• Sénamé Koffi Agbodjinou : « Les villes africaines sont un terrain d’#expérimentation pour les #Gafam »

    L’architecte togolais mène une réflexion sur les conséquences de l’#urbanisation fulgurante du continent africain. Il alerte sur les #dystopies qui se préparent dans les #mégapoles du continent investies par les Gafam.

    L’AfriqueL’Afrique comptera demain parmi les plus grandes métropoles du monde. L’architecte et anthropologue togolais Sénamé Koffi Agbodjinou réfléchit à l’avenir de ces villes héritières d’une histoire heurtée par la colonisation et construites sur le modèle occidental, en porte-à-faux avec la tradition africaine. Des métropoles que les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ont aussi érigées ces dernières années en terrains d’expérimentation.

    Face à la bétonisation croissante du continent, il défend une architecture « néovernaculaire », empruntant des formes qui ne contreviennent pas aux structures sociales africaines et s’appuyant sur des matériaux locaux, plus respectueux de l’environnement.

    Au sein de L’Africaine d’architecture, une plateforme de réflexion sur la ville et l’urbanisation, il a initié des projets à Lomé pour mettre les nouvelles technologies au service des citadins. Entretien.

    Encore peu urbanisé il y a 50 ans, le continent africain connaît un développement fulgurant de ses villes. Quels sont les défis politiques et sociaux posés par l’émergence de ces mégapoles ?

    Sénamé Koffi Agbodjinou : La population africaine va doubler dans les 30 prochaines années et les plus grandes villes du monde de demain seront en Afrique. Un humain sur quatre sera africain d’ici 2050 et un sur six vivra en ville.

    Bientôt, Lomé, où je vis, sera englouti dans une grande conurbation allant d’Abidjan à Lagos, une mégapole étalée sur cinq pays : la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Togo, le Bénin et le Nigeria.

    La ville attire toujours plus sur le continent. Je ne nie pas les bénéfices qu’il y a à vivre en ville : accès au confort, à la « modernité », mais tout mon engagement depuis dix ans est de réfléchir aux formes de l’urbain et d’alerter sur ce que cela engendre.

    Les villes construites sur le modèle occidental, héritage de la colonisation, remodèlent les structures sociales en Afrique.

    Or les villes africaines sont devenues un terrain d’expérimentation pour toutes les solutions que les Gafam ne peuvent pas tester en Occident, où il y a de nombreux dispositifs juridiques, un débat public sur les données, qui freinent leurs projets.

    En Afrique, sans même parler de la corruption, les gouvernements n’ont pas les moyens de résister à ces géants numériques et le continent pourrait devenir le laboratoire d’une formidable dystopie.

    Car si l’on n’y prend pas garde, l’émergence de ces mégapoles pourrait s’accompagner d’une nouvelle forme d’impérialisme, mais un impérialisme terminal, c’est-à-dire la forme la plus complexe d’assujettissement que l’humanité ait jamais connu.

    Une dystopie qui devrait intéresser l’Occident, car ce qui est expérimenté ici y reviendra forcément.

    Vous rappelez que la ville en Afrique a connu une histoire chaotique, marquée par le choc de la traite des esclaves et la colonisation.

    L’Afrique a amorcé il y a plusieurs décennies son urbanisation massive à mesure que se relançait sa démographie [au moment des indépendances, les urbains ne représentaient que 15 % de la population du continent – ndlr].

    La traite négrière, la colonisation ont provoqué un effondrement démographique sur le continent. Auparavant, l’Afrique était relativement peuplée et, jusqu’au XVIe siècle, il y avait de grandes villes en Afrique. Pour échapper aux razzias négrières, aux déportations, les Africains ont commencé à vivre de plus en plus éparpillés. Cela a fait tomber en déshérence les grands centres urbains.

    L’architecture a alors décliné. On est passé d’une architecture monumentale à une architecture plus légère, avec ce qui est devenu l’image un peu folklorique de la maison africaine : des cases avec le toit en paille. C’était le résultat d’un mode de vie où tout le monde se méfiait de tout le monde, où on ne pouvait plus investir dans des formes stables.

