• 50 ans après, la mort de Danielle Cravenne, un crime d’Etat
    https://www.nouvelobs.com/tribunes/20221013.OBS64540/50-ans-apres-la-mort-de-danielle-cravenne-un-crime-d-etat.html

    Le 18 octobre 1973, la femme du célèbre agent de relations publiques et producteur de cinéma Georges Cravenne, détourne un avion. La jeune femme laisse partir les passagers mais est froidement abattue. Sylvie Matton, qui était son amie, appelle à rouvrir le dossier

    En publiant à la mi-août un texte d’Anne Diatkine « Derrière la sortie des Aventures de Rabbi Jacob, la tragédie de la pirate pacifiste Danielle Cravenne », dans sa série d’été « Une histoire peut en cacher une autre », « Libération » narrait l’histoire d’un crime commis il y a presque cinq décennies, étouffé par l’Etat français. Une histoire oubliée, à part chez quelques rares témoins survivants.

    Le 18 octobre 1973, une « pirate pacifiste » détourne le vol Paris-Nice d’Air France, accepte que le Boeing se pose à Marignane, l’aéroport de Marseille, pour un ravitaillement en kérosène suffisant pour joindre Le Caire. Elle laisse débarquer les 112 passagers, ne gardant en otage qu’un chef de cabine, Jacky Lapoussière, et le commandant de bord, Michel Desavoye.

    Trois heures plus tard, les deux hommes s’exfiltrent aisément de l’avion à l’arrivée de Paul Caparos, un tireur d’élite déguisé en manutentionnaire. Il s’est porté volontaire, à la demande du préfet de police de Marseille René Heckenroth, pour « neutraliser la pirate de l’air ». Il est seul face à elle. La mission est claire. Il ne recule pas, ne se cache pas derrière les sièges de la première rangée qui le protégeraient d’un tir éventuel, il ne saute pas hors de l’avion. Cela aurait pourtant mis fin au détournement, faute d’otages.

    Caparos ne saurait rater une telle cible dans un couloir : professeur de tir à la Police nationale, spécialiste du tir rapproché, il est quatre fois champion de France, « l’un des meilleurs éléments du GIP » (groupe d’intervention de la police) selon le préfet Heckenroth. L’exécuteur vise avec son P38. La tête de Danielle Cravenne explose sous l’impact d’une balle de 9 millimètres dans la joue gauche. « Neutralisée », elle reçoit pourtant encore deux balles, dont la dernière se loge dans le cœur.

    En ce jour funeste, après les informations égrenées par les radios au fil des heures, du détournement, de l’atterrissage, puis de la mort de la pirate de l’air, l’annonce de son identité en milieu d’après-midi est un choc, une grande tristesse et une colère insondables pour ses proches et ses amis : c’est Danielle Cravenne.

    Un an plus tard, son mari, le célèbre agent de relations publiques et producteur de cinéma Georges Cravenne assigne l’Etat français en justice. Il demande 1 franc de dommages-intérêts, soit la reconnaissance par l’Etat de sa faute et de la culpabilité de ses représentants – dont, en première ligne, le donneur d’ordre, le préfet Heckenroth, qui recevait ses directives du ministère de l’Intérieur [Raymond Marcellin, NDLR]. Cravenne est débouté de sa plainte, une prétendue légitime défense la rendant irrecevable, en première instance comme en appel. Il n’y aura pas de procès, pas de plaidoirie, pas de « reconstitution des faits de l’action violente ». Le mensonge d’Etat prévaudra.

    Dans ses conclusions, Maître Albert Naud, l’avocat de Georges Cravenne, dénonce l’exposé des faits, qui « reprend essentiellement des rapports de police fort tendancieux sans tenir compte des éléments du dossier ». Il déplore que les premiers juges aient omis de retenir les conclusions du rapport d’autopsie : les traces du bois de la crosse de la carabine 22 court de la jeune femme retrouvées sur son corps prouvent qu’elle ne l’a jamais épaulée. Naud réprouve également les nombreux manquements du préfet Heckenroth qui, à aucun moment, n’a tenté de négocier avec la jeune femme, n’a pas mandaté un psychologue auprès d’elle (comme le réclame le commandant de bord, qui considère comme inopportune l’action armée qui se prépare). Il n’aurait pas même recherché son identité. Ainsi sa mort ressemble-t-elle davantage à une affreuse fatalité qu’à une bavure, voire un crime.

