• A la rencontre de Sixto Rodriguez, « Sugar Man » à la vie douce-amère
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    Par Judith Perrignon
    Publié hier à 06h10, mis à jour hier à 18h15

    Temps de Lecture 16 min.

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    Il y a dix ans, il a surgi grâce au documentaire oscarisé « Searching for Sugar Man », et ses deux albums sans succès des années 1970 sont soudain devenus des classiques du folk américain. Sixto Rodriguez vient de fêter ses 80 ans. Il est aveugle, ne joue plus de musique et vit toujours dans la même maison de Detroit.

    Au moment d’emprunter l’escalier, sa fille Regan ­prévient qu’il fait chaud, là-haut. C’est sombre, aussi. Des rideaux ou de simples tissus occultent les fenêtres. Une odeur de marijuana plane. Sa silhouette se dessine dans ­l’obscurité d’une chambre, de profil, les genoux repliés sur son lit. Impossible de voir la teinte de la couverture, si quelque chose est accroché au mur. Son tee-shirt semble clair. Sa voix est un murmure. Sur la table basse, quelques bougies sont ajoutées pour notre rencontre.

    Son visage apparaît, les yeux cachés derrière des lunettes de soleil aux couleurs de la bannière étoilée américaine. L’une de ses mains attrape la mienne pour créer le contact. Il a ces très longs doigts qui semblaient rétrécir la guitare, il lui confiait le rythme, la mélodie était dans sa voix. « Vous jouez encore ? » « Non, plus du tout. » « Même ici, avec des amis ? » « Ils sont les bienvenus. Mais je les écoute jouer. » « Pourquoi vous ne jouez pas avec eux ? » « Pour beaucoup de raisons. Et j’ai 80 ans. »
    Il fuit la lumière

    Sixto Rodriguez est né le 10 juillet 1942. Nous sommes le 8 juillet 2022. La maison se prépare à célébrer son anniversaire le lendemain, avec un jour d’avance. ­A l’arrière, l’affiche du film qui lui a été consacré, Oscar du meilleur documentaire en 2013, a été déroulée depuis le balcon supérieur. L’homme flotte tel qu’on l’a découvert, tel qu’il restera, silhouette aux cheveux longs, la guitare dans le dos. Sugar Man, ou l’histoire d’un songwriter américain sans succès, qui ignore à quel point il est vénéré en Afrique du Sud. Là-bas, ses deux uniques albums, sortis au tout début des années 1970, étaient devenus la bande-son d’une jeunesse blanche en lutte contre l’apartheid.

    Ses fans le croyaient mort d’une façon tragique, mais deux d’entre eux le retrouvèrent dans la misère de Detroit au cours des années 1990. Cela a donné lieu, il y a dix ans, au documentaire du Suédois Malik Bendjelloul (qui s’est suicidé en 2014). Et Rodriguez a surgi, notamment en Europe. Ce fut comme une capsule temporelle, comme si le dégel ou les fonds marins révélaient un trésor enfoui, d’importantes chansons du siècle dernier, comme si tout n’avait pas été dit, comme si d’autres Dylan, à qui il fut immédiatement comparé, pouvaient éclore encore au temps des synthétiseurs, des utopies et des colères enterrées.

    « Rodriguez ne vivait plus que dans une pièce, tout près d’un poêle. Quand il n’avait plus de bois, il allait en ramasser. » Danny Kroha, guitariste

    C’était comme un conte. La maison n’apparaissait pas dans le film. Une autre façade avait été choisie pour ne pas donner son adresse. On ne voyait que l’intérieur, l’unique pièce où s’il s’était retranché et que les musiciens de Detroit connaissaient bien. Eux n’avaient pas attendu les Sud-Africains, ils savaient. Dès les années 1990, dans les bons record stores des Etats-Unis, on cherchait ces deux pépites que sont Cold Fact et Coming from Reality, qu’un certain Rodriguez avait sorties coup sur coup, en 1970 et 1971. Un label de Seattle – Light in the Attic – avait fini par les ressortir en 2008, soit quatre ans avant le film, et Sixto Rodriguez avait immédiatement repris le chemin des petites scènes américaines.


    La maison de Sixto Rodriguez, qu’il habite depuis plus de quarante ans, dans le quartier historique de Woodbridge, à Detroit (Michigan), le 18 juillet 2022.