    La récente explosion démographique a conduit à une urbanisation extrêmement rapide et à une bétonisation un peu hors de contrôle.

    Vous analysez l’importation du modèle occidental de la ville en montrant qu’il informe en profondeur les structures sociales africaines.

    Au-delà des raisons économiques, de l’attraction pour les standards de confort en ville, l’urbanisation a d’autres causes profondes.

    Ce qui retient les populations dans les territoires ruraux, ce sont aussi des systèmes de pensée qui font que l’on croit en des dieux, qui sont attachés à un territoire particulier et qui s’incarnent dans le vivant. Les modes de vie traditionnels étant de plus en plus en déclin, l’attachement à la ruralité décline et on « monte » en ville.

    Le problème, c’est que les modes de vie ruraux sont plus soucieux de la préservation du potentiel environnemental du vivant, quand les modes de vie urbains mettent en crise toutes ces ressources-là.

    La ville sur le modèle occidental produit une structure sociale de plus en plus atomisée, individuelle. La forme urbaine prend en charge un certain mode de vie et quand vous changez de forme, vous changez les modes de vie.

    Claude Lévi-Strauss a raconté les ruses des gouverneurs coloniaux aux Amériques, avec l’appui des missionnaires qui avaient observé les populations indiennes. Ils avaient compris que pour contrôler plus facilement ces populations, il fallait les faire sortir de leur organisation spatiale traditionnelle, souvent en cercle autour d’une place centrale. Passer de cette organisation à des maisons carrées leur faisait perdre tous leurs repères, car le plan du village permet de savoir où est la place de chacun. Si vous les faites habiter dans des grappes d’habitats carrés, c’est toute la structure sociale qui est bouleversée, toutes leurs capacités de mobilisation qui seront perdues.

    Retrouvez-vous cette « désorientation » dans la manière dont se développent les grandes villes en Afrique ?

    Au moment des indépendances, certains pays ont considéré qu’il fallait prouver à l’ancien colonisateur qu’ils pouvaient faire comme lui, aussi « complexe » que lui. Ces pays se sont lancés dans une course pour copier, singer la ville occidentale.

    Les mégapoles du continent, calquées sur la ville moderne occidentale, avec leurs constructions en béton et en verre, comme pour se couper de l’élément naturel, ne correspondent pas à la tradition africaine. La ville est là pour faire barrage à l’environnement, pour l’en isoler.

    Du point de vue de la forme, le béton impose des formes carrées, alors que l’architecture africaine traditionnelle a des formes plus courbes, qui ont un rôle structurant pour apaiser les conflits. Vous êtes dans un cercle : tous les points de vue convergent, il n’y a personne qui est au-dessus de l’autre. C’est une organisation plus démocratique, plus distribuée.

    Sur la durée, les Africains ont créé des dispositifs très subtils, y compris spatiaux, pour susciter ces délibérations. Les formes étant perdues, on perd aussi dans la capacité de faire société de manière horizontale.

    L’habitat rural fait beaucoup dans la production de la cohérence sociale. Quand on construit une maison dans un village, tout le village se réunit pour la construire. Ce qui fait que la maison n’appartient en réalité à personne. Tout le monde est le bienvenu.

    Dans le sillage du mouvement panafricaniste, des tentatives d’une modernité urbaine typiquement africaine, qui fasse avec les ressources du lieu, ont émergé, comme au Burkina Faso avec ce qu’a tenté Thomas Sankara. Mais c’est souvent resté au stade de l’expérimentation, car tous ceux qui ont essayé de mener ces projets alternatifs ont été systématiquement combattus, voire assassinés.

    Vous défendez une architecture plus conforme à la tradition africaine, avec un recours à des matériaux locaux pour construire les bâtiments. Mais est-ce que la course contre la bétonisation peut encore être remportée, compte tenu de la démographie du continent ?

