• De l’Ecole alsacienne à Saint-Jean-de-Passy, ces lycées parisiens privés très bien dotés par rapport au public
    https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/01/18/de-l-ecole-alsacienne-a-saint-jean-de-passy-ces-lycees-parisiens-prives-tres


    Le lycée Saint-Jean de Passy, dans le 16ème arrondissement, à Paris, le 1 juin 2018. PHILIPPE LAVIEILLE / PHOTOPQR/LE PARISIEN/MAXPPP

    ENQUÊTE Les établissements privés de la capitale disposent de plus d’heures d’enseignement rapportées au nombre d’élèves que leurs homologues du public, pour la filière générale du lycée. A l’inverse, les taux d’encadrement sont moins bons en primaire et au collège.

    Paris offre un exemple, à l’échelle d’une ville, des effets de la coexistence de l’enseignement public et de l’enseignement privé sous contrat, réunis sous la même bannière de l’éducation nationale mais soumis à des règles différentes. Les écarts de mixité sociale, dans un environnement très concurrentiel, en sont la manifestation la plus connue. Alors que, en transformant la plate-forme Affelnet, le rectorat de Paris a réformé en profondeur l’affectation des lycéens dans les établissements publics, pour les obliger à mélanger les élèves, les établissements privés, très sélectifs, ont conservé leurs propres procédures d’admission.

    Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Affelnet 2022 : les lycées publics parisiens gagnent en mixité sociale et scolaire
    Le cloisonnement des deux systèmes aboutit à d’autres divergences, moins connues. Le Monde a eu accès à une base de données interne à l’éducation nationale, dont l’analyse révèle d’importants écarts en termes d’allocation des financements de l’Etat au sein des établissements, selon qu’ils appartiennent au privé sous contrat ou au public. Ces chiffres confidentiels – que Le Monde n’a pu consulter que pour Paris – montrent que les moyens d’enseignement par élève, attribués par le rectorat, sont supérieurs dans les lycées généraux privés de la capitale à ceux de leurs homologues du public, à effectif et composition sociale équivalents.
    https://justpaste.it/897kq

    #école #école_privée

    • L’enseignement privé, des fonds publics et un tabou politique
      https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/11/08/l-enseignement-prive-des-fonds-publics-et-un-tabou-politique_6148954_3224.ht
      L’Etat finance l’école privée sous certaines conditions, et le respect de la carte scolaire n’en fait pas partie. Au début des années 1980, la contestation contre la loi Savary avait déclenché un mouvement sans précédent en faveur de « l’école libre ». Un traumatisme toujours présent.
      Par Violaine Morin, le 08 novembre 2022 à 11h00

      Il semble bien difficile, en 2022, de poser la question du #financement_de_l’école_privée sous contrat sans être accusé de remuer des souvenirs douloureux. Le député du Val-d’Oise Paul Vannier (La France insoumise) en a fait les frais, qui a tenté de déposer un amendement au projet de loi de finances 2023 proposant de « moduler le financement de l’école privée sous contrat à son respect de la carte scolaire ». La proposition vise à « fixer un outil pour mesurer la participation ou la non-participation des écoles privées à un objectif commun, celui de réduire les inégalités sociales et scolaires », explique l’élu.

      Dès la présentation en commission de son amendement, le député s’est vu répondre qu’il prenait le risque de rouvrir la « guerre scolaire ». Celle-ci a opposé pendant près d’un siècle les tenants de l’école laïque et les religieux, avant d’être ravivée en 1984. Un souvenir traumatique qui justifie que cette question ait « entièrement disparu du débat politique », selon Paul Vannier.

      Au printemps 1984, le ministre Alain Savary avait présenté son projet de grand « service public unifié et laïque de l’éducation nationale », promesse de campagne de François Mitterrand. Il prévoyait la création de structures locales qui auraient regroupé écoles privées et publiques. A l’époque, c’est surtout la décentralisation du système qui intéresse le gouvernement. « Mais le projet va être vécu comme une soumission des écoles privées aux obligations de la carte scolaire, même si c’est juridiquement impossible », souligne le juriste Bernard Toulemonde, qui avait participé aux négociations.