    Le guitariste Danny Kroha se rappelle « la grande maison sans chauffage, Rodriguez ne vivait plus que dans une pièce, tout près d’un poêle. Quand il n’avait plus de bois, il allait en ramasser ». Les choses se sont bien améliorées depuis. La ressortie des albums, les téléchargements sur les plates-formes de streaming ainsi que les tournées ont rapporté suffisamment pour refaire à neuf le toit, les murs et les fenêtres. Mais l’obscurité donne à cette maison des airs inhabités. Y entrer, c’est prolonger et quitter le film, chercher des indices, des réponses encore à cette énigme qu’est Rodriguez. « Vous entendez bien ? » « J’entends bien. » « Mais vous ne voyez plus ? » « Non, je ne vois plus. » La chirurgie avait ralenti l’évolution de son glaucome sans le guérir. Il fuit la lumière, comme si elle le brûlait.
    De beaux voyages en famille

    Me revient ce soir de juin 2013 au Zénith de Paris, plein à craquer. La lumière lui faisait déjà mal, la salle paraissait trop grande, la tournée mondiale écrasante. Il semblait vouloir dire qu’on ne réécrit pas la vie d’un homme. « Le film vous a changé en rock star ? » « Oh yes. » « On vous a comparé à Bob Dylan ! » « Les gens disent beaucoup de choses… » « Ça ne vous a pas fait peur ? » « C’était un changement. Partir en tournée, c’était beaucoup de travail. Beaucoup d’énergie. » « Vous vous sentiez capable de cette énergie ? » « Les gens vous en communiquent beaucoup. »

    Pendant le concert, il avait lancé à la foule parisienne : « Vous êtes trop bons. » Il était ivre, et malvoyant, déjà. Les critiques du lendemain penchaient vers le pardon. Chez lui, à Detroit, quelques semaines plus tôt, il avait pourtant été parfaitement à la hauteur sur la scène du Masonic Temple. Et heureux de s’éloigner. « Je n’ai jamais réalisé que les gens souriaient jusqu’à ce que je quitte Detroit », avait-il déclaré sur scène. Mais à Paris, loin de sa base, il vacillait. Detroit raconte qu’il avait appris la mort d’un proche juste avant de partir en tournée et s’était mis à boire plus encore.

    Mais on ne refera pas le film de ce soir parisien dans cette chambre obscure. Parce qu’il y en eut un autre plus réussi à l’Olympia, un an plus tard. Parce que ses filles, Regan et Sandra, autour de nous dans la pièce, se rappellent ces tournées comme de beaux voyages en famille. Parce qu’il est faible comme un homme qu’une attaque cérébrale aurait diminué au point de ne plus saisir sa guitare. Avant de monter, Regan a simplement évoqué les effets du confinement imposé par le Covid-19. « Tu me le rallumes ? », chuchote-t-il. Son joint s’est éteint. Sa compagne Bonnie, assise devant la porte, attrape le briquet attaché par une ficelle à la table de nuit et lui en allume un nouveau. « Prends plutôt ce cône-là. » « Merci beaucoup, répond-il en français. Vous savez que Detroit était appelé “le Paris du Midwest” ? Il y a beaucoup d’influence française, ici. »
    Les cordes avant l’instrument

    Sixto Rodriguez a vu le jour dans les quartiers mexicains, sixième d’une longue fratrie, ce qui lui a valu son prénom. Il n’a aucun souvenir de sa mère, morte lorsqu’il avait 3 ans. « Mais ma sœur a été influencée par sa mère. C’est elle qui nous a élevés. Elle était toute jeune. » Il n’a pas dit « ma mère ». La sienne, même si c’est la même, reste une inconnue à ses yeux. Elle s’appelait Marie Diaz, elle lui laisse son patronyme puisque c’est la tradition au Mexique de faire figurer le nom de la mère entre le prénom et le nom de famille, hérité du père. A l’état civil, il est donc Sixto Diaz Rodriguez.