    On ne pourra pas abandonner complètement le béton car il y a des performances qu’on ne peut atteindre qu’en béton. Si l’on veut éviter que les villes s’étalent à l’infini, il faut atteindre une certaine densité. La structure qui vous permet de construire en hauteur peut être en béton mais il est complètement aberrant de faire ce qu’on appelle du remplissage, c’est-à-dire de la maçonnerie, par exemple, en ciment ou en béton, alors qu’on peut remplir avec de la terre ou un matériau bio-sourcé.

    On retrouverait alors des performances thermiques de bon sens pour ce continent.

    Le béton est l’un des matériaux les plus polluants. Et si les lobbies du BTP ont intérêt à dire qu’il n’y a plus d’alternatives, c’est faux. La terre coûte beaucoup moins cher, même s’il faudrait toute une infrastructure pour produire massivement ces bâtiments.

    Mais il faut investir dans la recherche là-dessus, mettre en place des incitations pour les architectes qui travaillent sur ces pistes-là.

    L’attribution du prix Pritzker [considéré comme le prix Nobel d’architecture – ndlr] à Francis Kéré, un architecte burkinabè qui est un radical de la construction en terre, est un bon signal.

    Vous avez aussi très tôt tiré la sonnette d’alarme sur les projets des Gafam en Afrique, et ce que les projets de « smart city » pouvaient recouvrir.

    L’Afrique est un terrain d’expérimentation pour les Gafam qui y investissent massivement, et il est difficile de ne pas faire le parallèle avec ce qu’ont fait les laboratoires pharmaceutiques dans le Zaïre de Mobutu. La population du continent est jeune, fascinée par la modernité, et a une grande capacité à s’emparer des nouvelles technologies.

    Au Togo, le projet Novissi, lancé par le gouvernement togolais avec l’appui de la Banque mondiale et des chercheurs en intelligence artificielle de Berkeley, est assez emblématique de ce qui est en train d’être expérimenté. Le narratif du projet était qu’il fallait réussir à toucher les populations pauvres isolées pendant la pandémie.

    Novissi a identifié les personnes concernées en observant par satellite l’état des toitures, en couplant cela avec d’autres données, comme la baisse d’utilisation de crédits sur les téléphones portables.

    Le gouvernement togolais – qui a été épinglé pour son utilisation du logiciel espion Pegasus – a libéré les données des citoyens sans qu’il n’y ait eu aucun débat public et sans même en informer les Togolais.

    Maintenant que cette technologie a été testée au nom de la lutte contre la pauvreté, elle pourrait aussi être développée pour suivre des gens considérés comme marginaux ou qui ont des comportements considérés comme problématiques du point de vue de l’État.

    Vous avez monté, il y a dix ans, un projet baptisé « Hubcité » à Lomé. S’agissait-il pour vous de reprendre le contrôle sur le développement de la ville ?

    L’idée de ce projet était que les technologies sont maintenant assez démocratisées pour que n’importe qui puisse développer à l’échelle locale des formes presque aussi achevées que ce que peuvent faire les labos d’innovation de Google ou Facebook. Nous voulions créer de petits labos d’innovation que pourraient s’approprier les habitants dans les quartiers.

    Notre premier projet a été de construire une imprimante 3D, avec des produits électroniques recyclés, sur le modèle des « usinettes » prônées par Thomas Sankara, afin de distribuer dans les quartiers les moyens de production.

    Nous avons réussi à créer deux lieux sur ce modèle à Lomé, qui fonctionnent dans un rayon d’un kilomètre. N’importe qui dans ce périmètre peut souscrire à la plateforme que nous avons créée. Sur le ramassage des déchets, par exemple, on collecte vos déchets plastiques et pour chaque poubelle vous gagnez des points, qui correspondent à une sorte de monnaie locale qui ne marche que dans le rayon du « Lab ».

    Un autre projet vise à transformer toutes les zones urbaines abandonnées dans le rayon du « Lab » en potagers bio. La production est ensuite stockée et vous l’achetez dans la monnaie locale.

