• En #Suisse, des perturbateurs

    Contre l’image d’une Suisse stable et sédentaire, Nicolas Bouvier avait en son temps fait l’éloge d’une Suisse nomade, saisie par la bougeotte et l’appel des lointains. On pourrait poursuivre utilement cet exercice de déconstruction en montrant qu’il existe, derrière l’Helvétie « officielle » — convenable, conformiste et conservatrice —, une Suisse remuante, rebelle, voire révoltée, dont l’existence ne date pas d’hier.

    Décédé en 2021, l’historien Marc Vuilleumier avait consacré sa vie et ses travaux à cette « autre Suisse » — celle des socialistes, des syndicalistes, des immigrés… Son ouvrage sur La Suisse et la Commune de Paris (1), premier d’une série de publications posthumes, rappelle que la Confédération, petite république nichée au milieu des monarchies et des empires, fut au XIXe siècle un refuge pour les exilés politiques de toute l’Europe, un haut lieu du mouvement ouvrier internationaliste et un bastion de l’anarchisme bakouniniste. L’auteur l’admet lui-même : les répercussions suisses du séisme communard n’eurent « rien de spectaculaire ». Mais leur étude fait resurgir le peuple des militants, qui cherchent à savoir mais aussi, dans la mesure de leurs moyens, à agir, à manifester et à organiser la solidarité avec les insurgés parisiens, sous le regard d’autorités tiraillées entre souci d’ordre et libéralisme.


    Dans la longue lignée des Suisses qui, de Jean-Jacques Rousseau à Jean Ziegler en passant par Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt, se sont évertués à bousculer l’ordre établi, Niklaus Meienberg figure en bonne place. Journaliste, écrivain, Meienberg fut un des grands noms de la presse alémanique dans les années 1970 et 1980. Il avait une plume, des idées, un regard acéré et une forte propension à « mettre le feu aux poudres (2) ». S’il livra à ses lecteurs des reportages sur la France (son pays d’adoption), l’Amérique, l’Algérie ou le Haut-Karabakh, il se fit aussi (et surtout) le chroniqueur irrévérencieux de son propre pays — de ses institutions, de ses mœurs et de son histoire. Dans Maurice Bavaud a voulu tuer Hitler (3), qui vient d’être republié en poche, il reconstitue l’équipée d’un jeune Neuchâtelois qui imagina en 1938 commettre un attentat contre Adolf Hitler et qui, arrêté par les nazis et lâché par la Confédération, fut exécuté en 1941. En se saisissant de cette vie minuscule, Meienberg s’attaque en fait — comme il le fit, avec des moyens similaires, dans L’Exécution du traître à la patrie Ernst S. — à l’attitude douteuse de l’État et de l’establishment suisses à l’égard du IIIe Reich. En 1982, quand parut la première édition du livre, la Confédération n’était pas disposée à considérer trop franchement ces années noires. Il fallut attendre la fin de la décennie 1990 pour que la Suisse se penche, officiellement, sur ce passé, et 2008 pour que Maurice Bavaud soit réhabilité. Trop tard pour Meienberg, disparu prématurément en 1993.

    Dans son dernier roman (4), Daniel de Roulet jette lui aussi un œil critique sur l’histoire de la Suisse contemporaine — en l’occurrence sur quelques événements troubles ayant précédé la création, en 1978, du canton du Jura. Lutte d’indépendance nationale en miniature, terrorisme, assassinats, manœuvres politiques, secret d’État : de Roulet jette au milieu de cet écheveau un personnage d’enquêteur, qui n’est autre que Meienberg lui-même, et qui s’efforce de « soulever le couvercle de l’idylle consensuelle ». L’auteur expose, suggère, ne conclut pas. Et le lecteur sort du livre convaincu que la Suisse, décidément, n’est pas un pays au-dessus de tout soupçon.

    https://www.monde-diplomatique.fr/2022/10/BURLAUD/65171

    #résistance #anarchisme