Et puis il y a ce que les images font à son écriture : c’est ça qui est nouveau et intéressant dans le film. Il semble que l’image amplifie ce qu’il y a de distance à l’intérieur même du style Ernaux, qui, en même temps qu’il décrit le souvenir avec de l’empathie, parfois de la tendresse, est aussi un formidable outil critique et autocritique. Elle décrit par exemple leur voyage familial au Maroc, où ils croyaient “dépayser les enfants”, alors qu’on les voit dans un club de vacances sautant dans des piscines, entourés de touristes blonds comme eux. On peut encore citer ce qu’elle décrit de leur rapport à la nature et à l’écologie, quand ils vont en Ardèche dans la France “ancestrale”, et croient redécouvrir un rapport authentique à la campagne, depuis leur nouvelle posture bourgeoise et urbaine. À l’écran la silhouette malhabile d’Annie Ernaux montre le décalage. On y voit ce qui se joue à la fois de honte à retrouver la rudesse de ce qui a été longtemps son environnement, et la fierté d’y jouer maintenant qu’elle en est sortie. On voit beaucoup Annie Ernaux à l’écran, souvent mal à l’aise, le sourire timide. On ne peut s’empêcher, quand on a lu Les Années, ou la Femme gelée, d’y lire les signes de ce qui vient, le divorce, l’émancipation, en partie par l’écriture. L’écriture existe d’ailleurs dans le film, elle est un hors-champ permanent, évoqué dans la voix off à plusieurs reprises. Le projet par exemple, encore secret, d’un “roman violent et rouge” évoqué alors qu’à l’écran des enfants en pyjama déballent des cadeaux lors du Noël 72. Ou encore ces images d’un festival Wagner à Annecy, où Annie Ernaux en robe chic serre maladroitement les mains de notables, alors qu’un manuscrit attend “dans le tiroir”’, comme une bombe à retardement. C’est un document doux-amer, qui fait grincer les images du bonheur familial intimement, puisque c’est aussi un objet qui chronique le détachement, la séparation. Les Années super 8 est un objet singulièrement émouvant, et cette émotion se loge bel et bien dans l’espace complexe qui se creuse entre le texte et l’image, bien au-delà de la simple nostalgie d’une soirée diapo.