    A la demande de Georges Cravenne, après son action en justice avortée, le projet d’un livre m’amènera à m’entretenir avec lui, à étudier le dossier juridique – les verbatims des liaisons radio et tous les procès-verbaux – et à rencontrer longuement le chef de cabine Lapoussière, témoin des trois dernières heures de vie de Danielle Cravenne. Deux ans après le drame, il était encore très affecté par l’exécution de sang-froid de la jeune femme et par le souvenir de ses ultimes confidences, ses révélations sur les ministres Messmer et Marcellin [respectivement Premier ministre et ministre de l’Intérieur, NDLR] ainsi que sur les « combines d’argent » qui concernaient alors les chantiers parisiens des Halles et de La Villette. Le projet de livre sera abandonné par Georges Cravenne.

    Danielle Cravenne était brillante, belle et passionnée, jamais conformiste. Elle souffrait de l’injustice, de toutes les injustices. Elle connaissait et dénonçait l’incompétence, la corruption, les lâchetés du pouvoir. Elle était révoltée, généreuse et drôle, elle aimait rire et danser. Et elle adorait ses enfants.
    Une « folle »

    Ses revendications de pirate de l’air sont formulées dans une lettre de trois pages, dont elle avait laissé une copie dans le salon VIP d’Orly avant l’embarquement afin que, une fois l’information communiquée par le pilote Desavoye, elle soit rapidement remise à quelques rédactions. Après sa publication dans le « France Soir » du jour et la diffusion du texte sur les ondes d’Europe 1, le détournement prendrait fin. « Propos incohérents, propos d’une exaltée, d’une déséquilibrée, d’une folle », répétait le préfet Heckenroth – dont les mots seront reproduits par une presse complaisante – comme pour légitimer à l’avance son ordre d’abattre la « folle ». Car il faut être bien idéaliste, donc folle, pour vouloir ainsi attirer notre attention en cinq paragraphes – « l’Egoïsme, le Fric, la Politique, l’Indifférence et la Théorie de Peter » – sur les atrocités de la guerre du Kippour qui a éclaté deux semaines plus tôt, pour dénoncer les usines d’armement, le sort réservé, dans les camps, aux Palestiniens, celui des ethnies spoliées sur la planète ; pour vouloir réconcilier Juifs, Arabes et Palestiniens sur une même affiche, interdire 24 heures en France les voitures avides du pétrole de la guerre (« Tous à vos vélos » écrit-elle), et exiger que le film « les Aventures de Rabbi Jacob » (de Gérard Oury, avec Louis de Funès) sorti le même jour, soit retiré des écrans. Dès lors que c’est le publiciste Georges Cravenne qui assure la promotion du film, le fait que sa femme soit révulsée depuis quelques semaines par les discussions entendues chez eux entre producteurs et distributeurs n’est guère étonnant. A ceux qui proposent d’en retarder la sortie, d’autres rétorquent qu’il y a « trop d’argent en jeu », tandis que certains considèrent la guerre sanglante du Kippour comme une aubaine.

    Dernière revendication : Danielle Cravenne demande au président Georges Pompidou de renvoyer pour incompétence le Premier ministre « M. Messmer qui parle mais ne fait rien, et M. Marcellin qui “ tabasse” trop mais ne dit rien » – ce dernier, ministre de l’Intérieur français, vichyste et décoré de l’ordre de la Francisque, ayant été nommé à cette fonction après Mai-68, afin de rétablir un « ordre musclé » en France.
    « Cet argent immobilisé depuis trop longtemps »

    S’il y a une incohérence en ces trois pages, elle réside dans la diversité des sujets abordés, aussi réfléchis et synthétisés soient-ils, mais en aucun cas dans leur bien-fondé. L’objectif de la pirate de l’air est de faire connaître les sujets politiques de ses révoltes, les guerres et autres dysfonctionnements de la planète qui nourrissent son indignation. (De nos jours, sa liste concernant la prédation globale des biens communs par les pouvoirs eut été encore plus dense…) Cette lettre fut refusée à tous les journalistes qui la réclamaient durant l’immobilisation de l’avion (« cet argent immobilisé depuis trop longtemps » répétait, durant la troisième et dernière heure, Pierre Cot, le directeur général d’Air France). Dans les verbatims des dialogues entre les diverses autorités, il apparaît que ce texte ne devait en aucun cas être révélé au public.