    Il doit aussi sa dégaine d’Amérindien à sa mère, issue des tribus indigènes implantées du côté de Mexico. Son père s’appelait Ramon. Il avait les yeux verts. Il travaillait dans les usines, il était venu pour ça de San Luis Potosi, plus au nord du pays. Tout se recompose par un jeu de questions et de réponses courtes. Oui, son père jouait de la musique, du violon. Vous pensez qu’il vous a influencé ? « Oh oui. »

    Un oncle, qui lui aussi s’appelait Ramon, a un jour offert à Sixto des cordes de guitare en lui disant : « Tu peux faire du fric avec ça. » Il eut les cordes avant l’instrument. La famille avait déjà repéré son talent. Et chez eux comme chez bien d’autres, les hommes vissés aux chaînes d’assemblage disaient sûrement aux enfants : « N’y allez pas, trouvez autre chose, c’est trop dur. » Sixto quitte l’école à 16 ans. « Pour faire de la musique ? » « Oui, entre autres. » « Vous rêviez de jouer de la musique ? » « C’est fait pour les gens qui rêvent. »
    Fuyant le salariat

    Même les enfants noirs rêvent et chantent en 1960 à Detroit. Sixto le Latino a 18 ans. Les studios d’enregistrement sont au coin de la rue. Le label Motown, puissante machine à tubes qui lancera bientôt The Temptations, The Supremes ou Stevie Wonder, est sur le point d’être créé. Et c’est ici, en juin 1963, deux mois avant sa célèbre marche sur Washington, que Martin Luther King rodera pour la première fois son « I have a dream ». Mais l’usine, la police, les Eglises, l’armée quadrillent encore l’existence.

    La guerre du Vietnam n’est pas très loin. Régulièrement, l’armée tire au sort les jours de naissance, de 1 à 365, jusqu’à ce que son quota de recrues nécessaires soit atteint. C’est retransmis à la télévision, histoire de faire trembler dans tous les foyers. De nombreux fils de familles pauvres et sans piston préfèrent s’engager sans attendre, ça leur permet de choisir. Plutôt la marine que l’infanterie, murmurent les aînés. L’oncle Ramon aimait raconter sa bataille du Pacifique, comment il repêchait les pilotes dont l’avion s’était ­crashé.

    « J’ai essayé de m’engager », murmure Sixto Rodriguez. Il a été recalé. A cause de ses yeux. « Ma vue a commencé à baisser dès les années 1960. » Au moins, son statut militaire est-il réglé. Il porte alors les cheveux mi-longs et gonflés des sixties, des lunettes à monture épaisse, une chemise blanche sous un gilet en tweed. Il est déjà père de deux petites filles. Le soir, il chante des reprises et les chansons de son cru dans les bars. Le jour, il s’arrange de boulots divers, fuyant le salariat pour préserver son indépendance. Comment décrire le jeune homme qu’il était ? Il ne répond pas. Etait-il timide ? « Je ne me considère pas comme timide. »
    Detroit est l’enceinte de sa vie

    Son premier single, I’ll Slip Away/You’d Like to Admit It, sort en 1967, financé par Harry Balk, important producteur sur le point de rejoindre la Motown, qui lui suggère de signer Rod Riguez, qui fait plus américain, moins hispanique. Il n’est, de toute façon, ni noir pour les Noirs ni blanc pour les Blancs. C’est l’année du soulèvement des quartiers afro-­américains. « Oui, peut-être », souffle-t-il. Les dates sont floues maintenant, mais celle-là compte, il l’a souvent évoquée, c’est le moment de l’explosion, de la révolte contre le racisme, les flics, la ségrégation, tout ce qu’il a chanté jusqu’à faire chavirer l’Afrique du Sud.

    « Un jour, quelqu’un a comparé l’industrie de la musique à un rhinocéros en chaleur. C’est ça. C’est rapide. Un business rapide, comme le sport. » Sixto Rodriguez

    Après, plus rien ne sera pareil à Detroit. Qui cherche le succès, la lumière, le confort, l’argent finit par s’en aller. On construit, pour la population blanche, des banlieues modernes au-delà des limites de la ville. Des quartiers entiers se vident, comme si leurs habitants étaient partis en vacances et jamais revenus. « Detroit était devenue une ville ouverte », murmure-t-il. Façon d’évoquer ses territoires, ses drogues dures et douces, ses liquor stores, ses arrière-salles, ses mafias, ses flics, ses gangs de motards, ses bars à putes, qu’il a chantés, frôlés ou fréquentés comme vissé au bitume de cette ancienne capitale industrielle.