    Pour l’instant, je finance tout cela sur fonds propres et c’est parfois un peu acrobatique, mais je rêve qu’une municipalité teste cela avec de vrais moyens.

    Vous parlez parfois de la nécessité de recoloniser la ville par le village. Qu’est-ce que cela veut dire ? N’est-ce pas défendre un hypothétique retour en arrière ?

    Cela n’a rien de nostalgique. Dans le mouvement panafricain, beaucoup de gens avaient l’idée de retourner à l’Afrique d’avant. Ce n’est pas possible. En réalité, ce qu’il faut faire, ce n’est pas préserver les villages en les muséifiant. Il faut plutôt se dépêcher d’inventer un nouveau futur pour le village, en lui proposant une alternative à la ville telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Une alternative qui préserve ce que le village a de vertueux, tout en apportant au village le confort, la « modernité » qui fascine les villageois.

    À l’inverse, « recoloniser la ville par le village », c’est essayer de voir comment on peut recréer dans la ville du communal, du redistribué. Sur une ville déjà « en dur », c’est difficile de dire qu’on va tout refaire en terre : il faudrait tout raser. Mais on peut tenter au niveau politique de réintégrer l’ingénierie du mode de vie villageois à la ville.

    L’Afrique a basculé dans l’urbanisation sans complètement abandonner le mode de vie traditionnel. Si cela reste très contraint par la forme urbaine, il y a encore beaucoup de solidarité, de systèmes de réseaux informels, même dans une mégapole comme Dakar.

    Mais, même si les Africains sont très résilients, le mode de vie occidental finira par s’imposer, et ce qui va donner un coup final à cela, ce sont les technologies.

    Le béton impose une forme qui contraint la structure sociale mais que les Africains arrivent encore à « hacker ». Mais les technologies telles qu’elles sont développées en Occident ne s’accommodent pas du social. Elles ne se développent que contre le social.

    C’est-à-dire ?

    Les technologies du digital veulent faire du social à la place du social. Elles vont complètement écraser nos structures sociales. Elles ne peuvent pas se couler dans le moule des structures existantes.

    En Afrique, on a toujours fait du Uber, du Airbnb, etc. Quand vous arrivez dans un quartier africain, tout le quartier va se battre pour avoir l’honneur de vous loger. Ce n’est pas que les Africains sont « sympas » mais ils savent qu’ils appartiennent à un réseau et que lorsqu’ils auront un problème, ce réseau se mobilisera.

    Le réflexe, demain, cela va être de passer par Airbnb, car ce sera plus « facile ».

    On a vu au Togo s’implanter très rapidement l’équivalent d’Uber, développé par une entreprise française, et c’est très difficile à contrer car ce sont des technologies invasives.

    Pourtant, si je vais voir mon voisin pour lui demander de m’accompagner quelque part, il va le faire et, en le faisant, va créer une valeur autre. Nos liens se seront renforcés. Ce n’est pas une valeur quantifiable. Le chauffeur Gozem [le Uber togolais – ndlr] est rémunéré mais pas à la même hauteur.

    Il faut développer de nouveaux Uber et Airbnb qui n’écrasent pas la valeur sociale par la valeur de comptabilité. C’est ce qu’on fait dans notre projet de « Hubcité ».

    Ce Uber-là doit être développé par les gens du quartier eux-mêmes et pas par des chercheurs de la Silicon Valley qui ne connaissent pas les subtilités de notre anthropologie et qui travaillent pour des entreprises dont le but est de faire de l’argent avant tout.

    Ils créent des solutions pour des gens atomisés et, en retour, nous allons devenir des sociétés atomisées.

    On doit prendre la structure sociale comme crible et si la technologie l’écrase, on la met à distance. Ces technologies doivent nous aider à faire du social, pas à nous émanciper du social.

    Vous pensez que l’homme de la « smart city » pourrait être en réalité asservi comme jamais par les nouvelles technologies.

