Face à l’urgence climatique, les activistes écologistes ont soif de...

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  • Face à l’urgence climatique, les activistes écologistes ont soif de radicalité

    Sous l’effet d’un été de sécheresse, d’incendies et de pénurie d’eau, les activistes pour le climat durcissent le ton. Sachant le soutien croissant de la population, certains assument de causer des dégâts matériels au nom de la lutte contre une violence systémique.

    Mathieu Dejean / Mediapart / 23 août 2022 à 13h36

    « J’ai 22 ans, et je sais que chaque été est le plus froid du restant de ma vie. Il faut qu’on soit à la hauteur de cette radicalité. » Au bout du fil, Alizée, militante pour le climat à Dernière Rénovation, collectif qui s’est fait connaître en s’attachant au filet en pleine demi-finale hommes de Roland-Garros le 3 juin dernier, témoigne d’un état d’esprit en voie de normalisation.

    À l’instar de ses camarades qui ont bloqué le périphérique de Paris ou le Tour de France cet été pour demander la rénovation thermique (six d’entre eux seront jugés en novembre, une autre en janvier), et comme de plus en plus de collectifs écologistes, elle se dit prête à aller « jusqu’au procès » pour entraver le « business as usual ».

    Les espoirs déçus de bifurcation lors des dernières échéances électorales, la virulence de la sécheresse estivale et l’inertie du gouvernement ont achevé de modifier les options stratégiques d’une fraction du mouvement climat.

    « Pendant toute une période, le mouvement climat a mis l’accent sur sa respectabilité, sur le fait de ne pas s’en prendre aux biens et aux personnes, dans l’hypothèse que ça permettrait de construire un mouvement de masse. Maintenant on est à un point où, sous l’effet d’un sentiment d’urgence, des actions d’un autre type redeviennent légitimes. Il y a des choix à faire, qui sont exclusifs les uns des autres », observe Nicolas Haeringer, directeur des campagnes pour l’ONG 350.org et activiste depuis le début des années 2000.

    S’il constate, depuis une dizaine d’années déjà, une « montée en puissance de l’idée de désobéissance civile », Vincent Gay, membre du bureau d’Attac France et coauteur de Pour la justice climatique : Stratégies en mouvement, voit aussi émerger un flanc plus radical, qui agit spontanément et assume d’avoir « un impact matériel plus important » : « Cette tendance prend de l’ampleur. Face à l’accroissement de la crise, les débats entre organisations sur “jusqu’où aller” sont un peu derrière nous », affirme-t-il depuis l’université d’été d’Attac.

    En parallèle, comme pour nourrir un peu plus cette colère due à la destruction du vivant, le sécessionnisme des riches, consenti de fait par le gouvernement, devient plus criant que jamais – des terrains de golf arrosés aux itinéraires ridiculement courts effectués en jet privé et exposés publiquement.

    « L’immensité de la catastrophe a accentué la colère, comme l’absence de réaction du gouvernement. Maintenant, on est dans le mur, on le ressent dans nos chairs, et pourtant l’État protège les puissants qui nourrissent ce système », dénonce ainsi la militante écologiste Claire Lejeune, qui ne voit que la « résistance collective » comme solution, à l’Assemblée nationale et sur le terrain des luttes.

    « Le fait que ces caprices soient visibles et acceptés par le gouvernement rend légitimes des actions plus radicales », abonde le député de Paris Julien Bayou, secrétaire national d’Europe Écologie Les Verts (EELV), tout en posant la violence comme ligne rouge.

    Neutraliser, désarmer, saboter

    De fait, les activistes ciblent plus qu’avant la racine du problème, s’affranchissant des listes de revendications adressées aux ministères, dans l’espoir d’avoir un impact direct, même à petite échelle. Trous de terrains de golf bouchés avec du ciment, pneus de SUV dégonflés, jacuzzis éventrés ou encore mégabassines démantelées ont ainsi émaillé les mois de juillet et d’août.

    « La radicalité a une longue histoire dans le mouvement écologiste, du démontage du McDonald’s de Millau en 1999 à celui de la ferme-usine des mille vaches en 2014, mais ce qui est nouveau, c’est qu’aujourd’hui c’est beaucoup plus spontané et gazeux, signe que la colère monte », analyse la députée de La France insoumise (LFI) Aurélie Trouvé.

    Au sein du collectif des Soulèvements de la Terre, qui a organisé plusieurs actions contre des mégabassines (ces cratères géants qui pompent l’eau des nappes phréatiques afin d’alimenter les grandes cultures intensives), on constate aussi que les lignes bougent.

