asile – Libération

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  • « Ils nous ont traités comme des sauvages » : en #Lituanie, les espoirs déçus des demandeurs d’asile

    Arrêtées l’été dernier après leur entrée illégale dans le pays, plus de 4 000 personnes ont été envoyées dans des centres gérés de manière carcérale, au mépris des lois européennes. Relâchés mais déboutés du droit d’asile, des exilés racontent leurs désillusions.

    Thierno (1) a quitté la Guinée avec un rêve un peu naïf : jouer au football dans une équipe européenne. « Peut-être même une équipe d’amateurs au début. Je ne doute pas de moi, j’arriverai à me faire repérer avec le temps », espère-t-il toujours, à 23 ans. Il a déjà perdu une année de détention – illégale – en Lituanie. Au printemps 2021, il embarque pour le Bélarus avec un visa d’étudiant. Il vivote quelques mois, se cherche un club convenable. En juillet, comme des centaines d’autres Africains venus au Bélarus pour les études ou en quête d’un hypothétique travail, il profite de la crise migratoire créée par le régime de Loukachenko et entre en Lituanie. A ce moment de l’été, des centaines d’Irakiens arrivent au Bélarus, attirés par la promesse d’une entrée facile dans l’Union européenne voisine, et convergent vers la frontière du pays balte, que les douaniers bélarusses les aident à franchir.

    Dans son petit sac, le jeune Guinéen n’embarque presque rien, une paire de crampons et le maillot bleu et blanc de son équipe de troisième division guinéenne. Comme plus de 4 200 migrants arrivés dans le pays balte au cours de l’été 2021, il est arrêté la frontière à peine franchie et envoyé dans un « centre d’enregistrement des étrangers ». Une nouvelle législation tout juste adoptée a mis en place un régime « d’hébergement temporaire sans liberté de mouvement ». Pendant un an, Thierno ne sortira pas des camps où il a été envoyé.

    C’est d’abord celui, temporaire, de l’école de Vydeniai, où Libération l’a rencontré. Dans ce village du sud du pays, sont rassemblés des migrants africains qui dorment sur des lits de camp dans les salles de classe bleu et rose. 140 personnes se partagent les douches du gymnase et font la queue pour les distributions alimentaires. Le chauffage est défectueux et dès septembre, les migrants se plaignent du froid. « La Lituanie n’est pas la première à accueillir quelques milliers de migrants d’un coup mais elle refuse de gérer correctement. La seule chose qu’ils veulent, c’est nous renvoyer, ils nous voient juste comme une menace », raconte Pape (1) au téléphone, en septembre. La conversation est hachée, des cris et des bousculades couvrent souvent la voix du Sénégalais, arrivé en Lituanie deux mois plus tôt. « Les gens sont à bout », dit-il.
    Prison désaffectée

    A force de protestations, Thierno et certains de ses camarades sont transférés à l’automne à Pabradé, une ville de l’est, où le petit immeuble du centre d’enregistrement des étrangers s’est vite retrouvé entouré de grandes tentes kaki puis de structures en conteneurs. D’autres sont envoyés à Kybartai, dans une prison désaffectée. Au pire moment, ils sont 645 dans un bâtiment prévu pour 450 détenus. Les migrants dorment dans les cellules aux fenêtres grillagées, ont l’interdiction de passer d’un bâtiment à l’autre et font un peu de sport dans la cour de promenade entourée de barbelés. Ils n’ont accès aux douches qu’en groupe, une fois par semaine. « En utilisant une fiction juridique pour présenter la détention comme un « hébergement temporaire », les législateurs lituaniens ont cherché à priver les migrants et les réfugiés de garanties procédurales essentielles contre la détention arbitraire », écrit Amnesty International dans un rapport publié en juin.

    « On essaie toujours de voir le positif, mais c’est dur de garder le moral. La privation de liberté est très dure à supporter », écrit Thierno par message en octobre. Dans sa chambre étroite se serrent deux lits superposés et quatre occupants vissés à leur téléphone. Leur première question est toujours la même : « Quand serons-nous libérés ? » La durée maximale de cet emprisonnement qui ne dit pas son nom a d’abord été limitée à six mois, puis étendue à douze mois en décembre à l’approche de l’échéance.