    On pense souvent à l’homme augmenté comme à un homme avec de grands bras en métal, avec des puces sur tout le corps, mais en fait l’homme augmenté, c’est un homme réduit au minimum. C’est quelqu’un dans son fauteuil avec des algorithmes qui pensent pour lui, avec des capteurs dans le mur qui sentent à sa place pour savoir s’il faut fermer ou pas les fenêtres. Il n’utilise même plus son interterface-corps.

    S’il veut faire un prêt, ce qu’il peut expliquer au banquier n’a aucune valeur : ses données parlent pour lui, racontent s’il a des habitudes dangereuses ou pas.

    Il utilise de moins en moins ses capacités, y compris physiques, et n’a plus besoin d’interactions.

    Le monde du digital fait de grandes coupes dans le lien social parce qu’il sait que ce lien empêche de faire de l’argent.

    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/040922/sename-koffi-agbodjinou-les-villes-africaines-sont-un-terrain-d-experiment

    #villes #urban_matter #technologie #Afrique #villes_africaines #dystopie #urbanisme #géographie_urbaine #architecture
    #TRUST #master_TRUST

    ping @reka @fil

  • « Notre royaume n’est pas de ce monde », roman total de la prédation coloniale. Critique de Catherine Mazauric (En attendant Nadeau).
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/040922/notre-royaume-n-est-pas-de-ce-monde-roman-total-de-la-predation-coloniale

    Jennifer Richard livre le troisième volet de sa fresque des déploiements mortifères de l’impérialisme en Afrique centrale au tournant du XXe siècle. Voici la geste kaléidoscopique de l’ensauvagement du monde par un capitalisme inventeur de la race.

    Jennifer Richard,
    Notre royaume n’est pas de ce monde ,
    Albin Michel, 736 p., 24,90 euros

    OtaOta Benga – personnage réel comme tous ceux du livre –, Pygmée d’Afrique centrale, fut l’attraction de zoos humains : en 1904 lors de l’Exposition universelle de Saint-Louis (Missouri), puis aux côtés de grands primates au zoo du Bronx où l’avait abandonné son mentor et supposé ami, l’aventurier Samuel Phillips Verner.

    En mars 1916, ayant compris que son long séjour outre-Atlantique avait fait de lui un autre et que sa forêt natale n’était plus, il se donna la mort, recouvrant ainsi la maîtrise de son existence. Ce suicide ouvrait Il est à toi ce beau pays (2018), premier volet, couvrant pour le reste la période 1873-1891, de la trilogie de Jennifer Richard, dont chaque volume peut sans dommage être abordé de façon indépendante.

    Notre royaume n’est pas de ce monde restitue à ce jeune homme né en 1883 l’incommensurable richesse de sa courte vie. Dans ce nouveau roman retraçant les deux décennies 1896-1916, le natif de la forêt d’Ituri, jadis au rang de « ceux qui ne comptent pas » et autres « non-personnes », devient un protagoniste majeur aux côtés d’une foule de personnages historiques, retenus ou non par le Grand Récit colonial. Et surtout, il est le narrateur d’une saga ainsi muée principiellement en contre-récit.

    Roman historique étayé comme les précédents volumes (paru en 2021, Le diable parle toutes les langues opérait un gros plan sur le marchand d’armes Basil Zaharoff) d’une documentation et d’une bibliographie impressionnantes, Notre royaume n’est pas de ce monde se colore cependant – d’où le titre – d’une once de réalisme magique.

    « Quelque part, dans une dimension parallèle », Ota Benga a en effet convié autour d’un cocktail post mortem un concile des assassinés « pour leurs idées ». On y trouve Martin Luther King et Malcolm X qui se chamaillent, Rosa Luxemburg et Thomas Sankara qui sympathisent, Jean Jaurès et Émile Zola écumant Wikipédia sur un smartphone, Patrice Lumumba, Che Guevara, Modibo Keita, Pier Paolo Pasolini ou… Samuel Doe, « qui fait peur à tout le monde », Saddam Hussein, Mouammar Kadhafi et Oussama Ben Laden.

