• Refus d’obtempérer : des policiers s’inquiètent de l’usage illégitime des armes par Pascale Pascariello

    https://www.mediapart.fr/journal/france/150922/refus-d-obtemperer-des-policiers-s-inquietent-de-l-usage-illegitime-des-ar

    En moins de sept mois, dix personnes, âgées entre 20 et 35 ans, sont mortes, tuées par balles par des policiers, lors de refus d’obtempérer. Les fonctionnaires clament leur légitime défense. Pourtant, les éléments des premières enquêtes ouvertes sur les circonstances de ces tirs contredisent cette thèse.

    Les investigations menées sur le tir du policier qui, le 26 mars dernier à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), a tué un conducteur, Jean-Paul Benjamin, révèlent que cet agent ne portait pas de brassard et que ni lui, ni ses collègues, ni aucun passant n’étaient en danger.

    Comme nous l’avions révélé, les constats de la balistique et des médecins légistes concernant les décès de Boubacar et Fadjigui, le 24 avril, sur le Pont-Neuf à Paris, concluent que les balles mortelles ont été tirées par le policier, sur le côté et dans le dos des victimes, anéantissant la thèse de la légitime défense.

    Images des affaires d’Aulnay-sous-Bois, du Pont-Neuf à Paris, et de Nice.

    Plus récemment, diffusées sur les réseaux sociaux, les images filmées d’un refus d’obtempérer à Nice (Alpes-Maritimes), le 7 septembre, montrent un agent en tenue tirer quasiment à bout portant sur la vitre d’un conducteur, Zied, qui ne présente alors aucun danger. Touché au thorax, le jeune homme de 24 ans est décédé.

    Compte tenu de ces éléments et du débat qu’a suscité la vidéo sur l’affaire de Nice, Mediapart a interrogé le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, et le directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, pour savoir si une réflexion était en cours ou si des mesures seraient prises, afin d’encadrer les conditions de l’usage de l’arme par les policiers, lors des refus d’obtempérer. Nous n’avons reçu aucune réponse de leur part.

    « Ce n’est pas vraiment l’état d’esprit du moment », a regretté auprès de Mediapart un haut fonctionnaire du ministère de l’intérieur, avant d’ajouter : « C’est inquiétant. Le nombre de personnes décédées depuis le début de l’année ne peut pas nous laisser indifférents. »

    Ce fonctionnaire ne parvient pas à dissimuler son embarras. « Le ministre pourrait a minima s’adresser aux familles des jeunes passagères décédées. Les syndicats de police sont dans une surenchère, à quelques mois de leurs élections. Ce qui est beaucoup plus préoccupant, c’est que le ministre les suit, en tout cas n’ose pas se les mettre à dos en reconnaissant qu’il y a un problème », conclut-il, sans souhaiter s’exprimer davantage sur « le regrettable poids des syndicats auprès du ministre ».

    Si Gérald Darmanin est dans le déni, certains policiers, à des postes de commandement ou sur le terrain, s’interrogent, eux, et déplorent la position de leur ministre et de leur directeur général.

    Ne pas remettre en question ces homicides commis par des policiers met en péril à la fois l’institution mais surtout en danger la population.

    Laurent, commandant de police

    « Pour Nice, le policier qui tire n’est absolument pas en légitime défense. Les images font peur et sont d’une extrême violence. Il n’est pas en danger et il a d’autres choix comme casser la vitre, commente Laurent, un commandant de police, qui a préféré garder l’anonymat, compte tenu « des risques encourus lorsqu’on conteste aujourd’hui l’institution ».

    Il regrette que la loi de 2017 ait ajouté du « flou à la notion de légitime défense ». Un policier ne peut faire usage de son arme qu’en cas « d’absolue nécessité » et de façon proportionnée. En somme, « face à un danger immédiat, il faut qu’il n’ait pas d’autre solution pour protéger sa vie ou celle d’autrui », résume ce commandant.

    Mais à la fin du quinquennat de François Hollande et sous la pression des syndicats, une loi a élargi pour les policiers le cadre de la légitime défense, en créant l’article 435-1 du Code de la sécurité intérieure. Désormais, les policiers, comme les gendarmes, peuvent faire usage de leur arme pour immobiliser des véhicules dont les occupants refusent de s’arrêter et « sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui », y compris d’autres usagers de la route.

