BALLAST • Cartouches (78)

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    Les car­nets d’un appren­ti boxeur, leur reprise trente ans plus tard, un écri­vain mal­me­né par des vil­la­geois, une révolte maoïste en Inde, un poète qué­bé­cois, la classe mana­gé­riale éta­su­nienne, le sou­ve­nir de Makhno, un roman cré­pus­cu­laire et le sou­ci de l’au­to­no­mie : nos chro­niques du mois de juillet.

    ☰ Corps et âme — Carnets eth­no­gra­phiques d’un appren­ti boxeur, de Loïc Wacquant

    La des­ti­na­tion, on la connaît, ou croit la connaître : le ring, dans la salle muni­ci­pale ou dans le cen­ter de la ville, pour dis­pu­ter une pre­mière ren­contre ama­teur ou un énième match pro­fes­sion­nel. Lisant cela, le socio­logue Loïc Wacquant nous rétor­que­rait qu’à la boxe, de toute évi­dence, on n’y connaît rien. Car c’est par « la grise et lan­ci­nante rou­tine des entraî­ne­ments en salle, [par] la longue et ingrate pré­pa­ra­tion, insé­pa­ra­ble­ment phy­sique et morale » que doit com­men­cer toute étude de la pra­tique pugi­lis­tique — ce à quoi s’est adon­né l’au­teur trois années durant. Alors qu’un ouvrage récent per­met de reprendre l’a­na­lyse plu­sieurs décen­nies après l’en­quête de ter­rain menée par Loïc Wacquant dans un gym de Chicago, abor­der ces Carnets eth­no­gra­phiques d’un appren­ti boxeur per­met de sai­sir les impres­sions et réflexions du socio­logue encore vibrantes des exer­cices quo­ti­dien­ne­ment exé­cu­tés, à la fin des années 1980. Paru une pre­mière fois il y a plus de vingt ans, lar­ge­ment tra­duit, Corps et âme est deve­nu un clas­sique des sciences sociales, pour le pro­pos défen­du — le gym défi­ni en tant que « tanière », « usine » et « machine à rêves » — comme pour l’ap­proche adop­tée : s’en­tre­mêlent récits, extraits des jour­naux de l’au­teur, entre­tiens avec ses par­te­naires et entraî­neurs, ana­lyses dûment docu­men­tées de la boxe aux États-Unis et anthro­po­lo­gie du corps, du sacri­fice, de l’as­cèse, du désir. En somme, il s’a­git, lit-on en intro­duc­tion, de « mon­trer et démon­trer dans un même mou­ve­ment la logique sociale et sen­suelle qui informe la boxe comme métier du corps dans le ghet­to amé­ri­cain ». Partant de ce pro­gramme ini­tial, le dépliant à mesure que le sport se dévoile, Loïc Wacquant découvre par le biais d’une pra­tique un nœud ser­ré de rela­tions tenu par un coach, DeeDee, et par une com­mune dis­ci­pline cor­po­relle, avec laquelle il s’est frot­té. [R.B.]