    Du haut de son hamac, Pierre Savorgnan de Brazza, mort en 1905 après avoir consommé un ragoût de chèvre suspect – et rédigé le Rapport Brazza, publié en 2014 seulement –, survole les conversations.

    Extraits d’une présentation de son roman « Notre royaume n’est pas de ce monde » par Jennifer Richard.

    Devant ce public choisi, un Ota Benga montreur d’images orchestre le défilement des scènes de la prédation coloniale, qui est alors à son acmé. De Bruxelles, Paris ou Londres à la forêt d’Ituri, de Luebo, Boma ou Mushenge à Boston, Walhalla ou Lynchburg, sa lanterne magique jette la lumière sur ses profiteurs veules – au premier rang desquels Léopold II, « ogre » vieillissant et sa maîtresse Blanche Delacroix, « le genre de femme à vous faire aimer les blattes » –, ses défricheurs d’hommes, ses ultimes aventuriers ambigus.

    Elle révèle aussi la mutation, en témoins de l’horreur perpétrée au Congo, d’une poignée d’hommes et de femmes de bonne volonté : deux couples de missionnaires, un nationaliste irlandais, un journaliste britannique, les fondateurs de l’American Congo Reform Association. Piégés de l’autre côté de l’Atlantique, deux guerriers tetela devenus prédicateurs et le Pygmée errant subsistent en vigies orphelines de mondes défunts.

    Comme dans le premier volet de cette trilogie, les trois fils de l’emprise coloniale belge et française en Afrique centrale, de la confrontation brutale des impérialismes européens et de la marche heurtée vers l’émancipation des Noirs d’Amérique s’entrelacent. À l’anéantissement du royaume kuba au Kasaï, à la suite d’une bourde funeste de Verner ayant mentionné du « cuivre » dans une missive, répondent les lynchages dans le Sud états-unien : faisant de la mort d’un homme un « événement sacré », la foule des lyncheurs « se dispute les restes d’un corps humain » pour les vendre.

    Le défilement des scènes du théâtre nécropolitique du racisme et du colonialisme est scandé par les séquences consacrées au cocktail sine die, qui rappellent le sort de ses participants. L’ensemble compose le film global d’un impérialisme dont Ben Laden n’est qu’une des créatures.

    Une autre scansion, d’images rebelles celle-là, vient s’interposer entre l’imagerie coloniale et son hégémonie : les descriptions de clichés Kodak saisis par Alice Seeley Harris, missionnaire britannique. L’un montre, enveloppés de quelques feuilles dans une corbeille, les mains et pieds coupés d’une petite fille et de sa mère, mutilées pour l’exemple. La révélation de l’ampleur industrielle des crimes commis au Congo s’intègrera, avec les développements de la photographie, au story board de l’entrée dans le XXe siècle.

    L’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes.

    Aimé Césaire

    Fin 1901, le journaliste Morel se remémore, devant la statue du géant Brabo, la légende du port d’Anvers : « Hand werpen, jeter la main ». Lorsqu’en 1910 Blanche Delacroix, dont le deuxième fils est né sans main gauche, héritière de « sommes délirantes » à la mort de Léopold II, est demandée en mariage par son amant français, ce n’est plus qu’une farce : « Assez, avec ces histoires de mains ! »

    Aimé Césaire l’a établi en 1950, le roman de Jennifer Richard s’en souvient : « le geste décisif » est celui « de l’aventurier et du pirate », « de l’appétit et de la force », avec, « derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes ».

    Le Congo – domaine privé de Léopold II avant de passer sous la coupe de l’État belge quand le scandale déborde, mais le Congo de l’autre rive et l’Afrique équatoriale française ne sont guère en reste – fournit le paradigme de ce geste, de ses retombées et des ténèbres qui en découlent jusqu’à présent. Joseph Conrad hante naturellement le récit, le Céline des Lettres et premiers écrits d’Afrique ou du Voyage aussi.