    « Ils sont malhonnêtes, ils ne respectent rien, même pas leur parole », s’énerve Eric (1) par téléphone, à la veille de Noël. Congolais originaire du Nord-Kivu, une région minée par l’insécurité, il a suivi le même parcours migratoire que Thierno : visa d’études pour le Bélarus, quelques mois de galère, entrée en Lituanie et arrestation par les gardes-frontières. « Je ne comprends pas ce pays. Depuis tout ce temps, j’aurais pu commencer à m’intégrer et à apprendre la langue, chercher un travail et peut-être trouver une copine. La vie aurait continué. Aujourd’hui, plus personne n’a confiance en la Lituanie. Les droits de l’homme, ça n’existe pas ici », assène-t-il.
    « Comme si nous n’étions pas des êtres humains »

    Dans les camps, la tension monte pendant l’hiver. Les migrants sont exaspérés. Ils pointent la faible qualité de l’eau et de la nourriture, le manque de prise en charge médicale, les remarques racistes qu’ils essuient. Leurs échanges avec l’administration du camp se résument souvent à des pressions pour qu’ils signent un document de retour volontaire et soient placés dans le premier avion avec 300 euros de compensation. Des rumeurs circulent : certaines personnes seraient mises à l’isolement une semaine et tabassées pour essayer de les faire craquer.

    A Medininkai, Pabradé et Kybartai, les trois principaux camps, des manifestations éclatent. Depuis le camp de Pabradé, plusieurs migrants envoient des vidéos. A genoux dans la neige, quelques dizaines d’hommes en doudoune, bras en l’air, crient « freedom » face à des policiers en tenue antiémeute. Sur des morceaux de carton accrochés au grillage, ils ont écrit « nous ne sommes pas des criminels » ou « vous nous aviez dit six mois [d’enfermement], ça en fait déjà sept ». « C’est comme si nous n’étions pas des êtres humains pour eux. Ils nous ont traités comme des sauvages, à coups de matraques et de gaz lacrymogène », raconte Thierno.

    Le matin du 7 février, au lendemain d’une nouvelle manifestation, des policiers débarquent dans le camp et raflent 27 personnes, dont le jeune Guinéen. « Ils n’ont pas cherché à comprendre, ils ont pris tous ceux qu’ils ont pu attraper », dit-il. Dépouillé de son téléphone, Thierno est transféré en « prison » dans la zone d’isolement du camp de Kybartai, de l’autre côté du pays, avec une « quarantaine d’autres noirs ». Il y est resté en captivité jusqu’à début juillet, quand il a enfin été libéré et ramené à Pabradé, un an après son arrivée.

    La liberté enfin accordée par les autorités lituaniennes a un goût amer. Eric et Thierno sont autorisés à quitter le centre de Pabradé mais ils y vivent toujours. « On a des permis de circuler mais pas d’autorisation de travail, donc on ne peut pas trouver d’emploi pour avoir un salaire et un logement », explique le Guinéen. Les entraînements de foot dans le club de la ville sont sa seule distraction, mais « deux fois par semaine, c’est vraiment trop peu ». En théorie, des permis de travail peuvent être demandés aux autorités, mais la plupart des migrants n’ont pas été informés de cette possibilité. « Tu peux sortir la journée, tu te promènes à rien faire et tu rentres dormir au centre », résume Eric, le Congolais. Faute de moyens, ils n’ont pas été plus loin que Pabradé, où l’animation se résume à une grande rue bordée de quelques supermarchés. Impossible aussi d’ouvrir un compte pour recevoir un soutien financier : les banques réclament un titre de résidence.
    Vide législatif