    Agone, 2002

    ☰ Voyage au pays des boxeurs, de Loïc Wacquant

    La boxe, encore. Fin 1988, alors qu’il cherche une porte d’en­trée pour étu­dier les quar­tiers popu­laires dans le Southside de Chicago, le socio­logue Loïc Wacquant pousse celle du Woodlawn Boys Club, au milieu d’une 63e rue dévas­tée. À l’in­té­rieur, des corps — majo­ri­tai­re­ment noirs — en plein effort, enchaî­nant les exer­cices au rythme du coach DeeDee, avec pour seule musique celle des cordes vocales ten­dues par l’ef­fort, des poings sur les sacs, des pieds qui sau­tillent en rythme. Poussé par la curio­si­té, il s’ins­crit et enfile les gants. Son aven­ture dure­ra trois ans. Trente ans après, Voyage au pays des boxeurs est un récit de cette expé­rience. Ce n’est d’ailleurs pas un seul récit, mais au moins trois. L’analyse du socio­logue est ponc­tuée d’ex­traits de paroles d’in­ter­viewés, d’une riche ico­no­gra­phie consti­tuée de pho­tos en noir et blanc prises par l’au­teur, et aus­si d’ex­traits de notes de ter­rain, de plans, de cro­quis. Les images, sur­tout, super­be­ment mises en page, per­mettent de res­ti­tuer ce que le registre scien­ti­fique peine davan­tage à sai­sir : l’in­ten­si­té des com­bats, les corps ten­dus à se rompre, pous­sés à leurs limites, la cama­ra­de­rie au sein du groupe de boxeurs. Car pour eux, la boxe est « un mode de vie, […] une tech­nique de tout ton corps ». Et la salle est un lieu social, où les entraî­neurs aspirent à éloi­gner les jeunes des gangs et de la vio­lence de la rue, dans une ville où les homi­cides sont quo­ti­diens. « Sans la salle, beau­coup se retrou­ve­raient en taule. Ce gym, la boxe, elle sauve des vies, la boxe », affirme ain­si un entraî­neur. Et ce moins pour les oppor­tu­ni­tés éco­no­miques qu’elle per­met, les gains res­tant lar­ge­ment en-des­sous de sports tels que le bas­ket ou le foot­ball amé­ri­cain, que par « les béné­fices exis­ten­tiels » qu’elle offre, et la pos­si­bi­li­té d’ap­par­te­nir à un groupe par­ta­geant des valeurs com­munes basées sur l’ef­fort, l’ab­né­ga­tion et le « cœur ». Finalement, conclut l’au­teur, dans la boxe, « c’est le voyage qui compte plus que la des­ti­na­tion ». [L.]

    La Découverte, 2022

    ☰ Les Saisons, de Maurice Pons

    Siméon arrive dans une val­lée rurale iso­lée de tout, coin­cée entre les mon­tagnes et ryth­mée par deux sai­sons par­ti­cu­liè­re­ment longues. Il débarque dans un bien étrange vil­lage durant la « sai­son pour­rie » : la pluie constante, la boue, l’humidité et la sale­té imprègnent le lieu dans ses moindres recoins. Siméon est écri­vain, ou plu­tôt aspi­rant écri­vain. La seule richesse qu’il détient est un ensemble de feuilles de papier, qu’il espère pou­voir cou­vrir de récits. Plus que cela, Siméon a souf­fert, vécu bien des misères : « J’ai pas­sé ma jeu­nesse dans une cage, au milieu du désert. J’y ai connu des heures de souf­france dont vous n’avez pas idée. » Et c’est bien cette souf­france qu’il sou­haite retrans­crire dans son livre. Mais les vil­la­geois bour­rus ne voient pas son arri­vée d’un bon œil : l’accueil qu’ils lui réservent est pour le moins rustre, en déca­lage avec ses aspi­ra­tions lit­té­raires. L’auberge où il trouve refuge est rudi­men­taire : Mme Ham lui sert chaque jour des len­tilles — seul ali­ment culti­vable de la val­lée —, et il dort dans une pièce sans le moindre confort. Si son sou­hait de s’intégrer dans la com­mu­nau­té est sin­cère, très vite l’hostilité s’installe. On le regarde avec méfiance, l’incompréhension mutuelle gran­dit. L’animosité de cette rela­tion se sym­bo­lise dans la bles­sure qu’il se fait à l’or­teil en vou­lant frap­per contre un crâne de mou­ton qu’on lui a lan­cé. Il fera alors connais­sance avec le Croll, « méde­cin » local, ou plu­tôt rebou­teux qui prend en charge sa plaie. À la sai­son de la pluie suc­cède celle de la neige, du froid : « Le gel bleu, comme on disait, pou­vait durer trente à qua­rante mois. On hiber­nait. [T]ous les oiseaux qui devaient mou­rir étaient morts. Plus un bruit ne venait trou­bler le silence de la val­lée, sai­sie dans son cor­set de glace. » Siméon ne se décou­rage pas pour autant, per­siste dans son pro­jet, jusqu’à une forme d’absurdité gran­dis­sante. Un roman inat­ten­du, âpre, par­fois déran­geant, que l’on tra­verse por­té par une écri­ture sin­gu­lière. [M.B.]