      En effet, la liberté du choix de l’instruction est protégée par une décision de 1977 du Conseil constitutionnel, qui l’a définie comme « principe fondamental reconnu par les lois de la République ». Il est donc constitutionnellement impossible d’obliger les parents à inscrire leurs enfants dans une école publique plutôt qu’une école privée. Le 24 juin 1984, néanmoins, près de 1 million de manifestants défilent dans Paris pour défendre « l’école libre », et contribuent à la démission du gouvernement de Pierre Mauroy, le 17 juillet 1984.

      « La pression des inégalités sociales et scolaires va devenir de plus en plus forte »

      Le financement de l’enseignement privé sous contrat est donc toujours régi par la loi Debré de 1959, qui prévoit que les dépenses de fonctionnement sont prises en charge par l’Etat, en échange de plusieurs dispositions : les écoles privées respectent les programmes scolaires – en gardant leur « caractère propre », y compris religieux ; elles doivent accepter les élèves indépendamment de leur origine ou de leurs convictions ; leurs enseignants sont des agents publics.

      La dépense publique obéit en outre à une répartition en proportion de la part des élèves scolarisés. Elle se stabilise depuis 1959 autour de 80 % pour le public et 20 % pour le privé.

      Pour autant, « la dynamique budgétaire actuelle est plus favorable au privé », dénonce Paul Vannier, qui cite plusieurs réformes : en 2019, la loi #Blanquer crée l’obligation de scolarisation à 3 ans et déclenche des aides supplémentaires des collectivités locales à destination des écoles privées.

      En 2009, la loi Carle étend la contribution des collectivités aux écoles privées scolarisant des enfants en dehors de leur commune de résidence. « Tout cela se passe dans un contexte où l’école publique est en train de s’affaisser, ce qui est en retour un puissant facteur d’attractivité du secteur privé », regrette le député.

      En 2015, l’ex-député socialiste Yves Durand a tenté, lui aussi sans succès, d’ouvrir la question du financement du privé par un amendement au projet de loi de finances. « Il y aura toujours deux systèmes concurrentiels, mais il faut que cette concurrence se fasse à armes égales, souligne celui qui est désormais proche de la majorité présidentielle. Elle ne l’est pas, puisque le privé choisit ses élèves. » La solution, selon lui, serait de « conditionner les financements au respect de la carte scolaire ». Une réponse qui se heurterait à un net refus du Conseil constitutionnel, objecte Bernard Toulemonde.

      Pour autant, il pourrait devenir politiquement intenable de refuser de lever ce tabou, selon Yves Durand : « La pression des inégalités sociales et scolaires va devenir de plus en plus forte, et les écoles privées ne pourront pas y résister. » D’autant plus, souffle un fin connaisseur du système, dans un contexte de perte de poids de l’Eglise catholique, dont les établissements sont choisis en partie par des familles non pratiquantes. L’« évitement » de l’établissement public de secteur devient de plus en plus évident, à mesure que le choix de conviction recule.

  • Avortement : Paul Milliez, le témoin courageux qui a bouleversé le procès de Bobigny en 1972
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/11/08/avortement-la-courageuse-conversion-du-docteur-paul-milliez-au-proces-de-bob

    Un article extraordinaire sur une personne (une belle personne) que je ne connaissais pas. J’ai toujours été fasciné par les gens qui gardaient une droiture de leurs idées devant la pression de leur propre groupe social. Et je m’interroge depuis longtemps sur les qualités propres de ceux que l’on a appelé dans les années 1970 les « gaullistes de gauche ». Souvent bien plus de gauche avec leur droiture et leur dévouement que la gauche officielle.
    En tout cas, l’article est d’une grande beauté, d’une force de conviction qui tire les larmes.
    C’est d’autant plus important que ce que l’on croyait acquis concernant le droit des femmes est aujourd’hui largement remis en cause dans le monde entier. Il faudra que des gens honnêtes basculent de nouveau dans le camp de la liberté pour que l’on puisse revenir sur cette tendance mortifère.
    Chapeau bas Monsieur Milliez.