    « Avec cet article, constate Laurent, les policiers se sont sentis davantage autorisés à faire usage de leur arme. » À cela, « vous rajoutez un niveau de recrutement qui est très bas et un manque de formation, et vous avez le résultat dramatique que l’on constate depuis quelques années : des policiers qui ne savent pas se retenir et qui ne sont pas suffisamment encadrés ou contrôlés. Certains policiers veulent en découdre sans aucun discernement ».

    Membre d’un jury de recrutement, Laurent a d’ailleurs décidé de « ne plus y participer » : « J’ai vu le dossier d’un candidat qui était incapable de s’adapter à la vie en collectivité. Il n’écoutait que lui. C’était si flagrant que c’était relevé dans son dossier comme une inaptitude qui représente en soi un danger. Il a quand même été recruté au sein de la police. Depuis ce jour, je n’ai pas souhaité que ma responsabilité soit engagée dans de tels recrutements. »

    On ne doit pas mourir pour avoir refusé de s’arrêter.

    Thomas, policier

    Dans ce contexte, le plus dangereux, selon Laurent, est « le déni de ces homicides commis par des policiers » par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, et le directeur général de la police nationale (DGPN), Frédéric Veaux.

    « Au lendemain du tir du policier à Nice, lorsque Frédéric Veaux déclare que les policiers ne sont jamais à l’origine de ce qui se passe, c’est dire aux policiers : “Continuez à tirer et cela sans être forcément en légitime défense.” Avec de tels propos, il alimente au sein de la police un sentiment d’impunité, déjà fort, et il engage sa propre responsabilité. »

    « Ne pas remettre en question ces homicides commis par des policiers met en péril à la fois l’institution mais surtout en danger la population. On s’éloigne de plus en plus des valeurs d’une police républicaine », conclut Laurent.

    Thomas*, policier depuis 20 ans et ancien membre d’une brigade de recherche et d’intervention (BRI), ne comprend pas, lui non plus, « comment un policier peut ainsi tirer sur un conducteur ». « Mais, ajoute-t-il, je n’ai pas forcément envie de commenter le geste de ce jeune adjoint qui n’est pas défendable. »

    Là encore, ce policier souhaite voir la responsabilité de la hiérarchie engagée et dénonce « le jeu des syndicats qui fouillent dans le passé de ce jeune conducteur pour essayer de justifier ce qui ne l’est pas. On ne doit pas mourir pour avoir refusé de s’arrêter ».

    Thomas rappelle d’ailleurs que lorsque Zied est décédé à Nice, très vite des syndicalistes ont avancé que le policier avait tiré pour sauver un de ses collègues qui avait failli se faire écraser.

    « Un pur mensonge, déplore-t-il. Ces pratiques syndicales ne sont pas nouvelles mais elles ont atteint un paroxysme, et c’est un comble que des syndicats représentant des policiers mentent. Finalement, les syndicats sont trop carriéristes et ils défendent mal les policiers. »

    Selon les chiffres régulièrement avancés par Gérald Darmanin et les syndicats de police, il y aurait un refus d’obtempérer « toutes les demi-heures en France ». « J’ai du mal à croire à ces chiffres. Ce qui n’est pas dit, en revanche, c’est que nous faisons beaucoup de contrôles. Donc, forcément, la probabilité est plus grande de tomber sur un refus d’obtempérer. C’est dommage que le ministre ne donne pas les chiffres du nombre total de contrôles, une donnée facile à comptabiliser, que l’on pourrait comparer au nombre de refus », constate Thomas.

    Ce sujet fait polémique au sein même de son équipe et Thomas est souvent qualifié de « laxiste ». Une critique qui a le don de l’énerver. « Il n’y a plus de place au débat actuellement au sein de la police. Certains ont le sentiment de devoir mener une guerre contre les délinquants dont ils adoptent de plus en plus le même comportement. »

    Les conditions de tir dans un stand sont bien loin de celles du terrain. C’est presque un amusement.