    Christian Bourgois, 2020

    ☰ Le Livre de la jungle insur­gée — Plongée dans la gué­rilla naxa­lite en Inde, d’Alpa Shah

    Il y a des régions du monde où l’on se bat pour l’é­ga­li­té dans le silence le plus com­plet. Où la répres­sion se fait de plus en plus féroce à mesure que l’ap­pa­reil d’État se conso­lide, sans que la lutte ne dis­pa­raisse pour autant. L’une de ces régions est le « Corridor rouge » qui, à l’est et au centre de l’Inde, accueille la rébel­lion naxa­lite d’ins­pi­ra­tion maoïste depuis ses pre­miers remue­ments en 1967 dans le vil­lage de Naxalbari. Alpa Shah, anthro­po­logue bri­tan­nique d’o­ri­gine indienne, retrace l’his­toire de la gué­rilla et aborde son actua­li­té en s’y plon­geant tout entière. Spécialiste des popu­la­tions adi­va­sis qui regroupent de manière géné­rique les com­mu­nau­tés tri­bales en marge du sys­tème des castes en Inde, soit quelque 100 mil­lions de per­sonnes, l’au­trice confronte plu­sieurs années d’ob­ser­va­tion dans des vil­lages du Jharkhand avec une marche d’une semaine au sein d’un esca­dron de la gué­rilla naxa­lite. Et c’est dans cette confron­ta­tion ou, plu­tôt, ce dia­logue, que l’ou­vrage s’im­pose à la fois comme un grand récit cri­tique et comme l’é­tude pré­cise de l’im­plan­ta­tion ter­ri­to­riale d’un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire uni­ver­sa­liste. Le compte-ren­du des nuits de marche et des ren­contres jour­na­lières alterne avec l’a­na­lyse mili­taire, fonc­tion­nelle et sociale de la gué­rilla. Plusieurs de ses membres servent à l’an­thro­po­logue d’ar­ché­type pour pré­sen­ter les pro­fils par­ti­ci­pant à la lutte : Gyanji, le lea­der dont l’as­cé­tisme reli­gieux pas­sé fait écho à l’aus­té­ri­té révo­lu­tion­naire ; Kohli, le jeune sol­dat adi­va­si qui pour­rait incar­ner l’avenir du mou­ve­ment ; Vikas, le par­ve­nu dont Alpa Shah se méfie ; Somwari, enfin, l’a­mie qui invite à confron­ter les naxa­lites à leurs éga­re­ments. En somme, c’est là une res­source ines­ti­mable pour ana­ly­ser d’autres mou­ve­ments révo­lu­tion­naires, pour prendre connais­sance de celui-ci en par­ti­cu­lier et, comme le rap­pelle en pré­face l’au­trice, pour ser­vir de point d’ac­croche afin de défendre les droits humains dans l’Inde xéno­phobe et isla­mo­phobe de Narendra Modi. [E.M.]

    Éditions de la der­nière lettre, 2022

    ☰ L’Homme rapaillé, de Gaston Miron

    « Je suis un homme simple avec des mots qui peinent ». Rien d’aus­si juste que cette phrase du poète pour décrire sa pra­tique ou l’i­nex­tri­cable sac de sens qu’est la poé­sie. La phrase est du Québécois Gaston Miron. L’histoire tumul­tueuse de son unique recueil, L’Homme rapaillé, cor­ro­bore ce constat tant il a été repris, aug­men­té, modi­fié depuis sa publi­ca­tion ini­tiale en 1970. L’Homme rapaillé est un champ où labour, semailles et récolte alternent en un même espace : « avec les maigres mots fri­leux de mes héri­tages / avec la pau­vre­té natale de ma pen­sée rocheuse / j’a­vance en poé­sie comme un che­val de trait ». Et der­rière la bête, tirée de toute ses forces, c’est la lit­té­ra­ture qué­bé­coise qui se presse. Car Miron n’a ces­sé, sa vie durant, d’œuvrer pour que l’« humi­lia­tion eth­nique » de sa langue et de son peuple soit ren­ver­sée par un art pro­pre­ment qué­bé­cois et par une indé­pen­dance de la pro­vince. Ainsi trouve-t-on dans ce recueil des textes hété­ro­clites : de courts poèmes sur un temps qui « fait un monde heu­reux fou­lé de vols courbes » et de longues marches amou­reuses où « rêves bour­rasques » et « taloches de vent » font « aimer fou de racines à feuilles », mais aus­si des réflexions sur une langue mineure, mise en échec par le fran­çais d’un autre conti­nent et par l’an­glais inter­na­tio­nal. Pour reprendre un texte fameux de Sartre écrit au sor­tir de la Seconde Guerre mon­diale, on pour­rait dire qu’a­vec ce recueil Miron a sou­hai­té, à son tour et depuis le contexte de son temps, décrire la situa­tion de l’é­cri­vain qué­bé­cois au moment où les aspi­ra­tions à l’in­dé­pen­dance se sont faites plus fortes. « Ma pauvre poé­sie en images de pauvres », ren­seigne l’au­teur. À la lec­ture de ce recueil cin­quante ans après sa paru­tion on ne sau­rait être d’ac­cord tant L’Homme rapaillé recèle d’é­carts et de déca­lages à même de renou­ve­ler la langue. [R.B.]