    Récit
    Il y a cinquante ans, le procès de Bobigny ouvrait la voie à la dépénalisation de l’avortement en France. L’avocate Gisèle Halimi y obtint la clémence pour des femmes mises en cause grâce à l’engagement de ce professeur de médecine. Un acte de courage qui allait contre ses convictions catholiques.
    Cet article peut être écouté dans l’application « La Matinale du Monde »

    C’est l’un des héros méconnus du procès de Bobigny. L’un de ses « grands témoins » dont la déposition, le 8 novembre 1972, a eu un impact considérable et fait – peut-être – basculer l’opinion du tribunal vers un jugement historique de clémence à l’égard de quatre femmes mises en cause dans un avortement. « Un humaniste d’exception », dira l’avocate Gisèle Halimi, qui savait ce qu’il en avait coûté à ce professeur de médecine, catholique fervent, profondément hostile à l’avortement, de venir témoigner dans ce procès destiné à torpiller la loi de 1920 interdisant l’interruption de grossesse. « Un chevalier, se souvient Bernard Kouchner, impérial et fraternel, sincère et terriblement humain. Il savait qu’il paierait très cher son engagement à Bobigny. Mais comme toujours, il a choisi le courage. Et nous autres, jeunes médecins, nous lui vouions une admiration sans bornes. » Robert Badinter en garde lui aussi un souvenir vibrant : « Milliez ! dit-il. Cet homme sans peur, toujours au service des justes causes ! C’était un chrétien de gauche qui savait combien l’humanité est à la fois souffrante et souffrance. Je le ressens comme frère d’esprit. »

    C’est le professeur Jacques Monod qui avait conseillé à Me Halimi de contacter Paul Milliez. Révolté par l’histoire de Marie-Claire Chevalier, violée à 16 ans et dénoncée par son violeur à la police pour s’être fait avorter, le Prix Nobel de physiologie et de médecine avait en effet décidé de soutenir l’avocate dans sa volonté d’entreprendre, à partir de cette affaire, « le grand procès de l’avortement ». Un procès qui n’aurait pas comme seul but de défendre les inculpées (la jeune fille, sa mère et trois « complices » de l’avortement), mais viserait à secouer la société tout entière, provoquer des débats, ébranler les consciences, briser le tabou de l’avortement et dénoncer la législation en vigueur. Un procès qui obligerait les pouvoirs publics à regarder en face un phénomène qui concernait chaque année près d’un million de Françaises et faisait de nombreuses victimes. Un procès qui pointerait l’hypocrisie d’un système dans lequel les plus riches s’en sortaient sans problème, au prix de voyages à l’étranger ou de séjours en clinique privée, tandis que les plus pauvres, soumises aux « faiseuses d’anges », risquaient leur vie et affrontaient les tourments de la justice. Bref, il fallait un procès politique. Le mot ne faisait pas peur à Gisèle Halimi. Le droit était son instrument, l’insoumission sa marque de fabrique, et son métier d’avocate un levier pour changer le monde.

    La règle de base d’un procès politique était claire : il fallait dépasser les faits eux-mêmes, passer par-dessus la tête des juges pour s’adresser à l’opinion publique et la prendre à témoin. La législation était injuste, dépassée, inapplicable, inappliquée : Il fallait la changer. En conséquence, les accusées ne devaient pas nier les faits, ne pas demander pardon, ne pas réclamer l’indulgence. D’accusées, elles se feraient accusatrices de la loi et de tout un système. Et autour d’elles, de « grands témoins », hommes et femmes à la stature morale irréprochable, interviendraient pour resituer le sujet sur différents plans : médical, scientifique, sociologique, politique, philosophique. L’audience deviendrait tribune. Gisèle Halimi avait conçu un plan de bataille.
    Simone de Beauvoir bien sûr

    Dans sa manche, il y avait bien sûr plusieurs de ses amies féministes, adhérentes de l’association Choisir, et signataires un an plus tôt du « Manifeste des 343 » paru dans Le Nouvel Observateur, où elles déclaraient publiquement avoir eu recours à l’avortement : Simone de Beauvoir bien sûr, statue du commandeur ; la journaliste Claude Servan-Schreiber ; et puis les actrices Delphine Seyrig et Françoise Fabian, volontaires pour raconter leur propre avortement. Il y avait aussi des politiques : Michel Rocard, fondateur du Parti socialiste unifié, et le gaulliste de gauche Louis Vallon. Des scientifiques devaient jouer un rôle majeur : le biologiste Jean Rostand, les deux Prix Nobel de médecine Jacques Monod et François Jacob. Et puis Simone Iff, la présidente du Planning familial. Mais il manquait « une grande conscience », proche de l’Eglise catholique, dont l’influence était encore majeure dans la France des années 1970. C’était bien sûr une gageure, tant l’Eglise et l’épiscopat n’avaient cessé de répéter leur opposition radicale à l’avortement. Mais l’avocate s’est mis en tête de rallier le professeur Milliez, doyen de la faculté de médecine Broussais-Hôtel-Dieu, résistant de la première heure, connu pour son sens de l’éthique et ses engagements humanitaires, mais aussi pour sa foi chrétienne qui lui avait fait, un temps, songer à la prêtrise. Ce serait, si l’on ose dire, sa plus belle prise.
    Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Droit à l’avortement : « J’avais en moi une rage, une force sauvage, je voulais me sauver », explique Gisèle Halimi