    La ville est orpheline, comme lui. Elle devient dangereuse. « Vous appreniez à qui appartenait ce bar, à qui appartenait ce club. Il ne fallait pas qu’il y ait trop de monde au même endroit. » Detroit est l’enceinte de sa vie. Detroit n’a jamais perdu sa trace. Il est uni à elle par un lien, à la fois maudit et nourricier. C’est elle qui s’écoule dans ses chansons, pauvreté, corruption, pollution. « Oh yes, je remplissais des pages et des pages, et ça me plaisait. »
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    En 1969, il enregistre son premier album avec les meilleurs musiciens de la ville, les mêmes que Marvin Gaye. Son producteur, c’est un autre faiseur de succès, Clarence Avant, aujourd’hui surnommé le « Godfather » du divertissement américain. Plus question de s’appeler autrement que Rodriguez. Même son prénom a disparu. Il aime alors raconter qu’il a grandi dans un orphelinat catholique. Ses chansons sont moins poétiques et métaphoriques que celles de Dylan, plus crues, comme sa vie, sa ville. « Je suis un artiste politique. » Trop politique pour avoir du succès ? « La chanson à texte, c’est une catégorie. Comme la country. Et il y a un public pour ça. » Mais il ne le rencontre pas. « Un jour, quelqu’un a comparé l’industrie de la musique à un rhinocéros en chaleur. C’est ça. C’est rapide. Un business rapide, comme le sport. »
    Très convoité, très prometteur

    Pour reconstituer ce qui s’est passé, on peut aussi se plonger dans le jugement rendu en juin 2016 par la justice du Michigan. C’est qu’après la sortie du film, ses anciens producteurs, désormais de vieux messieurs, se sont cherché des noises pour savoir à qui appartenaient les droits de ces chansons qui ne leur avaient pas rapporté un dollar et qui caracolaient à la radio le siècle d’après. Harry Balk vs Clarence Avant. « L’histoire commence il y a plus de cinquante ans », écrit la cour qui épluche les contrats d’alors.

    Ce qu’il faut en retenir, c’est qu’à la fin des sixties, Rodriguez est très convoité, très prometteur, très entouré aussi puisqu’il a un avocat, une manager. Un demi-siècle plus tard, il n’est d’ailleurs pas le plaignant. Juste le sujet. Il s’amuse de son premier producteur devant la juge : « J’ai eu droit à une virée en Cadillac avec Harry Balk, c’est tout ce que j’ai eu. » Ce à quoi l’intéressé répond : « Il est probablement vrai qu’il n’a pas touché un sou. Rodriguez n’a jamais rien vendu. » La cour renvoie chacun chez soi, trop vieille histoire qui n’a pas rapporté un dollar en Amérique. A noter dans le jugement, une ancienne conversation téléphonique où Harry Balk disait ne plus vouloir travailler avec Rodriguez : « Il est maboul. »

    On l’imagine talentueux et entier, radical, difficile, peut-être querelleur, épuisant l’entourage, impossible à canaliser, à formater pour le marché comme l’ont été tant d’artistes. Tournait-il le dos à son public sur scène, comme on l’a tant écrit ? « J’ai joué dos au public une fois, oui, mais ce club était minuscule, il n’y avait pas de place, c’était plus simple comme ça. » Il joue avec cette question, depuis le temps qu’on la lui pose, qu’on cherche ce qui a bien pu lui faire rater le coche du succès. Il semble qu’il ait aussi montré son dos à des pontes de l’industrie du disque de Los Angeles. Il joue avec sa vie, ses vies, le regard des autres.

    « Je suis passionné de musique. J’en ai écouté énormément. J’ai 80 ans mais vos chansons, vous les portez en vous toute votre vie. » Sixto Rodriguez

    Ses silences sont pleins de fatigue, mais c’est aussi sa façon de fermer la porte, de rester seul avec son orgueil, ses souffrances, ses secrets et peut-être ses regrets. Aux premiers mots de la question qui suit, comme pour combler un léger manquement à la vérité, il murmure : « Tell me… » (« dis-moi »). « Tell me… » C’est un encouragement à le fouiller encore. « Je suis passionné de musique. J’en ai écouté énormément. J’ai 80 ans mais vos chansons, vous les portez en vous toute votre vie. » L’une d’elles dit ceci : « Je descendais une route sale du centre-ville/Je complotais/La folie m’a dépassé elle a souri. J’ai hoché la tête. »