    Maspero, 1981

    ☰ Le Monopole de la ver­tu, de Catherine Liu

    Dans une pers­pec­tive qui se veut réso­lu­ment socia­liste, Catherine Liu livre dans cet essai une ana­lyse de la manière dont, aux États-Unis et depuis les années 1970, la classe « mana­gé­riale » amé­ri­caine qui se trouve aus­si au pre­mier rang d’un cer­tain pro­gres­sisme poli­tique et cultu­rel n’a ces­sé de mener une lutte inavouée contre les classes popu­laires. Cette classe cultu­rel­le­ment domi­nante et on ne peut mieux incar­née par les intel­lec­tuels et uni­ver­si­taires de gauche a ceci d’inédit, à par­tir du der­nier tiers du siècle pas­sé, qu’elle tire un plein béné­fice du sys­tème capi­ta­liste. Au constat selon lequel « les inté­rêts de la classe mana­gé­riale sont désor­mais davan­tage liés aux grandes entre­prises aux­quelles elle se rat­tache qu’aux com­bats de la majo­ri­té des Américains » s’ajoute la mono­po­li­sa­tion, par cette même classe, de toutes les valeurs posi­tives pro­mues par la moder­ni­té libé­rale. Ainsi cherche-t-elle à faire tenir ensemble l’exemplarité morale, l’exigence d’authenticité, l’impératif de trans­gres­sion des normes (à l’origine théo­rique), la supé­rio­ri­té cultu­relle et la quête des plai­sirs liée à la « libé­ra­tion sexuelle ». Derrière le mythe de la « démo­cra­tie » amé­ri­caine, inau­gu­ré par Tocqueville dans ses essais sur l’Amérique, où les citoyens sont décrits comme « égaux » par-delà les dif­fé­rences éco­no­miques et sym­bo­liques, force est d’observer que la socié­té amé­ri­caine est plus que jamais divi­sée en classes. Or, si la classe mana­gé­riale n’a presque rien de sem­blable à l’ancienne aris­to­cra­tie héré­di­taire, Catherine Liu montre que c’est bel et bien elle qui, dans les faits, et par­fois même plus que la droite réac­tion­naire, consti­tue un frein objec­tif à tout pro­grès social pour les classes popu­laires. D’où il res­sort que la confron­ta­tion Biden-Trump n’est qu’une sorte d’alternative du diable qui masque cette obser­va­tion si élé­men­taire, quoique sou­vent occul­tée par tout un pan du monde « pro­gres­siste » amé­ri­cain, et dont Liu veut nous rap­pe­ler la gra­vi­té : « le com­bat cru­cial de notre époque, c’est la lutte des classes au pro­fit d’une réelle redis­tri­bu­tion des res­sources ». [A.C.]