    Alors un soir de la fin de l’été 1972, elle sonne au domicile du professeur Milliez, dans le 8e arrondissement de Paris. Il la reçoit avec courtoisie, regard fiévreux, silhouette de cathédrale. Elle lui explique l’affaire « Marie-Claire Chevalier », ce cas flagrant d’injustice, de maltraitance, de discrimination sociale. Elle raconte la détresse de la mère, une femme remarquable d’honnêteté et de dignité, employée de la RATP, qui élève seule ses trois filles qu’un père a abandonnées sans prendre le temps de les reconnaître. Elle parle de la solidarité qui, dans ce milieu si modeste, a conduit des collègues du métro à chercher « une adresse » pour soulager la lycéenne qui refusait à tout prix cette grossesse contrainte. Elle évoque l’avortement raté et le chèque sans provision déposé par la mère angoissée à l’entrée d’une clinique privée chargée de rattraper les dégâts causés par l’avorteuse et sauver la vie de Marie-Claire. Elle décrit enfin la descente des policiers, au petit matin, dans l’appartement HLM des Chevalier, pour embarquer la mère et la fille dénoncées par le violeur…

    Paul Milliez, alors âgé de 60 ans, écoute avec gravité, ses longues mains croisées sous le menton. Mais il tient à être clair vis-à-vis de l’avocate : il est viscéralement contre l’avortement, crime absolu, crime odieux. Il le dit. Il le martèle. Elle l’entend et se lève. « Dans ces conditions, je ne peux pas vous demander de venir témoigner… » Elle saisit son cartable, attrape son manteau et se dirige déjà vers la porte. Le professeur est debout, comme désemparé. « Je pourrais écrire une lettre au tribunal… », dit-il, presque à lui-même. Son visage, racontera l’avocate, trahit une lutte intérieure. Une tension entre ses convictions religieuses, sa détestation de l’injustice et sa compassion naturelle pour les femmes en détresse. Au moment où elle ouvre la porte et se dirige vers l’ascenseur, il la rattrape : « Restez ! Cette affaire est injuste, insupportable. Je ne peux l’ignorer. Je ne peux pas me dérober. J’irai témoigner à Bobigny. »
    Le tourment, la détermination et la révolte

    La fille aînée de Paul Milliez assiste par hasard à la scène. Jeune médecin de 34 ans, mère de famille, Françoise Guize-Milliez est passée ce soir-là embrasser ses parents, qui sont ses voisins. Elle connaît bien son père. Elle lit sur son visage. Il saisit à la fois le tourment, la détermination et la révolte. Elle se doute qu’il s’agit d’un moment crucial. « C’était à la fois spectaculaire et émouvant, se souvient-elle. Mon père ne s’engageait jamais légèrement. Il se doutait que sa décision était de nature à bouleverser sa vie. Mais je pense qu’il ne savait pas à quel point. »

    Le médecin invite l’avocate à revenir dans son bureau. Elle le regarde, étonnée et reconnaissante, mais ne veut pas qu’il y ait entre eux le moindre malentendu. « Professeur, je vous demanderai publiquement à la barre : “Si Marie-Claire était venue vous consulter, qu’auriez-vous fait ?” » Il la fixe dans les yeux : « Je l’aurais avortée. » Elle insiste : « Je vous demanderai aussi : “Si votre fille, à 17 ans, était venue vous dire qu’elle était enceinte.” » Il ne baisse pas le regard : « J’aurais essayé de la convaincre de mener sa grossesse à terme. Si elle avait refusé, je l’aurais fait avorter. » C’est ainsi, dira Gisèle Halimi, que « Paul Milliez est devenu mon témoin capital ». Elle savait qu’en dépit de multiples pressions il ne se dégonflerait pas.
    Le 22 novembre 1972, à l’issue du procès de Bobigny, Gisèle Halimi (à gauche), avocate de la jeune Marie-Claire Chevalier (au 1er plan) accompagnée de sa mère (derrière elle), parle aux journalistes. Le verdict de ce procès, à savoir la relaxe de la jeune fille et de 3 autres femmes qui se sont fait avorter, est l’acte déclencheur du processus qui conduit au droit à l’avortement en 1974 en France.
    Le 22 novembre 1972, à l’issue du procès de Bobigny, Gisèle Halimi (à gauche), avocate de la jeune Marie-Claire Chevalier (au 1er plan) accompagnée de sa mère (derrière elle), parle aux journalistes. Le verdict de ce procès, à savoir la relaxe de la jeune fille et de 3 autres femmes qui se sont fait avorter, est l’acte déclencheur du processus qui conduit au droit à l’avortement en 1974 en France. KEYSTONE-FRANCE / KEYSTONE-FRANCE

