instaurer un être pour gérer une population, 1800-1865

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  • Le vaccin et ses simulacres : instaurer un être pour gérer une population, 1800-1865 | #Jean-Baptiste_Fressoz (2011)
    https://journals.openedition.org/traces/5368

    L’article montre comment le #vaccin contre la #variole a été construit comme un objet parfaitement bénin et efficace, notamment à partir des expérimentations humaines.

    A partir de 1800 on commence à vacciner contre la variole en inoculant la vaccine (aka cowpox, ou variole de la vache), une maladie bénigne qui protège contre la (vraie) variole (aka petite vérole).
    Cette vaccine c’est du pus de pustule de cowpox de personne vaccinée précédemment. On peut donc dire littéralement que le vaccin « se transmet de bras à bras » (et que c’est assez dégueu).
    Plusieurs problèmes et questions se posent alors. D’abord, pour ne pas perdre le vaccin, il faut ne pas cesser de vacciner. On va pour ça utiliser des enfants trouvés et en faire des « dépôts de vaccin ». Ils serviront aussi à plusieurs expériences plus ou moins dangereuses pour définir les compétences du vaccin (notamment pour savoir s’il transmet les maladies dont serait porteur le vaccinifère).

    En 1800, le vaccin est un être nouveau. On ne sait ni ce qu’il est, ni ce qu’il peut. Nombreuses sont les vaccinations malheureuses. C’est aussi un être rare et transitoire : son existence dépend de sa transmission. Si les médecins n’ont plus de sujets à vacciner, il disparaît. Les tentatives de conserver le pus ex vivo, dans des plaques en verre, des tubes capillaires, des fioles vidées d’air ou remplies d’azote, ne sont pas concluantes et les vaccines réussissent bien mieux lorsqu’elles se font avec de la matière fraîche, de bras à bras. Aussi, pour conserver et transporter ce virus protecteur, les médecins doivent organiser des chaînes vaccinales. Tout au long du XIXe siècle, les enfants trouvés en constitueront les maillons indispensables.

    [...] L’instrumentalisation biologique de la misère n’effarouchait pas les parents. Ils suspectent la santé des enfants abandonnés ; fruits des turpitudes, ils craignent qu’ils ne transmettent la syphilis, ils demandent à inspecter leurs corps et préfèrent le pus des enfants légitimes. Ils reprochent au système d’être dangereux, jamais d’être inhumain.

    Les enfants des hospices servirent également de terrain d’essai : les vaccinateurs acquirent sur eux les savoir-faire et l’expérience nécessaire pour juger des bonnes et des mauvaises vaccines. Comme sur ces enfants les accidents pouvaient être passés sous silence, les vaccinateurs ne risquaient pas de subir les récriminations des parents et d’alimenter les traités anti-vaccinistes.

    Au départ, les médecins qui ignorent tout de la vaccine ont besoin d’identifier ses phénomènes et d’apprendre à les reproduire avec régularité. Le Comité [de vaccine] établit, par exemple, le laps de temps nécessaire à la vaccination pour donner une protection efficace en organisant des contre-épreuves varioliques sur 40 enfants : on commence par insérer vaccin et variole en même temps avant de retarder jour après jour la seconde inoculation. Autre problème : à quel âge peut-on vacciner ? Le Comité opère sur des enfants de plus en plus jeunes, jusqu’à vacciner des prématurés. Aucun âge ne lui paraît défavorable. Il se pourrait aussi que la préservation de la vaccine ne soit que locale. On inocule donc la petite vérole aux extrémités opposées aux points de vaccination. Les vaccinateurs essaient aussi de reproduire des accidents : ils déposent du pus dans la gorge ou sur les muqueuses nasales afin d’étudier les complications respiratoires liées à la vaccine. De même, pour comprendre les éruptions vaccinales, ils mettent la peau à vif et déposent quelques gouttes de vaccin. Le sujet écope d’une plaie gangréneuse. À l’intérieur des hospices, l’expérimentation humaine se banalise. Les enfants trouvés servent ainsi de corps-tests : si après une vaccine, une maladie éruptive se déclare, on leur inocule le pus incriminé pour vérifier qu’il ne s’agit pas d’une petite vérole.

    Des essais furent aussi menés dans le but de réfuter le risque de contamination par la vaccine : Alibert vaccine des dartreux, des scrofuleux et des teigneux en faisant passer le pus des uns aux autres, sans constater de contaminations croisées. Cullerier et Richerand reportent du vaccin pris d’enfants syphilitiques sur des enfants sains sans les infecter. Ces expériences dangereuses et très critiquées furent réalisées sur quelques enfants seulement. Elles eurent pourtant des conséquences considérables : durant tout le siècle, après des cas hypothétiques de contamination syphilitique, les médecins invoquent, pour dédouaner la vaccine, les grandes expériences qu’aurait réalisées le Comité au début des années 1800. En somme, grâce à l’expérimentation sur les enfants trouvés, le Comité explore et définit les compétences du vaccin. Le programme philanthropique d’un virus absolument bénin qui peut être inoculé à tous commence à prendre consistance.