    Allia, 2022

    ☰ Souvenirs sur Nestor Makhno, de Ida Mett

    Paysan ukrai­nien deve­nu dans les années 1910 et 1920 l’une des figures de proue de l’anarchisme insur­rec­tion­nel et plus tard du « pla­te­for­misme », Nestor Makhno s’inscrit sans conteste dans l’histoire révo­lu­tion­naire mon­diale. Sa mémoire, cepen­dant, souf­frit long­temps de manœuvres de dis­cré­dit, qu’il fut ques­tion d’assimiler la Makhnovchtchina au ban­di­tisme ou de taxer ses par­ti­sans d’antisémitisme. C’est pour bonne part le docu­men­taire poé­tique réa­li­sé par Hélène Châtelain en 1995 qui per­mit de recom­po­ser un por­trait fidèle à ce que nous ont légué les sources his­to­riques. De même, les brefs sou­ve­nirs ici rédi­gés par Ida Mett, cama­rade et inter­prète de Makhno au cours des années qu’il pas­sa en France, furent écrits « dans l’intérêt de la véri­té his­to­rique ». Dans ces pages datées de 1948, on ne trou­ve­ra ni récit épique, ni recom­po­si­tion psy­cho­lo­gique, ni bio­gra­phie exhaus­tive. Comme sou­ve­nirs, ces lignes ne donnent que ce dont leur nar­ra­trice a l’assurance : des choses vues et enten­dues, des opi­nions, des frag­ments. En 1908, très jeune, Makhno est empri­son­né pour ter­ro­risme à la pri­son des Boutyrki, à Moscou, qui était alors « une sorte d’université révo­lu­tion­naire » per­met­tant échanges et confron­ta­tions d’i­dées. Lorsque la révo­lu­tion de février 1917 éclate, Makhno a 25 ans, sort de pri­son et gagne, pros­crit, la France où il vivra le res­tant de sa vie. Le livre ne s’attarde guère sur le détail de ses acti­vi­tés, mais rap­porte plu­tôt com­bien cet homme, qui « était et res­tait un pay­san ukrai­nien », pos­sé­dait à la tri­bune une « force de trans­fi­gu­ra­tion » com­pa­rable au « cou­rage phy­sique » dont il avait fait montre au com­bat. Cependant, dans la vie d’exil et de misère qu’il connut en France, Makhno ne fai­sait guère allé­geance à un anar­chisme stric­te­ment théo­ri­sé (tel celui de Kropotkine). « Il avait plu­tôt une espèce de fidé­li­té aux sou­ve­nirs de sa jeu­nesse, quand l’anarchisme signi­fiait une croyance que tout peut être chan­gé sur la terre et que les pauvres ont droit aux rayons de soleil ». [Y.R.]

    Allia, 2022 (1948)

    ☰ L’Incendie, de Tarjei Vesaas

    Jon sort de la mai­son et s’engage dans une suc­ces­sion d’espaces où le temps ne coule plus de lui-même. Coule-t-il seule­ment encore ? Lacs, rivières, prai­ries. Forêt, nuit, eau. Des routes, des camions, des mai­sons qui s’écroulent ou sur­gissent de l’obscurité. Jon avance sans savoir ce qui l’attend, et sans plus savoir ce qu’il est. Mais il y a dans cha­cune de ses per­cep­tions, dans chaque ren­contre inat­ten­due et inquié­tante, dans chaque parole pro­non­cée, tue ou enten­due, une forme d’implacable néces­si­té. Est-ce celle de la nature dont Jon suit les varia­tions lumi­neuses, les appels olfac­tifs, les salu­ta­tions tac­tiles ? Est-ce celle d’une folie dans laquelle il s’engage len­te­ment — ou qui le pré­cède déjà de loin ? Est-ce celle de tous les autres qui se trouvent sur son che­min ou viennent le cher­cher pour le rendre témoin de scènes dont il por­te­ra ensuite les traces et les échos comme autant de poids les­tant son cœur ? Ce roman de Tarjei Vesaas avance comme un long poème cré­pus­cu­laire. Les ombres, la brume, l’éclat d’un phare ou le scin­tille­ment de ron­delles de bois fraî­che­ment sciées entourent le per­son­nage, le cernent et l’aiguillent. Alors Jon avance, à bout de force ou furieu­se­ment, à pied ou en rêve. Œuvre de la matu­ri­té du grand auteur nor­vé­gien, écrit en 1961, L’Incendie appro­fon­dit une veine sym­bo­liste où l’on ne dis­tingue par­fois plus les voix venant du dedans de celles venant du dehors. À mesure que Jon croise les habi­tants dérou­tants de cette ville faite de mai­sons esseu­lées et de lacs aux rives vaseuses, sa propre voix résonne jusqu’à se confondre avec d’autres. Qu’ils soient inté­rieurs ou envi­ron­nants, les échanges de paroles, dans ce texte, dépassent la ques­tion du dia­logue ou de la dis­cus­sion : avec tout le mys­tère dont est char­gée la langue du poète nor­vé­gien, dire est pla­cé au même plan que mar­cher, ramer, s’asseoir. Nécessité et empê­che­ment sont joints de force. « Le grand but : qu’est-ce que j’ai fait de mon cœur ? De mon cer­veau et de l’obscurité ? C’est cela qu’on va voir main­te­nant. » [L.M.]