    Raphaël, policier

    Selon ce policier, le problème du « peu de formation des policiers se pose. Si l’on fait le tour de ces affaires, plusieurs policiers sont très jeunes. Certes, on ne peut pas expliquer toutes ces affaires à travers le prisme de l’âge ou des années de terrain. Mais il faut en tenir compte. À Nice, le policier n’est pas titularisé mais contractuel. Il y a quand même un certain nombre de règles à respecter lorsqu’on contrôle un conducteur. On ne part pas seul par exemple. Ou on ne se met pas face au véhicule mais en oblique, du côté du clignotant, afin de pouvoir rapidement s’écarter si le véhicule redémarre ».

    « Quand Darmanin rajoute des policiers sur le terrain, il faut s’interroger sur leur inexpérience. C’est politique de sa part, pour caresser l’extrême droite. Mais ça ne résout pas le problème de la délinquance. C’est même dangereux pour la population et pour ces jeunes policiers eux-mêmes d’être ainsi mis sur le terrain. »

    Comme nous l’avions révélé, l’auteur des tirs sur le Pont-Neuf, le gardien de la paix Quentin L., 24 ans, est entré dans la police en 2019 et avait pris son poste de nuit, un an auparavant, en février 2021, au moment de sa titularisation. L’arme de guerre, le fusil d’assaut HK G36, avec lequel il a tiré à dix reprises le soir des faits, nécessite de suivre une formation de seulement deux jours et un tir d’entraînement par an, trois fois moins que pour les autres armes plus légères.

    Le 4 juin, toujours à Paris, dans le quartier Barbès, trois policiers font feu sur un véhicule qui refuse de s’arrêter. L’une des neuf balles tirées touche mortellement la passagère, âgée de 22 ans. Parmi les trois policiers, deux d’entre eux ont moins de deux ans d’ancienneté.

    Plus récemment, à Nice, âgé de 23 ans, l’agent auteur du tir mortel sur Zied n’est pas titulaire mais policier adjoint, anciennement appelé adjoint de sécurité (ADS). La formation de ces contractuels est de quatre mois, au lieu de douze pour les gardiens de la paix.

    Formateur depuis 25 ans au sein de la police, Marc ne cesse d’alerter sur le manque de formation. « Il y a seulement trois séances de tir par an, et rien sur le reste. C’est-à-dire sur les pratiques de contrôle d’un véhicule ou d’interpellation d’un individu, alors que c’est important de savoir appréhender ces situations, justement pour éviter d’en arriver à sortir une arme. »

    Il faut revenir « aux fondamentaux ». À moins que l’automobiliste ne soit, par sa conduite, un réel danger pour les autres, « il faut déjà se poser la question de la nécessité d’engager une course-poursuite qui peut, elle-même, engendrer des dangers inutiles ».

    Et une fois à l’arrêt, « s’il n’y a pas d’indice pour dire que le conducteur est armé ou très dangereux, sortir son arme ne doit pas être systématique. Dans les récentes affaires, il ne me semble pas qu’il y ait de la part des policiers de suspicion de conducteur lourdement armé ou très dangereux. D’ailleurs, aucune arme n’a été retrouvée dans les véhicules ».

    Pour immobiliser une voiture, il rappelle que « le type de munitions en dotation dans la police permet très difficilement de crever un pneu à l’arrêt. Et lorsque le véhicule est en mouvement, c’est quasiment impossible, sauf à être armé de fusil d’assaut. Ce qui n’est absolument pas souhaitable, comme on a pu le voir sur le Pont-Neuf ».

    Je ne sais pas ce qui est dit aujourd’hui en école de formation mais les policiers qui en sortent manquent de discernement et perdent rapidement leur sang-froid.

    Fabien, policier dans une compagnie d’intervention depuis plus de 15 ans

    « Nous n’avons que trois séances de tir par an », précise Raphaël*, 46 ans, policier au sein d’une unité d’enquête dans l’est de la France, passé par plusieurs services, notamment la brigade criminelle. « Et les conditions de tir dans un stand sont bien loin de celles du terrain. Tu tires sur une feuille de papier, tes collègues parlent, commentent autour. C’est presque un amusement. Il n’y a pas beaucoup d’efforts de faits par l’administration pour faire des mises en situation », déplore-t-il.