    Le jour J, ce 8 novembre 1972, il est donc là. A Bobigny. Les abords du tribunal correctionnel ont été pris d’assaut par des groupes de militantes du Mouvement de libération des femmes et de Choisir qui manifestent bruyamment leur soutien aux quatre accusées, galvanisées par la relaxe de Marie-Claire, obtenue trois semaines plus tôt au tribunal pour enfants. Une victoire éclatante pour Gisèle Halimi qui sait cependant que la bataille la plus importante reste à livrer. Car ce jour, c’est la mère de Marie-Claire et ses trois complices qui vont être jugées. Et la compassion dont avait fait preuve le premier tribunal ne sera plus à l’ordre du jour.

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    « Mon devoir était d’aider cette femme »

    Le professeur Milliez est appelé, après Michel Rocard, à la barre des témoins. Et d’emblée, sans même qu’on lui pose la question, il affirme, d’une voix ferme, qu’il aurait aidé Mme Chevalier, si elle était venue le consulter, et qu’il aurait fait son « devoir », comme il l’a toujours fait lorsqu’il s’est trouvé confronté à « des cas dramatiques » similaires. Il va même plus loin en confiant avoir personnellement réalisé un avortement, à l’âge de 19 ans, alors qu’il était externe à l’hôpital Ambroise-Paré de Boulogne. La femme – une mère de quatre enfants abandonnée par son mari – était arrivée exsangue à l’hôpital après une tentative d’avortement ratée.

    « Cela n’est pas faire acte d’avortement, c’est réparer les conséquences », avance le président du tribunal. Non, rétorque Milliez. « Si je n’étais pas intervenu, sa grossesse se serait poursuivie. Je ne peux pas vous dire que j’ai fait cela sans troubles de conscience. J’étais alors catholique pratiquant. Mais j’ai considéré que mon devoir était d’aider cette femme dans la situation difficile où elle se trouvait. » Dans un livre d’entretiens écrit avec Igor Barrère en 1980 (Médecin de la liberté, Seuil), le professeur reviendra sur le cas de cette ouvrière désespérée qui avait introduit des queues de persil dans son vagin, espérant atteindre l’utérus, mais n’avait nullement enrayé sa grossesse. « Si vous ne l’avortez pas, savez-vous ce qu’elle va faire ?, lui avait dit alors son infirmière. Elle n’a plus qu’à aller se jeter dans la Seine. Enceinte, elle va perdre son emploi, n’aura aucun moyen de subsistance, ne pourra plus nourrir ses quatre petits… » La situation avait paru insoluble au jeune externe qui l’avait donc avortée.
    Lire aussi Gisèle Halimi, défenseuse passionnée de la cause des femmes, est morte

    « Depuis, continue le professeur à la barre des témoins, j’ai favorisé un certain nombre d’avortements, pas seulement thérapeutiques mais aussi sociaux. » Cela concerne notamment les filles violées qu’il choisit d’aider systématiquement (comme les nombreuses victimes d’inceste, « des gamines enceintes de leur père », précisera-t-il plus tard à Igor Barrère). Mais aussi d’autres femmes en situation de détresse financière. Car l’injustice sociale le révulse. « Il n’est pas d’exemple qu’une Française riche ne puisse se faire avorter, soit très simplement en France, soit à l’étranger. On a toujours assez d’argent dans ces cas-là pour un avortement fait dans de bonnes conditions. Les femmes pauvres, je ne les voyais qu’une fois qu’elles avaient fait leur tentative d’avortement. Mais quelle tentative et dans quelles conditions ! J’ai vu mourir des dizaines de femmes après des avortements clandestins. » Et le médecin de raconter, avec colère, la situation avant-guerre d’une de ces ouvrières de chez Renault « qui donnait deux mois de salaire à un médecin marron pour faire commencer l’avortement que je terminais douloureusement, à l’hôpital, sans anesthésie, parce que mon patron chirurgien, bien que socialiste très mondain, jugeait qu’il fallait que la femme s’en souvienne ».
    Conseils aux avorteurs