    Depuis l’autre scène d’où il opère, le Pygmée dont la trajectoire a croisé celle de Geronimo livre un apologue limpide : « Pourquoi faut-il en permanence vous rappeler l’humanité de l’Autre pour que vous ressentiez quelque chose ? Qui pleure les derniers Pygmées des forêts, égorgés à l’heure des réseaux sociaux et des QR-codes ? C’est l’appel du coltan, du cuivre et du nickel. Si vous écoutez bien, vous entendrez aussi celui de la terre rare. » « Quand vous répondez à cet appel », alerte-t-il alors qu’un smartphone sonne dans l’assemblée, il est déjà trop tard. Nous avons disparu. »

    Jennifer Richard. © Pascal Ito

    Tout ou presque est réel dans ce roman, ce qui excède l’imagination compris. Dans la bibliographie prennent place, à côté de Mark Twain (Le Soliloque du roi Léopold) ou Conan Doyle (The Crime of the Congo), Les Fantômes du roi Léopold (1998) d’Adam Hochschild et Congo, une histoire (2012) de David Van Reybrouck.

    Le roman historique et son implacable érudition se superposent cependant à l’archive, sauf en fin de volume où celle-ci affleure en coupures de presse. Rejoignant d’autres silhouettes sur les pages de ce méga-flip book verbal, les rares subalternes dont une mémoire ait été conservée intègrent avec les témoins un théâtre d’ombres – Brazza, quant à lui, aura été piégé au XXIe siècle dans un mausolée.

    Le statut d’Ota Benga vacillait déjà de son vivant : « Plus tard, lors de ses entretiens à la presse, [Verner] affirma qu’il m’avait acheté à des marchands d’esclaves et qu’il m’avait sauvé la vie. C’est la version que l’on retient aujourd’hui. » Saddam Hussein réagit : « Vous êtes connu ? Je croyais que vous n’étiez qu’un personnage fictif venu nous raconter une histoire. » Le dispositif de monstration autorise exhibition ludique des chevilles narratives et anachronismes verbaux, illustre les temporalités enchevêtrées de la postcolonie décrites par Achille Mbembe.

    Dans Le Feu des origines (1987), Emmanuel Dongala avait incarné une histoire du Congo en Mandala Mankunku, homme-prodige et syndicaliste, en constituant sa légende merveilleuse en moteur du récit. Ici, le choix d’une narration de marionnettiste, plutôt que de servir la puissance de la fabula, en affaiblit la portée subversive, le contre-récit ne pouvant s’affranchir complètement de l’imagerie d’Épinal dont il procède.

    « Même morts, surtout morts, nous incitons les hommes à la réflexion », opinent de concert, victimes d’une probable illusion, Brazza et Jaurès, le premier polyglotte en langues africaines comme européennes, le second joyeux d’accueillir dans son univers de pensée « un Pygmée occitan », mais infichu de retenir ou de prononcer correctement les noms africains. Il y en a pour confondre Rosa Parks et Luxemburg : ce sont « des noms de parcs », la seconde ayant beau protester depuis les pages du livre, sa mésange à l’épaule.

    Le raout funèbre des grandes espérances vaincues est peuplé d’icônes désabusées. Flottant, en vertu d’une forme d’ironie postmoderne, dans le Walhalla parfois peu regardant des martyrs de l’histoire et de l’impérialisme, les fantômes de Rosa Luxemburg et de sa mésange, de Ken Saro-Wiwa, de Patrice Lumumba, de Thomas Sankara et de quelques autres (le lecteur choisira les siens) sont piégés dans le rêve d’Autrui (Joseph Tonda, Afrodystopie, 2021), matérialisé par les fontaines à champagne à leur disposition.

    Est-il possible qu’ils mobilisent encore, dans le « combat toujours recommencé » contre les têtes renaissantes de « l’hydre coloniale », « la puissance de l’eau » ?

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