    Le 6 novembre 2021, la pompe d’une mégabassine (reconnue comme illégale) a ainsi été démontée lors d’une manifestation à laquelle 1 500 personnes ont participé à Mauzé-sur-le-Mignon (Deux-Sèvres), un acte revendiqué par le porte-parole de la Confédération paysanne, Nicolas Girod, qui a voulu remettre un bout de la pompe au ministre de l’agriculture.

    Une tribune demandant l’arrêt immédiat de la construction de « ces projets aberrants d’accaparement de l’eau », signée tant par la CGT que par des candidats à la présidentielle (Jean-Luc Mélenchon, Yannick Jadot), a été publiée dans la foulée dans Le Monde, validant la légitimité de l’action.

    Certes, les pratiques de sabotage ou de résistance offensive ne sont pas nouvelles dans le milieu des luttes écologistes. Du sabotage de la centrale nucléaire de Fessenheim en 1975 à la résistance de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes contre l’« opération César » en 2012, elles font partie d’un répertoire d’actions collectives balisé. C’est l’importance qu’elles acquièrent dans cet arsenal relativement au plaidoyer et leur « capital sympathie » dans l’opinion publique qui constituent une nouveauté.

    « Le curseur bouge. J’ai dix-sept ans de recul, et je vois que ce qui pouvait être perçu comme extrémiste à l’époque est davantage compris aujourd’hui, voire conçu comme le minimum vital », affirme ainsi Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France, l’ONG de défense des océans réputée pour sa radicalité. « La crainte, c’est plutôt que l’attentisme de l’État face aux destructions du vivant provoque une situation hors de contrôle, avec les plus forts qui bouffent les plus faibles, et qu’on entre dans une guerre civile incontrôlable », ajoute-t-elle.

    Pour conserver ce soutien de la population, et faire comprendre leur nouveau modus operandi, les activistes revendiquent des actions de « désarmement », plutôt que de « sabotage ». « Cette notion a un sens assez clair : les bassines ou les cimenteries [des centrales à béton ont été volontairement dégradées fin juin 2021 à l’appel des Soulèvements de la Terre – ndlr] sont des armes de destruction, et il est nécessaire de les désarmer, dans un contexte de guerre contre le vivant », explique ainsi Justin, de la coordination des Soulèvements de la Terre.

    Lamya Essemlali qui, avec Sea Shepherd, s’est interposée contre des baleiniers, a confisqué des filets illégaux ou encore détruit des pièges de braconniers, est sur la même ligne. « On n’a jamais blessé personne en quarante-cinq ans, et détruire l’arme de quelqu’un qui s’apprête à agresser quelqu’un d’autre, ce n’est pas de la violence », affirme-t-elle.

    Ce renversement de l’accusation, où la question tacitement posée n’est plus celle de la légitimité de la violence, mais de sa nécessité dans des situations de violence systémique, est assez largement partagé par les mobilisations contemporaines. « Les critiques, voire le refus, de la non-violence sont […] portés par certain·es activistes comme l’affirmation du droit à la légitime défense dans un état d’urgence », note la directrice de recherche CNRS à Sciences Po Réjane Sénac dans son ouvrage Radicales et fluides.

    Avec la fin de l’abondance, la guerre des ressources commence

    « Ce n’est pas nouveau, mais c’est vrai que ça s’accélère en France », convient la députée écologiste de la Drôme Marie Pochon, venue de l’ONG Notre Affaire à Tous, qui anticipe qu’« un jour ou l’autre, malheureusement, ces actions vont dépasser les limites de la désobéissance civile ». Bien sûr, la culture de la non-violence demeure très forte dans le mouvement climat, comme en témoigne le récent Manifeste pour la non-violence de Pauline Boyer et Johann Naessens.

    Les deux coauteurs y affirment notamment : « La destruction de matériel ou le sabotage ne sont envisageables que si le groupe d’action les pense légitimes aux yeux de l’opinion publique. À l’inverse des stratégies violentes ou armées, où les activistes font tout pour ne pas se faire prendre ni juger pour leurs actions, les activistes des luttes non violentes mènent leurs actions à visage découvert, revendiquent publiquement leurs actions et sont prêt·es à subir des poursuites judiciaires. »

    Mais certain·es militant·es commencent à interroger ces règles, voire à passer outre. Le géographe et militant suédois Andreas Malm a ouvert la voie en brisant le tabou sur la « violence collective non armée » et la destruction de biens dans Comment saboter un pipeline.

    « Il n’est pas nécessaire de vouloir à tout prix s’exposer à la loi – au contraire, ce paragraphe du protocole de la désobéissance civile devient plus caduc chaque jour, un pouvoir qui détruit les fondements de la vie ne pouvant attendre aucune loyauté de ses sujets. Le sabotage peut s’accomplir dans l’obscurité », écrit-il. Les partisans d’une insurrection climatique lui ont emboîté le pas.