    Le président lui demande alors ce qu’il pense des avorteuses professionnelles. Paul Milliez répond qu’il désapprouve celles qui en tirent profit mais que les médecins français devraient comprendre qu’ils ont précisément là « un devoir à remplir ». Et il va plus loin dans la confidence : lui, médecin « foncièrement hostile » par principe à l’avortement, a prodigué pendant des années ses conseils aux avorteurs. « Comme je voyais mourir à Broussais des femmes avortées par des gens qui n’étaient pas qualifiés, j’ai bien été obligé de faire de l’enseignement ! J’ai répété à mes infirmiers, à mes étudiants, pendant des mois, qu’on n’avait pas le droit de faire un avortement sans faire de la pénicilline parce qu’une femme qui est avortée sans antiseptique a de grands risques de faire un accident. » Faire preuve de pragmatisme, affronter la réalité, tendre la main aux femmes… et se résoudre à l’avortement « quand il n’y a pas d’autre possibilité ».

    La solution, dit-il, est indiscutablement la contraception. « Il faut permettre aux femmes qui ne veulent pas d’enfants de ne pas attendre d’enfants. C’est à la femme de choisir. Ce n’est pas à nous d’imposer nos conceptions d’hommes, et d’hommes riches. » Quant à la loi de 1920, « inique », « mal faite », elle devrait d’urgence être changée. « Il faut que les femmes puissent avoir recours à la contraception et que, dans certains cas, elles puissent se faire avorter. Voilà la position du chrétien que je suis. »

    Le professeur était donc allé bien au-delà de ce que pouvait espérer l’avocate. Elle posera pourtant les questions qu’elle lui avait annoncées le soir de leur première entrevue. Et aux deux, il répondra positivement, avouant toutefois son déplaisir à comparaître dans ce procès – « Ne croyez pas, Me Halimi, que cette déposition ne me coûte pas, elle me coûte lourdement » – en même temps qu’un sentiment de devoir à l’égard de Marie-Claire. « Si ma femme avait été veuve, sans argent, avec des enfants, je suis sûr qu’elle aurait pris la même attitude que Mme Chevalier. Elle aurait fait avorter sa fille de 16 ans et elle aurait eu raison. »
    Blâme public au professeur

    Voilà. Un grand catho élevé chez les jésuites, père de six enfants, avait exposé la caducité d’une législation répressive totalement déconnectée de la réalité. Il avait confié ses tourments et scrupules en décrivant avec justesse l’hypocrisie d’un système mortifère. Une déferlante allait s’abattre sur sa tête.

    D’abord, il fut convoqué par le ministre de la santé, Jean Foyer, en présence du président du conseil national de l’ordre des médecins. Le ministre, lui-même très catholique, tenait à lui exprimer sa désapprobation à l’égard des propos tenus à Bobigny. Milliez s’est cabré : comment accepter l’injustice ? Comment se satisfaire d’une situation dans laquelle les femmes pauvres restent démunies et traquées, quand les femmes riches peuvent avorter sans risques dans des pays voisins ? « Ce n’est pas une raison pour que le vice des riches devienne le vice des pauvres », rétorqua Jean Foyer. Dès le lendemain, le conseil de l’ordre des médecins infligeait un blâme public au professeur qui en fut stupéfait – aucune procédure habituelle n’avait été respectée – et atteint.
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    « Il ne regrettait rien, bien sûr, affirme sa fille Françoise. Il avait agi en son âme et conscience. Et nous, sa famille, adhérions à son éthique et le soutenions avec admiration. Oui, j’avais ressenti un certain choc en entendant qu’il aurait fait avorter sa propre fille si elle avait connu la détresse d’une grossesse non voulue. C’était… si étonnant cet aveu dans un tribunal ! Si personnel ! Mais justement. Cela prouvait son amour et sa profonde sincérité. »

