« On ne peut pas rêver trop grand quand la précarité prend toute la place »

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  • « On ne peut pas rêver trop grand quand la précarité prend toute la place »

    Cette semaine, Djamila (son prénom a été modifié), 21 ans, raconte la difficulté d’étudier quand on ne sait pas comment réussir à remplir son frigo.

    La première fois que je suis allée à une distribution alimentaire, c’était il y a quelques semaines, un jeudi soir, dans le 20e arrondissement de Paris. C’est la mission locale qui m’a conseillé d’y aller : j’ai été étonnée de voir que nous étions si nombreux, mais aussi agréablement surprise par l’énergie et la chaleur des bénévoles de l’association Linkee. En rentrant chez moi, j’ai pu me faire une ratatouille avec tous les légumes que j’avais récupérés, franchement c’était un miracle pour moi de me cuisiner un vrai truc ! Je garde aussi un souvenir ému d’un excellent muffin aux fruits rouges : iconique, j’ai adoré.

    Si ça pouvait être comme ça tous les jours, ce serait génial… Quand il n’y a pas un rond, ce qui est très fréquent, il n’y a même plus l’envie de manger. Je garde une collection affolante de tickets de caisse Lidl (je connais tous les prix par cœur) et c’est tout le temps la même chose : lait, « pain rustique », spaghettis, nems au crabe, nems à la crevette. C’est dur d’avoir une alimentation variée. Je mange seulement un repas par jour, parfois aucun. En fait, je n’arrive plus à aimer ce que je mange. Je me rends compte que j’ai perdu du poids. A force de galères financières, on finit par ne plus avoir envie de prendre soin de soi. A deux reprises, au petit matin, je me suis réveillée avec tout le corps qui tremblait : d’un seul coup, je vois trouble, j’ai le cœur qui palpite et je manque de m’évanouir… J’ai été obligée d’aller toquer chez mes voisins pour qu’ils me viennent en aide.

    Depuis que je suis à Paris, j’habite dans la même résidence Crous (Centre régional des œuvres universitaires et scolaires). Je viens de Wattrelos, près de Roubaix. J’ai décidé de quitter le domicile familial juste après le bac, à 17 ans, pour mes études. Aujourd’hui, j’ai 21 ans et j’ai choisi de faire une pause. Mais quand j’ai entamé à la rentrée 2019 une double licence en anglais et lettres modernes à la Sorbonne, j’ai tout de suite bénéficié d’une bourse, échelon 6.

    Ils sautent aussi des repas

    Mes deux parents sont au #chômage. Mon père touche l’allocation adulte handicapé – 1 076,00 € par mois. Ils ont tous les deux une santé fragile, ça n’aide pas pour travailler. Ils n’ont pas de diplôme, à part ma mère qui a un CAP de couture. Ils se partagent les 1 076,00 € à quatre, en comptant mes deux frères qui sont toujours chez eux. Une fois qu’ils ont payé toutes les factures, il ne reste plus rien. Ils croulent sous les rappels des différents organismes qui leur réclament l’argent dû. Eux aussi, ils sautent des repas. Mais dès qu’ils peuvent, ils m’envoient des petites sommes via Western Union. 20 €, 40 €… ça ne suffit pas mais c’est toujours mieux d’avoir 1 € que rien du tout. On est très solidaires : moi aussi je leur ai déjà envoyé de l’argent. On s’aide quand on est dans des situations vraiment urgentes.

    « Ce n’est pas possible d’aller étudier en sachant qu’en rentrant on ne pourra pas manger correctement »

    Avec ma bourse, je recevais autour de 480 € par mois, versés sur dix mois – depuis, ça a un peu augmenté. Mais cette année je n’y ai plus droit, du fait de mon choix de faire une pause dans mes études. Il faut dire que j’ai recommencé trois fois ma première année de licence : je n’ai pas réussi à la valider. Je suis censée être déjà en master mais ce n’est pas possible d’aller étudier en sachant qu’en rentrant on ne pourra pas manger correctement.