    La pirate de l’air est morte. La mission a été accomplie sans encombres : vu par le steward Lapoussière, le tireur d’élite Caparos descend la passerelle de l’avion, le pouce levé. Georges Charot, le directeur de l’aéroport annonce par radio : « Opération terminée, tout s’est bien passé. ». Le porte-parole d’Air France affirme officiellement : « L’essentiel pour nous est que les passagers et notre personnel soient sortis sains et saufs de cette aventure. » Quant au préfet Heckenroth, il justifie le crime dans le premier micro brandi, sans craindre l’infamie : « Il a malheureusement fallu l’abattre car elle était déterminée à aller jusqu’au bout. »

    Qui sont les fous dans ce drame ?

    C’est la première fois qu’une femme seule détournait un avion, la première fois qu’un pirate de l’air était abattu sur le sol français. Une semaine plus tôt le procès de Jean Kay, un mercenaire qui avait réquisitionné un avion avec une requête humanitaire, gardant tous ses passagers à bord et ayant été neutralisé par un coup de crosse au bout de 7 heures, s’était soldé par sa relaxe. Aussi, pour le Premier ministre Messmer et le ministre de l’Intérieur Marcellin, la résolution de ce nouveau détournement devait-elle être exemplaire. Mais que serait-il advenu des révoltes de la jeune femme « exaltée » si, blessée par balle et purgeant une peine de prison, elle prenait de nouveau la parole dans l’avenir ? Objet de curiosité pour les médias, ayant basculé de l’aversion à l’action téméraire, n’était-elle pas désormais une menace pour certains « serviteurs de l’Etat » ? Conviés parmi le « tout-Paris » de ces années-là, Pierre Messmer et Raymond Marcellin dînaient souvent à la table des Cravenne. Avaient-ils pu suffisamment apprécier la femme du publiciste pour la craindre désormais (celle-la même qui, témoin de discussions, les jugeait incompétents et évoquait leur renvoi du gouvernement) ?
    La douteuse ignorance de l’identité de Danielle Cravenne

    Le premier mensonge d’Etat sur cette affaire est celui de la légitime défense. Le second est celui de l’ignorance de l’identité de la pirate, carence cognitive que le préfet Heckenroth, en bon serviteur, a accepté d’endosser. Pourtant, en recherchant lesquelles, parmi les passagères de cet avion, avaient accès au salon VIP d’Orly ou en comparant simplement la liste des passagers embarquant avec celle de ceux débarquant à Marseille, l’identité de Danielle Cravenne ne pouvait échapper au ministère de l’Intérieur français. La preuve en est apportée, quarante-neuf ans plus tard, lors d’un entretien en cet automne 2022 avec le fils aîné de Georges Cravenne : c’est vers 12h30 ce jour-là, à peu près au moment où l’avion se pose à l’aéroport de Marseille que Charles Cravenne, qui vit alors à Perpignan, reçoit un coup de fil du secrétariat de son père : « Danielle a fait une connerie. Prenez votre voiture et foncez à Marignane. Appelez-nous quand vous arriverez, on vous en dira plus. » Perpignan-Marseille, plus de trois heures de route : il arrivera trop tard pour parlementer avec sa belle-mère dont il est très proche et qu’il admire. Bien avant les téléphones portables, c’est par la radio de sa voiture qu’il entendra les informations, et le nom de la pirate de l’air annoncé en milieu d’après-midi telle une surprise, après son exécution.

    Souvent les mensonges qui se dévoilent rendent manifeste la vérité. Ainsi, c’est en parfaite connaissance de son identité que Danielle Cravenne a été abattue ce jour-là. Certes pour offrir à l’Etat de Georges Pompidou un semblant d’autorité recouvrée, mais aussi pour réduire au silence cette femme, sortie du droit chemin et qui en savait trop.

    Il est temps de rouvrir ce dossier, de reconnaître ce crime d’Etat. La famille de Danielle Cravenne a droit à des excuses officielles.