    Vidéo du policier tirant et touchant mortellement un automobiliste, à Nice, le 7 septembre. © Capture d’écran

    « Il est difficile parfois de ne pas sortir son arme mais les conséquences peuvent être désastreuses. Il faut penser à la famille de la victime, qu’il s’agisse d’un délinquant ou pas, ainsi qu’à sa propre famille. Parce que, contrairement à ce qu’on pense, notre direction, qui nous met la pression pour qu’on fasse plus de contrôles, qu’on ne lâche rien, nous laisse vite tomber en cas de problème. »

    Le cadet des enfants de Raphaël, âgé de 16 ans, veut devenir policier, au grand dam de son père, qui tente de « l’orienter sur tout autre chose ». « Je ne veux pas qu’il soit confronté à la violence que je vis à l’extérieur mais aussi à l’intérieur de l’institution avec des policiers qui, à tous les échelons, n’ont plus le sens du collectif. »

    À plusieurs kilomètres, dans une ville du Sud-Est, ce constat est également partagé par Fabien*, la quarantaine, qui travaille dans une compagnie d’intervention depuis plus de 15 ans. « Je ne sais pas ce qui est dit aujourd’hui en école de formation mais les policiers qui en sortent manquent de discernement et perdent rapidement leur sang-froid. On n’a pas besoin de têtes brûlées », regrette-t-il.

    Mais avec « les déclarations du DGPN [directeur général de la police nationale], la situation ne va pas s’améliorer. Quand on regarde les vidéos sur le tir du policier à Nice, quasiment à bout portant sans qu’il n’y ait apparemment de danger à ce moment-là, on ne peut que reconnaître qu’il y a un gros problème. Dans ce cas, soutenir un tel tir, ça risque d’engendrer de la violence, et cela des deux côtés ».

    Fabien est « très inquiet » de l’absence de réflexion au sein de la police sur ces nombreux décès à la suite de refus d’obtempérer. « Je ne veux pas me réveiller un jour et me dire : j’ai enlevé une vie et des parents ont perdu leur enfant parce que j’ai voulu en découdre pour une connerie de refus de s’arrêter. »

    N’attendant rien, ni de son ministre ni du DGPN, Fabien et ses collègues ont décidé de ne pas faire usage de leur arme lors d’un refus d’obtempérer.

    « On ne l’a pas décidé autour d’une table dans un bureau, sourit-il. C’était à la fin du mois d’août, où trois personnes sont mortes dans le même mois sous les tirs de collègues [à Vénissieux et Neuville-en-Ferrain – ndlr]. Nous discutions dans le vestiaire avant de prendre notre service. Et chacun notre tour, nous nous sommes dit : je ne sortirai pas mon arme sur un refus d’obtempérer. »

    Rien d’officiel, donc, mais une règle tacite à laquelle personne ne déroge au sein de l’équipe de Fabien. « Si le gars refuse, ce qui s’est déjà produit, on le laisse partir et on relève la plaque. Après tout, on ne va pas flinguer une vie et la nôtre pour ça. »

    « Du moment où tu sors ton arme, il est difficile de la rentrer. » C’est en tout cas le sentiment que ressent ce policier qui a toujours préféré éviter d’en faire usage, même dans des situations dangereuses pour lui-même. Il se rappelle le jour où il a été traîné sur une cinquantaine de mètres par un automobiliste.

    « Lorsque je me suis approché de la vitre du conducteur qui venait de brûler deux feux rouges, j’ai mis mes mains sur sa vitre qui était baissée, il m’a alors coincé et a passé la première. J’ai eu peur de me faire rouler dessus une fois tombé au sol. » Aucun de ses collègues n’a sorti son arme ce jour-là. « C’est mieux comme ça. Aujourd’hui, je suis encore là pour vous en parler et personne n’en est mort. »

    Avec de telles positions, Fabien reste minoritaire au sein de la police. Si certains fonctionnaires évitent aujourd’hui d’avoir recours à la violence, ce n’est pas forcement pour les mêmes raisons que lui.

    « Ce n’est pas tant par rapport aux victimes que certains collègues regrettent d’avoir fait usage de leur arme. Mais c’est parce qu’ils se rendent compte que la hiérarchie, à l’origine des ordres, les lâche et qu’ils se retrouvent seuls à devoir faire face à la justice. Mais c’est déjà ça », ironise-t-il.