    Jacques Milliez, son fils, né en 1943, avait passé l’oral de l’internat de médecine en 1967 en planchant sur la question : « Complications des avortements criminels ». Un sujet auquel il avait lui aussi été confronté, très tôt, en voyant débarquer aux urgences de l’hôpital des femmes sauvagement avortées. Lui-même, gynécologue, dit avoir pratiqué des avortements clandestins, dans les années 1970, lors de ses nuits et week-ends de garde, en liaison avec le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception. « Tous les copains le faisaient, dit-il. Notre obsession était moins la liberté des femmes à disposer de leur corps que l’urgence de réduire la mortalité maternelle et les séquelles abominables d’avortements clandestins. »
    Réaction outrée des bourgeois

    Des discussions avec son père ? Non, il ne s’en souvient pas. Il avait quitté le nid familial et plongé avec fougue dans son métier. Mais des répercussions de Bobigny, oui ! De la hargne de grands patrons jaloux et hypocrites qui envoyaient leurs maîtresses avorter en Suisse mais reprochaient à Milliez sa compassion pour les femmes pauvres. De la réaction outrée des milieux bourgeois, ultraconservateurs et bien-pensants, qui tournèrent le dos à Milliez, forcément influencé, selon eux, par ses amis communistes (depuis la Résistance) et gauchistes. Et de la rancœur d’une partie de l’Eglise qui ne pardonnait pas au professeur son éloignement du dogme et cette phrase, prononcée dans un entretien au Monde, trois semaines après Bobigny : « Je ne vois pas pourquoi nous, catholiques, imposerions notre morale à l’ensemble des Français. »
    Lire aussi un entretien avec Paul Milliez (1972) : Article réservé à nos abonnés « Je ne vois pas pourquoi nous, catholiques, imposerions notre morale à l’ensemble des Français », déclare le professeur Paul Milliez

    « Un jour où je remontais les Champs-Elysées pour aller au cinéma avec mon mari, se rappelle Françoise Guize-Milliez, la manchette d’un journal populaire affichée sur un kiosque m’a horrifiée : “Le professeur Milliez avoue avoir fait 1 000 avortements.” C’était dingue. Tout et n’importe quoi était décidément colporté. Ma grand-mère, qui vivait alors dans une pension de famille à Neuilly, retrouvait sous sa porte des messages accusant son fils d’être un assassin. Cela a plongé mon père dans un grand désarroi. » En 1973, l’Académie de médecine lui refusa une place à laquelle il pouvait naturellement prétendre. En 1974, il reçut un nouveau blâme du conseil de l’ordre sous un prétexte fallacieux, suscitant la réaction indignée de médecins anciens résistants qui dénoncèrent « une machination » destinée à faire taire ou abattre « un médecin de réputation mondiale, homme de cœur, de progrès et de courage ».

    Pendant ce temps, des Françaises de tous âges et de toutes conditions, alertées par le tumulte autour de Bobigny, se tournaient vers le professeur pour avoir de l’aide. Des centaines de lettres lui parvinrent à l’hôpital Broussais ou à son domicile, qui étaient autant d’appels au secours. Il répondait comme il pouvait, conseillait, rassurait. Il adressait telle patiente enceinte à un gynécologue de ses connaissances, fixait en urgence un rendez-vous à telle autre qu’il pressentait en grand danger. Ces lettres qu’il a remises un jour à Gisèle Halimi, conscient de leur intérêt historique, et qui sont, pour certaines, publiées sur le site de Choisir, dressent le tableau d’une époque où l’éducation sexuelle et la contraception n’existaient pas, ou peu ; où les femmes pauvres souffraient d’un grand isolement et d’un manque quasi total d’information ; et où l’annonce d’une grossesse non désirée suscitait panique et désespoir.