    Derrière ses lunettes de soleil aux couleurs du drapeau, il fait penser à ces Amérindiens arborant binocles et uniformes volés à l’ennemi. « Depuis combien de temps vivez-vous dans cette maison ? » « Un peu plus de quarante ans. Elle coûtait 100 dollars quand je l’ai achetée. Si je ne l’achetais pas, elle était rasée. » Chaque phrase sort comme un souffle. Le concentré d’un temps révolu, à la fois flou et net. Ici, le mitan des années 1970. Ses deux uniques albums n’ont connu aucun succès aux Etats-Unis.
    Il décide de se lancer en politique

    On ne répare plus rien à Detroit. Les maisons vides sont mises aux enchères et personne ne renchérit quand Rodriguez propose 100 dollars pour ce grand duplex de brique construit pour la classe moyenne aisée du temps de l’eldorado industriel. On enregistre sa présence à l’université de Wayne State, à Detroit. Monteith College, un de ces endroits libres et expérimentaux comme il en fleurissait dans les années post-1968. Liberté, indépendance, pensée critique et engagement, raconte le site des anciens. Il étudie la philosophie.

    Et c’est dans ce bouillonnement universitaire qu’il décide de se lancer en politique. Le Detroit Free Press du 9 septembre 1973 publie son nom sur la longue liste des candidats au conseil municipal. Juste avant celui d’un joueur de base-ball en retraite, on peut lire : « Sixto Rodriguez. 26 ans. Etudiant. » C’est tout ce qu’il a choisi de dire de lui. Aucune mention de ses albums. Et s’il ment sur son âge, c’est peut-être pour être fidèle au slogan des sixties : « Ne fais jamais confiance à quelqu’un qui a plus de 30 ans. » Il a alors 31 ans. On ne le voit plus jouer dans les bars de la ville. Il semble avoir tourné la page.

    Un mois plus tard, le journal rapporte les dépenses de campagne des candidats. « Sixto Rodriguez a déclaré avoir dépensé 40 dollars pour quatre bouteilles de cognac et 2 litres de vin dans un but inexpliqué. » Un original, pour la presse. L’année suivante, il est candidat aux primaires démocrates pour un siège au Parlement du Michigan. Il laisse sa fille Sandra raconter pour lui. Elle se souvient des affiches, des recherches de signatures, comme elle se souvient de son père, de ses oncles et tantes aux côtés des travailleurs agricoles en lutte pour une paie décente, des campagnes de boycott et de l’importance de la figure du syndicaliste et paysan californien César Chávez chez eux. Sixto Rodriguez applaudit dans l’obscurité.

    Elle se souvient surtout de cet après-midi de 1979 à la bibliothèque municipale, elle avait 14 ans, elle feuilletait le Billboard Magazine et découvrit son père dans les « charts » australiens. « Nous sommes partis pour une tournée de quinze dates, nous avons dormi dans de beaux hôtels. C’était tellement différent de Detroit. La musique a apporté ça dans nos vies. » Regan, elle, n’a su qu’à 9 ans que son père avait sorti deux albums et c’est sa sœur qui le lui a dit.

    Qu’il joue en Australie à la fin des années 1980, en Afrique du Sud à la fin des années 1990, où l’aînée de ses trois filles, Eva, finit par s’installer, à chaque fois, ensuite, il reprend sa vie modeste à Detroit. Ses succès de l’autre côté de l’hémisphère ne semblent pas améliorer l’ordinaire. En juin, le Mirror a annoncé qu’il aurait enfin touché les royalties générées il y a si longtemps de l’autre côté du globe. « On n’est pas au courant, ce sont des infos de tabloïds », affirme Sandra. « Mon père n’a jamais porté plainte contre quiconque. » Jamais tenté d’échapper à sa ville, à son sort. « Je restais dans le coin. » A-t-il écrit d’autres chansons ? Il avait dit que oui, il ne dit plus rien. « Vous savez, à la fin, il nous reste peu de temps pour comprendre ce qui s’est passé, tout ce qui s’est passé. »

    Lorsqu’il réapparaît sur les scènes américaines en 2008, en gilet de cuir sur ses bras nus musclés, il a 66 ans, mais c’est comme s’il émergeait directement des années 1970. Entre-temps, il a fait beaucoup de chantiers, beaucoup de métiers. « Le plus souvent des chantiers de démolition. » Vous avez vu et participé à la disparition de la ville ? « Oh yes. » Au bureau de vote, un jour, alors qu’on lui demande sa pièce d’identité, il répond : « Pas besoin de papiers d’identité. Je suis un travailleur. » Il était encore candidat à la mairie en 2013 et en 2017, alors qu’on lui avait rendu ses galons de musicien. « Ce que devient Detroit m’intéresse. »
    Laissez faire la rouille, la misère