    C’est un cercle vicieux. L’aspect financier a un impact énorme sur le mental et sur les études. Il y a toujours ce retour de bâton qui nous ramène à la réalité dure et crue de notre statut social. Ce sentiment d’échec m’affecte : de la maternelle au lycée, j’ai toujours eu un parcours linéaire de bonne élève. Maintenant j’ai l’impression d’un gouffre avec mes amis qui, eux, ont continué d’avancer. L’impact est relationnel aussi, je dois refuser des sorties et ça joue sur les amitiés. Je me sens déphasée, à tous les niveaux.

    Remise en question

    Ce qui au départ m’animait – les cours de grammaire, de traduction, de thème… – a fini par être source d’angoisses. C’est même devenu une tannée plus qu’autre chose. J’ai remis en question aussi mon orientation : peut-être ne devrais-je faire qu’une mono licence finalement ? Ne faire que des lettres, alors que l’anglais me fascine ? On ne peut pas viser trop haut quand la précarité prend toute la place, on ne peut pas se permettre de rêver trop grand.

    Je me dis parfois que j’aurais dû faire mes études à Lille. Aller à Paris est une expérience sociale plus qu’académique. J’ai appris plein de choses sur l’administratif, ça c’est sûr ! Je suis allée en mairie pour demander de l’aide cet été – je n’avais aucune ressource, la bourse s’arrête en juillet et août. J’ai dû aller au centre d’aide sociale pour demander des cartes pour m’alimenter dans des restaurants solidaires. J’ai entamé la procédure d’inscription à la mission locale : je viens de signer un contrat d’engagement jeune (#CEJ). Je vais faire ça pendant un an pour mettre de l’argent de côté et reprendre mes études plus sereinement, sans être accablée par le manque. Dans le cadre du CEJ, je cherche une formation dans l’audiovisuel ou le professorat. C’est rémunéré 520 € par mois. A peu près le même montant que la bourse.

    Ma bourse comme source de revenus

    Je n’ai toujours eu que ma bourse comme source de revenus. Je paye 365 € de loyer. Avec les aides au logement, ma chambre de 19 mètres carrés me revient à 215 €. Une fois toutes les factures payées, il me reste environ 150 € pour manger pour le mois. Chaque jour, je fais un tableau pour voir ce que je dois acheter et ce que je peux dépenser. Le métro aussi, ça coûte cher… Avec l’inflation, j’essaie de mettre le plus d’argent possible dans un paquet de pâtes à 70 centimes que dans un carré de beurre à 2 €. Le frigo est vide. Hier, j’ai dû acheter un paquet de mouchoirs à 2,95 €. Mais il me fallait ces mouchoirs : ça a été un choix, comme toujours. Et je n’ai pas pris le taboulé.

    De septembre à novembre, j’ai essayé de postuler à droite à gauche mais je n’ai jamais été prise. J’ai essayé dans un collège, dans des boulangeries, des épiceries, un magasin pour enfants… rien n’a marché. La mission locale, c’était ma dernière option, je ne pouvais pas rester à ne rien faire. J’aimerais bien devenir bénévole à Linkee aussi. Cette pause va me permettre de réfléchir à ce que je veux et de retrouver la motivation pour mes études. C’est comme reconstruire pour mieux repartir.

    Suis-je en colère ? En fait, je suis dans l’indignation totale, en plus de me sentir impuissante. Mais je garde espoir. J’aimerais être enseignante en université. J’ai envie de me prouver que c’est possible, que les portes restent ouvertes pour tout le monde. Même si, pour certains, il est bien plus dur de les ouvrir.

    https://www.lemonde.fr/campus/article/2023/01/08/on-ne-peut-pas-rever-trop-grand-quand-la-precarite-prend-toute-la-place_6157

    #étudiants #précaires