    De tous les migrants hébergés dans les centres, seuls les demandeurs d’asile reçoivent une toute petite somme d’argent (12,90 euros par mois), les autres ne vivent que des distributions de nourriture et de vêtements. Thierno comme Eric ont été déboutés de l’asile. Seuls 3 % à 4 % des demandes ont abouti selon le ministère de l’Intérieur. « Les dossiers ne sont pas traités comme il faut. Par exemple, tu fais ton entretien en français, la réponse arrive en lituanien et si tu traduis, ça ne colle même pas à ton histoire », pointe Thierno. « Les demandes de tous ceux que je connais ont été rejetées, rapporte Rose (1), une Congolaise du camp de conteneurs de Medininkai. On nous donne un avocat pour les audiences, mais il ne nous défend pas, il accepte tout. » Comme le pointe Amnesty, les avocats sont choisis et payés par le département des migrations, soit l’organisme qui décide d’accorder ou non l’asile.

    Les centaines de personnes déboutées de l’asile mais originaires d’un pays avec lequel la Lituanie n’a pas d’accord d’expulsion se retrouvent dans un vide législatif, avec des droits très limités. Aux yeux de Vilnius, la seule solution repose sur les accords de « retours volontaires » que les autorités migratoires cherchent à faire signer par tous les moyens. Une somme de 300 euros a d’abord été promise à tous ceux qui signeraient, avant de grimper à 500 puis 1 000 euros. Près de 1 100 personnes ont fini par céder, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur en juin. Les autres, les 1 400 personnes qui vivent toujours dans les camps, rêvent d’ailleurs, parlent de « s’évader » et sont à l’affût de plans pour quitter le pays. Au cours du mois de juillet, 800 personnes ont ainsi disparu des radars du ministère de l’Intérieur.
    « Deux poids, deux mesures »

    Plus d’un an après le pic de la crise migratoire orchestrée par le Bélarus pour faire pression sur son voisin, Vilnius ne relâche pas la bride. Les tentatives d’entrée dans le pays ont nettement diminué, passant de 93 par jour en juillet 2021 à 12 par jour en 2022, malgré un nouvel afflux le mois dernier. Le nombre de personnes admises est quant à lui extrêmement faible. Depuis août 2021, un décret autorise les gardes-frontières à repousser les migrants vers le Bélarus, ce qui a donné lieu à plus de 10 000 pushback (« renvois illégaux ») en un an.

    Cette mesure, comme le placement en détention de tous ceux qui ont franchi illégalement la frontière, est contraire au droit européen : la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) l’a confirmé dans un arrêt rendu le 30 juin. Pourtant, la Lituanie s’apprête à inscrire dans la loi ces pratiques jusque-là permises par un simple arrêté. Il suffira d’enclencher l’état d’urgence, comme l’an dernier, pour les mettre en œuvre.

    La nouvelle loi devrait conserver l’une des mesures les plus décriées, pointée du doigt par la CJUE pour restreindre drastiquement le droit d’asile. Pour être autorisés à déposer une demande de protection, les migrants doivent faire la demande dans les consulats lituaniens à l’étranger ou dans certains postes-frontières. Les ressortissants étrangers en situation irrégulière dans le pays en sont privés. Dans son arrêt, la CJUE estime que cette mesure empêche « l’accès effectif à la procédure d’octroi de la protection internationale ».

    La Commission européenne a pourtant laissé faire, malgré les entorses au droit communautaire. En visite à Vilnius l’été dernier, la commissaire européenne Ylva Johansson a félicité le gouvernement lituanien pour sa « réaction exemplaire » et souligné la nécessité de « faire comprendre clairement qu’il n’y a pas de libre accès au territoire de l’UE ». Un an d’abus plus tard, et alors que le pays a depuis remarquablement accueilli les Ukrainiens fuyant la guerre, cela révèle surtout « le deux poids, deux mesures appliqué au traitement des réfugiés, en fonction de leur appartenance ethnique, de leur nationalité ou de leurs origines », comme le souligne Amnesty.

    https://www.liberation.fr/international/europe/ils-nous-ont-traites-comme-des-sauvages-en-lituanie-les-espoirs-decus-des

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