• Economie française : « l’emploi se porte-t-il bien parce qu’il est sous perfusion ? »

    Le plein-emploi vanté par le gouvernement repose sur un double trompe-l’œil, analyse, dans une tribune au « Monde », l’économiste Bruno Coquet, qui pointe deux failles : le niveau anormalement haut du nombre de départs avec l’assentiment de l’employeur et le montant aujourd’hui élevé des aides publiques et subventions à l’emploi.

    L’épaisseur du code du travail aux oubliettes, les difficultés de recrutement sont la nouvelle boussole des réformes, désignées comme le frein ultime au plein-emploi alors même qu’elles en sont un symptôme qui ne peut qu’empirer à l’approche du Graal. Quel que soit l’indicateur, barrières à l’embauche, pénuries, tensions, emplois vacants, la difficulté à recruter atteint en effet des niveaux inégalés depuis très longtemps. Le ministère du travail les attribue à de multiples causes : principalement le rythme très élevé des embauches, un déficit d’actifs, de compétences, l’inadéquation géographique en offres et demandes, la qualité des emplois, etc.

    Cette complexité un peu ennuyeuse à analyser est éclipsée par des explications plus imaginatives : c’est la faute de l’époque, de la crise sanitaire, d’une prise de conscience existentielle, en particulier chez les jeunes dont l’engagement professionnel serait plus utilitariste que celui de leurs aînés, etc. dont même la loi sur la « réforme du travail » fait son miel : « les actifs modifient leurs aspirations professionnelles et changent davantage d’entreprise, voire de métier. Les entreprises connaissent de ce fait des difficultés de recrutement bien plus importantes qu’avant la crise ».

    Une occasion bienvenue de faire un sort à tout ce qui est susceptible de favoriser la très française « préférence pour le chômage ». L’assurance-chômage fait office de coupable idéal : les contrôles de Pôle emploi et les droits rognés ne suffisant pas, les chômeurs indemnisés continueraient de préférer le confort des allocations-chômage à la reprise d’emploi. C’est aller un peu vite : d’une part les chômeurs indemnisés sont une minorité, d’autre part leur nombre diminue très vite, alors que celui des demandeurs d’emploi inscrits mais non indemnisés est inerte.

    « Grande démission » ou « grand licenciement »

    Au-delà d’anecdotes évoquant des fraudes, les faits ne montrent pas que les règles d’assurance-chômage stimulent les difficultés de recrutement actuelles. En théorie, ce lien est possible, mais avant de l’invoquer il faut résoudre une énigme bien plus épaisse encore : pourquoi des chômeurs non-indemnisés n’acceptent-ils pas ces emplois vacants ? On l’ignore.

    En outre, une règle d’assurance (chômage ou autre) optimale ne doit pas être définie par rapport aux comportements des fraudeurs, car elle serait sous-optimale pour l’immense majorité des autres assurés, qui ne fraudent pas. Le dossier de presse des chantiers du gouvernement pour le plein-emploi ne dit pas autre chose : 160 emplois vacants pour 1 000 chômeurs, cela ne laisse-t-il pas 840 chômeurs sans opportunité d’emploi ? Baisser les allocations de ceux qui sont indemnisés, y compris au motif de la conjoncture, n’y changerait rien.

    La « grande démission » serait l’autre explication des difficultés de recrutement. En réalité, le nombre de démissions est cohérent avec les niveaux de chômage et de création d’emplois. Ce qui en revanche est jusqu’à présent passé sous les radars, ce sont les ruptures à l’initiative ou avec l’assentiment de l’employeur, une sorte de « grand licenciement » : celles-ci ont accéléré aussi rapidement que les démissions et atteignent un niveau jamais observé, et surtout à contretemps du cycle conjoncturel.

    Le mauvais état du marché du travail

    Car il s’agit bien de salariés en contrat stable, de séparations coûteuses pour l’employeur, et cela concerne tous les secteurs, y compris les plus tendus (hôtellerie-restauration, construction, etc.). Cette dynamique est contre-intuitive, surtout lorsque l’employeur qui se sépare d’un salarié risque d’avoir du mal à le remplacer.

    Mais si la mise en cause de l’assurance-chômage ne s’encombre pas de faits ni de détails, l’effort d’explication est ici plus élaboré, faisant valoir – à juste titre, mais sans plus de preuves – que les entreprises à l’origine de ces ruptures ne sont pas forcément celles qui ont du mal à recruter.

    Si l’on élargit encore la focale, le marché du travail ne s’est pas aussi bien porté très depuis longtemps, mais en même temps les aides et subventions à l’emploi n’ont jamais été aussi élevées : apprentissage, contrats aidés, parcours rémunérés, etc. avec à la clé un nombre de bénéficiaires dépassant les records des années 1990. Sans compter les allégements de cotisations sociales, minimes à l’époque mais depuis considérablement accrus.

    Importance de réaliser des diagnostics complets

    Cette perfusion procyclique de gros calibre ajoute aux tensions et brouille l’estimation de la dynamique sous-jacente du marché du travail. Or le plein-emploi résultant d’une dynamique spontanée n’est pas de même nature que le plein-emploi assis sur de fortes subventions, ce qui amène la question suivante : l’emploi se porte-t-il bien parce qu’il est sous perfusion ? À l’opposé, si le marché du travail se porte bien, pourquoi maintenir ces aides, a fortiori à ce niveau ?
    Dans l’ordre des choses, le premier ajustement conjoncturel devrait être de baisser les dépenses conjoncturelles de soutien à l’emploi, dont le niveau est atypique, surtout dans cette phase qui devrait être consacrée à reconstituer les marges de manœuvre budgétaires indispensables en cas de ralentissement. Quant à la transformation des politiques structurelles et des institutions de marché du travail en instruments conjoncturels, aujourd’hui l’assurance-chômage, demain la fiscalité, voire, si l’on veut vraiment être disruptif, les exonérations de cotisations sociales, elle ne doit pas être exclue par principe.

    Mais cela ne s’improvise pas : ainsi le chèque en blanc qui prévoit tout à la fois de prolonger les règles d’assurance-chômage et en même temps de les changer, en plaquant dans la hâte une sorte de « modèle » canadien, dont la complexité ne peut qu’ajouter plus de confusion dans ces règles déjà absconses. Une telle transfiguration des politiques publiques mérite une grille de lecture et des diagnostics complets, équilibrés, de l’offre et de la demande de travail, des prérequis pour le moment absents.

    Bruno Coquet (docteur en économie, spécialiste des politique publiques)

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/09/27/economie-francaise-l-emploi-se-porte-t-il-bien-parce-qu-il-est-sous-perfusio

    #chômage #ruptures_conventionnelle #emploi #subventions_à_l’emploi