    L’Œil d’or & La Barque, 2022

    ☰ Terre et liber­té — La quête d’au­to­no­mie contre le fan­tasme de la déli­vrance, d’Aurélien Berlan

    Tierra y Libertad. Ces mots ont d’a­bord été ceux du révo­lu­tion­naire mexi­cain Ricardo Flores Magón au siècle der­nier avant d’être repris par de nom­breux peuples reven­di­quant une réforme agraire éga­li­taire dans leur pays, sur plu­sieurs conti­nents. Tierra y Libertad. Terre et liber­té. Philosophe et maraî­cher, Aurélien Berlan manie ces deux termes avec une même intel­li­gence et s’est atta­ché à la généa­lo­gie du second, pour le remo­bi­li­ser à l’aune de l’ac­tuelle crise socio-éco­lo­gique. La liber­té telle qu’on l’en­tend n’au­rait rien de sou­te­nable et s’op­po­se­rait, même, à une condi­tion humaine fon­da­men­ta­le­ment ter­restre. Selon lui, « le monde contem­po­rain s’est consti­tué à la faveur du désir d’être déli­vré de la vie poli­tique et maté­rielle, c’est-à-dire déchar­gé des tâches qui vont avec », tâches qui sont « dès lors prises en charge, donc prises en main ». À rebours d’une liber­té se résu­mant à la seule déli­vrance, Berlan valo­rise pour sa part une concep­tion tout autre, celle qui « passe par la prise en charge du quo­ti­dien » — soit une liber­té qui ren­voie au doux mot d’auto­no­mie. Être auto­nome, c’est embras­ser d’un même élan auto­suf­fi­sance maté­rielle et auto­dé­ter­mi­na­tion poli­tique. C’est, pour reprendre la pen­sée éco­fé­mi­niste à laquelle se réfère lar­ge­ment l’au­teur — celle, notam­ment, de la socio­logue alle­mande Maria Mies —, pen­ser la « liber­té dans la néces­si­té ». L’oxymore n’est qu’ap­pa­rent. Il s’a­git de sub­sti­tuer une concep­tion rela­tion­nelle et col­lec­tive à l’ac­tuelle appré­hen­sion abso­lue et indi­vi­duelle de la liber­té. Le phi­lo­sophe conclut : « Son acte fon­da­teur n’est pas une décla­ra­tion d’in­dé­pen­dance, mais une recon­nais­sance d’in­ter­dé­pen­dance. » [E.M.]❞

    • Est-ce que qqun a des infos sur l’auteur du dernier ouvrage mentionné (Aurélien Berlan), il est cité comme « apparaissant sur les affiches de campagnes de Marine LePen » (dans le podcast « Floraisons », site dont des intervenants sur l’oiseau bleu semble pointer les accointances avec des idées d’extrême droite ou plutôt réactionnaires, cf. lien ci-dessous), ce qui me semble contradictoire avec la présence ds les ’cartouches’ de la géniale revue BALLAST...
      Merci

      https://www.youtube.com/watch?v=CBkH-H0g5bU

    • Je pense que tu fais référence à ce passage, dans l’introduction du podcast :

      Alors qu’il fait son apparition sur les affiches de campagne de Marine Le Pen, qu’il est scandé plusieurs fois en manifs à l’occasion de l’opposition contre le pass sanitaire, mais qu’on le retrouve aussi dans la bouche des milliardaires de la Silicon Valley n’ayant l’espace comme seul horizon, il s’agira avec cet entretien de disséquer et de se réapproprier le terme de liberté.

      A priori, Aurélien Berlan n’a jamais fait campagne pour Marine Le Pen...