    22 novembre 1972

    Monsieur,

    Je m’excuse de vous déranger, mais peut-être êtes-vous mon salut, mon seul refuge, de vous dépend ma vie. Voici : je suis enceinte et ne veux absolument pas de cet enfant, en ayant déjà cinq et un mari malade du cœur. J’ai fait tout ce que je pouvais pour faire une fausse couche mais rien n’y fait. J’ai donc pris une assurance-vie et ainsi, je pourrai me suicider sans laisser mon mari et mes enfants dans le besoin du moins dans l’immédiat car n’étant pas riche, je n’ai pu prendre une assurance-vie de plus de 3 200 000, j’écris en anciens francs. Mais ce qui m’ennuie le plus dans ce projet, c’est mon petit garçon de 3 ans. Il est toujours derrière moi et dès qu’il ne me voit plus, il m’appelle et me cherche partout (…) Aussi, je vous demanderai si vous pouvez quelque chose pour moi SVP, ou si vous ne pouvez pas, ce que je comprends très bien à cause de la loi, pouvez-vous me donner l’adresse et le montant d’une clinique en Angleterre SVP. Je vous en prie, Professeur, essayez. Seulement je vous demanderais de me répondre vite SVP, car la 24e semaine se termine le 10 décembre. (…)

    Réponse du professeur

    Madame,

    Venez me voir le plus rapidement possible, dès samedi matin 2 décembre, si ma lettre vous arrive à temps. Avec mes sentiments dévoués.

    26 novembre 1972

    Docteur,

    J’ai 21 ans et je suis enceinte de cinq mois et demi, je travaille dans la ferme avec mes parents. Je viens vous demander de me faire avorter, je ne voudrais pas avoir des inconvénients avec ma santé plus tard. (…) S’il vous plaît, merci de me dire le nombre de jours d’hospitalisation et le prix que je dois verser. Ou alors s’il y a un médicament à prendre pour provoquer une fausse couche. (…)

    Réponse du professeur

    Mademoiselle,

    Il n’est pas question, à cinq mois et demi, de vous faire avorter. Ce serait folie. On risquerait de vous tuer et de tuer un enfant vivant. Réfléchissez à ce crime. Je suis naturellement prêt à vous voir dans mon bureau à l’hôpital Broussais. Avec mes sentiments dévoués.

    29 novembre 1972

    Docteur,

    Je viens par ce petit mot vous faire part de mon problème. Voilà, je suis enceinte de trois semaines. J’ai déjà trois garçons et je n’ai que 25 ans. Je ne voudrais pas le garder, car trois, j’estime que j’en ai assez. Mon mari ne le sait pas. Je viens voir si vous pourriez pas m’avorter. Dites-moi combien vous prenez, car, vous savez, je ne suis pas bien riche. (…)

    Réponse du professeur

    Madame,

    Je ne suis pas un avorteur, et je n’ai pas coutume de faire payer des malades qui sont dans une situation modeste. Il faut vous adresser à (…).

    Recevez, Madame, l’expression de mes respectueux hommages

    8 mars 1973

    Professeur,

    Je vous écris car j’ai lu un de vos articles dans Détective sur l’avortement et je suis de ce cas-là. Je suis fille mère, j’ai déjà deux petites filles de 4 et 2 ans. Je ne veux pas du troisième que je porte. Je suis enceinte de deux mois et demi. Professeur, pouvez-vous faire quelque chose pour moi ? Car je suis bien embêtée, je travaille en usine, mais je n’arrive pas assez à gagner ma vie pour moi et mes deux gosses. Pouvez-vous me répondre, Professeur, ou me donner un RDV ? Pouvez-vous me le faire passer ? (…)

    Réponse du professeur

    Mademoiselle,

    Il faut que je vous voie le plus vite possible. Venez le samedi matin 17 mars à 8 h 45 à mon bureau de l’hôpital Broussais. Avec mes sentiments dévoués.

    En décembre 1974, Paul Milliez fut victime d’un accident opératoire qui le plongea dans le coma. Soigné avec ferveur par ses élèves, il revint à lui mais dut lutter plusieurs années pour retrouver l’usage total de son corps, ce qui ne l’empêcha pas de continuer ses consultations à Broussais, de poursuivre ses recherches en demeurant l’un des plus grands spécialistes de l’hypertension artérielle, d’être appelé en consultation auprès de nombreux chefs d’Etat étrangers, de dénoncer aux côtés des étudiants et des infirmières la misère des hôpitaux, de défendre « la fonction sociale du médecin-citoyen » et de mener une multitude de combats dans de nombreux pays du monde, fidèle notamment à la Palestine et au Liban. Quand il s’est éteint, en 1994, à l’âge de 82 ans, Le Monde publia un long article d’hommage intitulé « Le courage du croisé ». C’est l’image qu’en gardait Gisèle Halimi, à jamais reconnaissante à ce médecin ardent de son intervention décisive à Bobigny.

    Annick Cojean

    #Paul_Milliez #Avortement #Procès_Bobigny