    À la mi-août, le collectif Rivières en colère revendiquait ainsi dans un communiqué le débâchage clandestin de deux mégabassines en Vendée : « La nuit du 8 au 9 août, nous avons enfilé des gants et masqué nos visages, nous avons pris des pinces et des couteaux, et nous avons enlevé la bâche qui recouvrait deux mégabassines du Sud-Vendée », détaillaient ses signataires, avant de mettre en garde la préfecture et le gouvernement que tout nouveau projet de ce type serait désormais accueilli de même.

    Joint par Mediapart, Andreas Malm, qui vient de passer plusieurs semaines avec le mouvement climat en Italie et en Allemagne, est formel : « J’ai longtemps hésité à le dire, mais on peut désormais affirmer que le sabotage est une tendance émergente dans le mouvement climat. Ce n’est pas un raz-de-marée, loin de là, mais ça arrive de plus en plus souvent, et le mouvement climat en Europe en parle et se demande sérieusement comment s’y engager à plus large échelle. Cela commence à être une tendance. »

    Il en veut pour preuve la variété des actions qui s’intègrent dans cette tactique : des plus douces, comme le mouvement des « tyre extinguishers » (dégonfleurs de pneus) qui s’en prend aux SUV sans formellement dégrader des biens, aux plus radicales comme le sabotage d’un pipeline en construction sous la rivière Wedzin Kwa, en Colombie-Britannique (Canada) en février 2022, ou celui d’un pipeline à Wilhelmshaven (Allemagne), le 12 août, par le mouvement Ende Gelände, qui a officiellement fait sienne cette tactique depuis un an. « Et ce n’est que le commencement. Tout indique que d’autres sabotages sont en préparation », ajoute Andreas Malm.

    Si les discussions sont encore conflictuelles à ce sujet au sein du mouvement climat dans son ensemble, le militant suédois estime que le passage à des méthodes d’action plus radicales est logique, compte tenu de l’aggravation du dérèglement climatique et de « la détermination de la classe dirigeante à brûler la planète aussi vite que possible ».

    « Le mouvement climat a connu une vague de mobilisations de masse en 2018-2019, qui doit être suivie par autre chose, quelque chose de nouveau : il doit y avoir une prochaine étape adaptée à la situation actuelle », conclut-il.

    Dépassement des organisations traditionnelles

    Pour la députée écologiste Marie Pochon, ce phénomène observable en France est comparable à celui des « gilets jaunes » dans un autre domaine. Désormais en effet, les actions ne sont plus toutes coordonnées par des collectifs : elles sont plus spontanées, sporadiques, et dépassent les organisations syndicales et partisanes :

    « Cette violence subie aujourd’hui, du fait des pénuries non anticipées d’eau et de l’appropriation des ressources par quelques-uns en ces temps de crise, provoque une colère qui s’exprime de manière moins structurée, et y compris en dehors du champ de la non-violence. »

    Comme les gilets jaunes, ces activistes n’ont plus aucune confiance dans le système institutionnel pour freiner la catastrophe climatique. « C’est le signal qu’il y a une perte totale de confiance dans la capacité de l’État à agir efficacement et rapidement », constate Vincent Gay.

    Les député·es écologistes, qui ont fait leur retour à l’Assemblée nationale, où ils disposent d’un groupe, comptent bien faire la démonstration que l’action politique institutionnelle peut être utile.

    Julien Bayou a ainsi annoncé son intention de déposer une proposition de loi à l’automne pour interdire les jets privés, ou encore demandé un moratoire immédiat sur la chasse, pour préserver la faune après la disparition de 60 000 hectares de forêt partis en fumée. « C’est l’inaction de l’État qui produit ce réflexe de la société. L’enjeu c’est : comment demander une transition à la majorité si les plus riches en sont complètement exemptés ? Ce n’est pas possible », explique-t-il au sujet des jets privés.

    En attendant, les conflits autour de l’eau, de la chasse ou encore de l’agriculture vont continuer à se durcir. Dans un contexte de fin de la situation d’abondance, la privatisation des ressources communes sera au centre des attentions. Le philosophe Mark Alizart, auteur du Coup d’État climatique, fait d’ailleurs sienne l’expression « guerre de l’eau » apparue cet été.

    « C’est la phase 2 du réchauffement climatique : la guerre des ressources, explique-t-il. Le changement climatique restait abstrait ; désormais, sa conséquence très concrète a jailli cet été : c’est la guerre pour s’accaparer des ressources. Dans ce contexte, l’illégalité est de tous les côtés. »

    Mathieu Dejean

    https://www.mediapart.fr/journal/france/230822/face-l-urgence-climatique-les-activistes-ecologistes-ont-soif-de-radicalit

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