    Le lendemain, 9 juillet, quelques ballons flottent devant sa maison, signe que c’est jour de fête. Le drapeau américain est accroché au fronton de son voisin. Sûrement un nouveau venu, il y en a tant qui s’installent. C’était donc ça, la recette, laissez faire la rouille, la misère, le crime, ruines et terrains vagues deviendront friches arty et sujets photographiques, et ils finiront bien par cracher de la rente foncière. Detroit est devenu le cheval de Troie du néolibéralisme. Le Time Magazine vient d’inscrire la ville dans son classement des 50 lieux à visiter absolument pour « son riche héritage, sa diversité et la résilience de ses habitants ».

    Lui est à l’arrière de la maison, assis sur un haut tabouret en pleine lumière, sous des bannières de Sugar Man qui ondulent avec la brise. Il est 2 heures de l’après-midi. Sa peau sombre de Mexicain ne semble rien craindre du soleil. Ses cheveux noirs sont parsemés de quelques filaments blancs. Ses lunettes de soleil couvrent ses yeux qui sûrement souffrent. Il est silencieux. Ses proches l’entourent. Il attrape leurs mains.

    Sur la porte qui mène à la cuisine, un panneau annonce : « Sandwichs dans le frigo. Servez-vous. » Le verso laisse voir un étendard électoral de Bernie Sanders. Le sénateur indépendant du Vermont a les faveurs de la maison. Elle est plus lumineuse que la veille.

    Konny, mère de la troisième fille de Sixto, Regan, se souvient quand ils ont emménagé ici en 1976. « Il n’y avait pas l’eau courante, à part au sous-sol, mais c’était pas grave, on était des hippies. » Ils s’étaient rencontrés à l’université, elle était plus jeune que lui. « Il avait repris les études. Lui la philo, moi la psycho. Les albums étaient déjà sortis, mais il se concentrait sur ses études, il n’avait plus très envie de rejouer. »

    Elle comble un peu ses silences. « Il a toujours été porté sur l’actualité, sur ce qui se passe. Il est très intelligent. Il m’a poussée à me présenter au conseil municipal. Mais je n’étais pas aussi curieuse que lui, je voulais juste pouvoir travailler et payer les factures. » Elle a fini par se faire embaucher à l’hôpital pour enfants de Detroit. Et elle a quitté Rodriguez, ou plutôt a quitté la maison, avec leur fille de 8 ans. « Ce quartier était trop dangereux. Mais il a voulu rester ici. »

    Comme toujours dans les fêtes de famille, les plus jeunes ont progressivement fini par faire bande à part. Dehors, les colorants bleus du gâteau d’anniversaire fondent doucement au soleil. Sous la tente, des musiciens locaux se succèdent. Rodriguez les applaudit. Parfois, il attrape le bas de son tee-shirt et s’essuie les yeux, qui coulent sous ses lunettes. Bonnie est à côté de lui. Il passe la main dans son dos et ses cheveux. Charles Buddy Smith, chanteur de soul, dit dans le micro qu’il a le même âge que lui : « Personne ne mesure tout ce qu’on a vécu et toutes les difficultés qu’on a traversées. » Puis il entame Summertime. Il fait beau.

    De vieilles stars arrivent. Scott Morgan des Sonic’s Rendezvous Band, avec un ampli et une guitare. John Sinclair avec son déambulateur – le John Sinclair de la chanson de John Lennon, John Sinclair, poète condamné à dix ans de prison aux Etats-Unis en 1969 pour possession de cannabis. Toute une époque qui a du mal à tenir sur ses jambes. Quinze jours plus tôt, la Cour suprême a aboli le droit fédéral à l’avortement. Rodriguez s’est retiré avant la fin de la fête. Il était si prémonitoire dans une interview au New Yorker, il y a dix ans : « Les Etats-Unis vont s’effondrer sous le poids de leur corruption, de leur intolérance et de leur bigoterie. » Je lui avais lu l’extrait la veille, à la lueur de la bougie. Il s’était applaudi.